Partie 5

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Krane sursauta sur la couverture, tiré d’un sommeil épouvantable par la mort qu’il s’était donné à la fin de son rêve. Machinalement, il grimaça et massa l’arrière de son crâne, là où la balle avait percé l’os et déchiré la chair. Même si la douleur n’était qu’un reliquat de souvenir, elle n’en restait pas moins infernale et pulsait avec violence sous ses doigts. Il soupira et ouvrit les yeux. Sa paupière droite cligna plusieurs fois avant de s’immobiliser, mais son œil gauche s’entêta à rester fermé, pris au piège entre les gonflements de sa pommette et de son arcade sourcilière. Un nouveau soupir lui échappa tandis qu’il se remémorait les événements de la journée les uns après les autres. Il avait été viré, frappé et précipité vers une mort dont il n’avait réchappé que de justesse. Que pouvait-il lui arriver de pire, désormais ?


— La princesse se réveille enfin ! railla une voix masculine tout près de lui. Alors, J.C., on joue les hôtesses de l’air, maintenant ?


L’ex-agent pivota la tête pour apercevoir son interlocuteur. L’uniforme clair l’éblouit sous la lumière des astres ; il leva un bras pour se protéger et plissa l’œil autant qu’il le put. L’homme de taille moyenne se tenait droit, les mains dans le dos. La veste blanche peinait à fermer par-dessus l’embonpoint naissant et les cercles entrelacés sur les épaules brillaient plus faiblement qu’ils ne l’auraient dû. Du visage dissimulé sous une casquette et une paire de lunettes de soleil, Krane ne discerna qu’un rictus dédaigneux qu’il reconnut sans peine.


— Hadjunn… grommela-t-il en s’asseyant. Tu as pris du grade, on dirait. Qu’est devenu ton prédécesseur ? Un fou de plus dans une ville de mer-… ?


La douleur enfla dans sa mâchoire et s’étendit à sa tête tout entière quand la gifle, sauvage et impitoyable, claqua sur sa joue. Pensif, il se massa la zone sensible en souriant. Il ne s’était pas attendu à cela et ne se rappelait pas avoir déjà vu Dalavine lever la main sur qui que ce soit dans un accès de rage. L’air innocent, ce dernier se tenait toujours aussi droit, les mains dans le dos, comme s’il n’avait pas bougé, qu’il n’était pas celui qui avait frappé.


— J’avais maigre espoir que tu aies changé avec le temps et je constate que je ne me suis pas trompé. Tu es de loin l’homme le plus détestable que je connaisse, critiqua le Caper.


— Ça, c’est seulement parce que vous, les Malkériens, vous passez plus de temps sur un ordinateur qu’à discuter avec les autres. Sinon tu saurais qu’ici le numéro un, c’est le Maire et ensuite… c’est toi.


Une lueur de défi dans le regard, Krane attendit le prochain coup, prêt à riposter, mais la sentence ne tomba pas. À la place, l’homme recula d’un pas, souleva sa casquette et lissa ses cheveux poivre et sel. Presque déçu, l’ex-agent en profita pour détailler les nombreuses rides sur le front de son adversaire, ainsi que la domination des poils blancs sur les poils noirs. Il fut choqué de constater la vieillesse de sa chair. Il l’avait connu si jeune qu’il venait à peine de devenir garde et s’en vantait à qui voulait bien l’entendre. Aujourd’hui, il occupait l’un des plus hauts grades de sa fonction et nourrissait, à l’égard de Krane, une haine que trente longues années n’avaient pas su estomper.


— Tu as gardé exactement la même tête à claque que dans mes souvenirs, fit Hadjunn avec mépris.


— Toi, tu as vieilli, tu as grossi et tu as l’air fatigué. On ne dirait pas un privilège, cette promotion.


Gêné, Dalavine se racla la gorge bruyamment et jeta un coup d’œil inquiet au médecin et au garde qui attendaient toujours en dehors de la cellule. Même s’ils semblaient perturbés par l’échange, ils ne pipèrent mot et obéirent quand, d’un geste de la main, il les congédia.

Krane avait touché un point sensible et s’en félicitait. Il avait toujours pensé que le poste de Caper relevait plus de la punition que de la promotion. À l’instant, l’on venait de lui en donner confirmation. Les soleils jumeaux formaient un mal que les gradés et les riches de Malker fuyaient pour se rapprocher du sol et se noyer dans les ombres des immeubles ; ainsi, les privilégiés habitaient les bas-fonds et les plus démunis, les hauteurs. Il paraissait donc inconcevable qu’un homme sain d’esprit se porte volontaire pour un poste sur les toits de la ville. Hadjunn avait dû faire une connerie qui n’avait pas plu à ses supérieurs.


— On n’est pas si différents, toi et moi, se moqua Krane. Tu as fait une erreur et tu en paies le prix.


— Tiens donc ! Le grand agent que tu es en a fait une ? Je me demande bien ce que cela peut être… Oh ! En fait, tu sais quoi ? Je m’en fiche. Tu es une erreur. Je suis content d’apprendre que tes employeurs ont fini par s’en rendre compte.


— Et toi, alors ? Quelle erreur as-tu pu faire pour finir en prison ? Je t’imaginais déjà prendre la place du Maire, pas celle du vieux Caper qui pourrissait ici avant toi.


Dalavine tiqua. Il savait pertinemment que son ennemi ne pensait pas ses mots, mais il ne pouvait s’empêcher d’y réagir. Il n’avait jamais voulu diriger cette ville ; pourtant, peu importait le nombre de fois où il l’avait répété au Maire, celui-ci n’avait pas voulu l’écouter. Jour après jour, son amour pour Malker s’effritait, laissait place à une haine incommensurable. Celle-ci était née dès l’instant où il avait été accusé de conspiration et de trahison, sans qu’aucune preuve ne soit donnée. Ses supérieurs étaient les seuls à blâmer : c’étaient eux qui avaient transformé un homme loyal en traître potentiel.


— En fait, c’est de ta faute, avoua Hadjunn. J’ai été soupçonné de trahir la Mairie en essayant de te venir en aide. Pour quoi, je n’en ai pas la moindre idée.


— Tu rigoles ? Je n’ai pas mis les pieds sur Malker depuis trente ans ! Et si cela ne tenait qu’à moi, j’aurais continué sur ma lancée. Où le Maire a-t-il la tête ? Si je voulais me trouver des alliés, je ne choisirais pas des gens qui veulent me tuer…


— Ses décisions sont parfois… mais c’est un homme comme un autre, il est surmené et manque de sommeil.


— Le Maire ne dort pas ?


— C’est classé confidentiel, précisa le Caper.


Krane fronça les sourcils, arrachant une nouvelle vague de douleur à son œil fermé. Si une telle information était diffusée en ville… le Maire serait jugé « inapte à assumer son rôle » et destitué. Qu’est-ce qui pouvait pousser Hadjunn à lui dévoiler un fait de cette importance ?


— Ne fais pas cette tête, ce secret ne sortira pas d’ici. Peu importe tes projets en ville, tu n’en feras rien. Tu es en état d’arrestation et ta peine sera jugée à la hauteur des tes « exploits ». Jusqu’à ton procès, tu resteras dans cette cellule. Ce n’est pas comme si tu avais un autre endroit où aller de toute façon. Bienvenue sur Malker, Krane. J’espère que ce séjour en prison sera le pire de ta vie.


Sans un mot de plus, un large sourire aux lèvres, le Caper tourna les talons et quitta la cellule. Seul et enfermé, l’ex-agent s’allongea sur sa couche, choqué par la nouvelle. Il pensait que rien ne pouvait plus ruiner sa journée et contemplait maintenant la profondeur de sa méprise. Tout était toujours pire sur cette cité de malheur.

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