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 Les interrogatoires eurent lieu dans la salle de réunion. En attendant leur tour, les cadres s’installèrent dans la salle de pause et burent des verres tout en insultant copieusement Rochard. Qui était-il pour leur interdire de quitter l’étage ?
 Pour tout le monde, il ne faisait aucun doute que Rochard était envieux de leur réussite. On était tous d’accord pour dire qu’il avait un salaire minable, bossait au sous-sol, était marié à une femme ignoble qu’il ne touchait jamais, habitait dans une cage à lapin qu’il appelait maison et que ses gosses étaient inscrits dans une école publique. En d’autres termes, un minable total. Alors, quand Monsieur Vermont lui avait demandé de les interroger, eux qui se faisaient en une journée ce qu’il gagnait en une année, il ne faisait aucun doute qu’il avait dû sauter de joie. Comme disait Srzenski, il avait enfin l’opportunité de prendre sa petite revanche puérile sur tous ceux qui avaient mieux réussi que lui.
 Spade fut le premier à être interrogé. Lorsqu’il sortit quelques minutes plus tard de la salle de réunion, tous ses collègues se massèrent autour de lui et voulurent savoir comment ça s’était passé. Spade, d’habitude bavard et blagueur, n’en menait pas large : il était blême et ses mains tremblaient. Il commanda un Scotch, le but d’un seul trait et déclara d’une voix chevrotante :
 « Quelle plaie ce Rochard ! »
 Les cadres se murèrent dans le silence. Ils pensaient tous à la même chose : Rochard devait être un dur à cuir pour avoir réussi à briser l’assurance légendaire de Spade.
 Sam fut le cinquième à être appelé par l’assistant de Rochard. Dans la salle de réunion, assis face au bulldog, Sam essaya de paraître le plus décontracté possible. Il évita de regarder le confesseur qui semblait l’attendre dans un coin de la pièce. Un scanner de pensée était braqué sur Sam.
 « Un scanner de pensée ? demanda Sam qui ne supportait plus le silence et le regard perçant de Rochard. Vous allez donc facilement trouver cet espion !
 – Ne comptez pas trop sur le scanner, rétorqua Rochard. Les bons espions utilisent des techniques d’autohypnose ou de contrôle de flux de pensée qui rendent les scanners inutiles. Pouvons-nous commencer Monsieur Belfort ? »
 Sam acquiesça d’un signe de tête. Rochard le bombarda de questions pendant plus d’un quart d’heure. Il lui demanda quel était son rôle au sein de l’entreprise, depuis combien de temps il y travaillait, quels étaient ses objectifs, s’il avait des affinités avec des groupes d’extrême gauche ou d’extrême droite, quelles étaient ses idées politiques, s’il avait une religion, une femme, des enfants. À chaque réponse, Rochard lorgnait brièvement le moniteur du scanner sans laisser aucune émotion transparaître sur son visage. Il devait faire un super adversaire au poker, songea Sam.
 « Où étiez-vous hier soir ?
 – Je fêtais avec les autres l’anniversaire de Marlon au casino Jupiter.
 – Qu’avez-vous fait ensuite ?
 – Je suis rentré chez moi et j’ai dormi. »
 Sam regretta instantanément sa réponse. Il aurait préféré avoir dit la vérité ; qu’il ne se souvenait plus de ce qu’il avait fait cette nuit, mais sur le moment, cela lui avait paru insatisfaisant, voire suspicieux. Rochard leva légèrement un sourcil et écrivit dans son carnet. Sam déglutit avec difficulté : Rochard n’avait jamais rien écrit dans son carnet depuis le début de l’interrogatoire.
 À la fin de l’interrogatoire, Sam quitta très vite la salle de réunion. Il ne retrouva pas ses collègues dans la salle de pause, mais alla directement à son bureau. Il s’en voulait terriblement d’avoir menti à Rochard. Si ce dernier le soupçonnait, il pourrait le donner en pâture au confesseur qui le viderait de toute sa substance et le transformerait en zombie. Il se gifla violemment comme pour se punir d’avoir été aussi bête.
 Les joues endolories, il détourna son attention vers le vidéocom de son bureau. Le voyant de l’appareil clignotait en rouge ; il avait des messages. Il appuya sur un bouton et l’écran du vidéocom s’alluma. Deux messages n’avaient pas été visionnés.
 Le premier message avait été reçu cette nuit un peu après minuit. Sur l’écran de l’appareil, Sam vit Marlon en compagnie de deux superbes jeunes femmes. Il était totalement ivre. Il voulait savoir où était passé Sam et essayait tant bien que mal de lui faire comprendre qu’il ratait la soirée de sa vie. Marlon était pathétique : il n’arrivait pas à articuler le moindre mot et luttait constamment pour ne pas s’étaler au sol. Sam ne put s’empêcher de rire. Il supprima le message et passa au suivant.
 L’autre message avait été reçu à quatre heures du matin. L’écran du vidéocom resta sombre. Une voix grave et étrangement distordue sortit de l’appareil.
 « Nous avons bien reçu votre cadeau, Monsieur Belfort. Votre mission a été un franc succès, mais il y a juste un petit imprévu. Nous savons de source sûre que tous les membres du conseil d’administration seront interrogés par le service anti espionnage. Ceci n’est qu’un léger contretemps ; nous ne pensons pas que cela puisse entraver nos plans. Voici ce que vous aurez à faire pour ne pas vous faire repérer Monsieur Belfort… »
 Lorsque Sam sortit de son hébétude et comprit ce qu’il était en train d’écouter, il se jeta sur le vidéocom en faisant choir son siège et arrêta le message. Dans les bureaux voisins, tout le monde le regardait à travers les cloisons de verres qui les séparaient. Gêné, Sam leur adressa son plus beau sourire et se dirigea vers la porte de son bureau en ayant l’air le plus normal possible. Il ferma la porte et augmenta l’opacité des cloisons. Une fois à l’abri des regards indiscrets, il se rua sur le vidéocom.
 Il resta un long moment face à l’écran noir de l’appareil. Que venait-il d’entendre ? Était-ce une mauvaise blague ? L’homme à la voix distordue semblait le prendre pour quelqu’un d’autre : il lui parlait comme s’ils se connaissaient, comme s’ils avaient fait quelque chose ensemble, comme s’ils complotaient tous les deux. Non, il devait y avoir une erreur. Pourtant l’inconnu avait prononcé son nom.
 Sam regarda autour de lui comme pour vérifier que personne ne l’observait. Si Rochard tombait sur ce message, il était foutu. Il était bon pour un tête-à-tête avec le confesseur. D’une main tremblante, il relança le message vidéo.
 « Personne ne doit découvrir que vous êtes un infiltré. Nous avons donné bien trop d’argent et de temps pour que vous soyez à cette place aujourd’hui. Monsieur A passera vous voir dans une heure chez vous. Comme vous savez, c’est un professionnel : il gérera la situation. Faites tout ce qu’il vous dira de faire et le service anti espionnage ne vous posera aucun problème. Je dois vous laisser ; attendez Monsieur A chez vous. Supprimez ce message après l’avoir visionné. Nous nous reverrons, Monsieur Belfort ! »
 Sam s’assit sur son bureau stupéfait par ce qu’il venait d’entendre. Il réécouta le message une nouvelle fois, mais n’y comprit toujours rien. D’après le numéro qui s’affichait à l’écran, l’appel provenait d’un vidéocom public. Au bout de la quatrième écoute, il redressa sa chaise et s’y laissa choir.
 Il essaya de se souvenir de ce qu’il avait fait cette nuit. D’après ce message, un certain Monsieur A était passé chez lui vers cinq heures du matin. Il n’en avait aucun souvenir. C’était comme si toute cette nuit avait été arrachée de sa mémoire. Il se voyait trinquer avec ses collègues, et puis, l’instant d’après, il se réveillait dans son lit. Malgré tous ses efforts, Sam n’arrivait pas à mettre la main sur un seul souvenir de cette nuit, aussi flou qu’il pût être. À force de fouiller dans sa mémoire, sa migraine réapparut.
 Si quelqu’un devait être au courant de ce qu’il avait fait cette nuit, c’était Muad. Srzenski l’avait vu quitter la soirée en sa compagnie. Sam appela la secrétaire de Muad. Celle-ci lui apprit qu’il n’était toujours pas arrivé au bureau et qu’il ne répondait pas aux appels. Lorsqu’elle lui demanda s’il voulait laisser un message, il lui raccrocha au nez.
 Sam ne s’était jamais senti aussi seul qu’à cet instant. Le silence de son bureau lui glaçait le sang. Si Rochard tombait sur ce message, il était fichu. Il le supprima donc en espérant que le bulldog ne l’avait pas déjà visionné.
 Il attrapa deux cachets de calmants dans un tiroir de son bureau et les avala à sec. Sam se résigna à se calmer. Il se répéta en boucle que ce message n’avait rien d’une preuve, que n’importe qui pouvait l’appeler pour le faire passer pour l’espion. Ce n’était pas les ennemis qui manquaient : au contraire, tous ses collègues étaient capables d’un tel coup bas. Il souffla longuement et son rythme cardiaque ralentit. Rochard n’avait pas visionné ce message, il en était certain. Sinon, il l’aurait déjà jeté au confesseur.
 Pour finir de se détendre, il ne lui manquait plus qu’un Scotch à l’eau. Sam se dirigea donc vers le bar de la salle de pause. En sortant de son bureau, il croisa Spade qui avait l’air très en colère. Il lui demanda où il allait comme ça.
 « Ce vieux con de Rochard veut encore m’interroger ! Merde ! combien de temps ça va durer cette histoire ? Je lui ai déjà dit tout ce que je sais. »
 Ce fut la dernière fois que Sam parla à Spade. Après son second interrogatoire, le Spade que tout le monde connaissait disparut pour toujours. Il était assis sur un fauteuil roulant poussé par Mayer. Son regard était vide, sa bouche entrouverte et un filet de bave coulait le long de son menton. Le confesseur avait absorbé Spade : il ne restait maintenant plus que son enveloppe charnelle sans aucune âme pour l’habiter.
 Les cadres, qui avaient presque oublié la menace qui pesait sur eux, se turent et observèrent les restes de leur collègue. Le dégoût, mais surtout la terreur, se lisait dans tous les regards. Lorsque Rochard apparut dans la salle de pause, ils baissèrent tous les yeux comme si cela pouvait leur éviter la même fin que Spade.
 « Nous suspections Monsieur Spade d’être l’espion, déclara Rochard toujours aussi flegmatique que d’habitude. Le confesseur a extrait sa mémoire et après une étude de ses souvenirs, nous sommes certains que Monsieur Spade n’est pas l’espion. Nous nous sommes trompés ; les interrogatoires se poursuivent donc. »
 Madame Rolland se leva d’un bond. Elle était sur le point d’éclater : son visage s’empourprait à vue d’œil et elle fustigeait Rochard du regard.
 « Vous vous êtes trompés ? cria-t-elle. Nous allons tous nous faire lessiver le cerveau à cause de votre incompétence. C’est honteux !
 – S’il faut en arriver là pour trouver l’espion… » Avant que Madame Rolland eut le temps de s’indigner, Rochard reprit. « Comprenez bien ceci : aucun d’entre vous n’est irremplaçable. Vous n’êtes que les rouages de la gigantesque machine qu’est Jupiter. Monsieur Vermont et moi même sommes d’accord sur un point : si nous trouvons l’espion sans dommages collatéraux, tant mieux. Mais s’il faut se débarrasser de chacun d’entre vous pour le trouver et bien, tant pis ! Le plus important est de trouver l’espion. »
  Madame Rolland resta bouche bée. Dans la salle de pause, seul le bruit des glaçons dans les verres que l’on buvait cul sec empêchait le silence d’être total.
 « Nous allons faire une pause pour le déjeuner. Vous avez le droit de quitter l’étage pour aller manger, mais n’allez pas trop loin : je veux que vous soyez tous de retour à quatorze heures. »
 Les cadres se dispersèrent en silence. Sam éclusa son Scotch et se dépêcha de quitter la salle de pause : il ne voulait pas rester une minute de plus dans la même pièce que Spade. Son corps sans vie lui faisait l’effet d’une prédiction funeste ; il en avait la chair de poule.
 « Monsieur Belfort ! »
 C’était Rochard. Sam se figea, une envie de fuir en courant lui traversa l’esprit. Il se retourna et le vit s’approcher.
 « Monsieur Belfort, revenez me voir dans la salle de réunion après manger ; j’aurai de nouvelles questions à vous poser.
 – Il me semble vous avoir tout dit.
 – J’aimerais revenir sur certains points que je ne trouve pas très clairs. Venez après manger. »

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