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 Dans la salle de pause, Éric Muad écrasa une énième cigarette dans le cendrier du bar. Cela faisait maintenant plus d’une heure que le second interrogatoire de Sam avait commencé et Éric attendait anxieusement la conclusion. Lorsqu’il avait entendu des cris étouffés s’échapper de la salle de réunion, il s’était mis à trembler comme une feuille ; il se voyait déjà face au confesseur. Étant donné son retard, il n’avait pas encore rencontré Rochard, mais ses collègues lui avaient dressé un portrait assez détaillé pour qu’il pût saisir le personnage. En s’imaginant face à Rochard, Éric se mit à trembler. Il alluma une cigarette pour se calmer.

 À peine entamée, il la jeta dans le cendrier : la porte de la salle de réunion s’ouvrit. Tout le monde se tut et tous les regards se tournèrent vers Rochard. Derrière celui-ci, Mayer poussait un fauteuil roulant sur lequel était assis Sam. Éric le regarda avec horreur : Sam était plus blanc qu’un cadavre, son visage était figé sur une expression de terreur et ses yeux étaient aussi vides que ceux d’un mort.

 « Messieurs-dames, je suis heureux de vous apprendre que nous avons trouvé l’espion, déclara Rochard d’une voix toujours aussi monotone. »

 Les cadres, totalement ahuris par la nouvelle, se regardèrent entre eux. Éric, quant à lui, sentit son anxiété disparaître : il avait de nouveau l’impression de respirer correctement. Ce n’était donc pas aujourd’hui qu’il se ferait lobotomiser. Il remercia sa bonne étoile de lui accorder un sursis.

 « Après examen de la mémoire de Monsieur Belfort, nous pouvons conclure qu’il est l’espion. Il appartient à une société secrète révolutionnaire appelée la Cause, et, en plus d’avoir fait fuiter les papiers ukrainiens, il a volé des centaines de dossiers confidentiels ainsi que les informations personnelles de plusieurs employés. Il y a sûrement beaucoup d’autres choses que Monsieur Belfort nous cache encore ; nous les découvrirons en disséquant sa mémoire.

 Messieurs-dames, les interrogatoires sont terminés. Vous êtes lavés de tous soupçons : vous pouvez donc reprendre vos activités. »

 Mayer ressortit de la salle de réunion avec des casses de documents et de matériel sur un chariot. Sur la pile, il y avait une grosse boîte criblée de sigles danger de mort, de panneaux attention et de têtes de mort. Personne n’ignorait que le confesseur était enfermé à l’intérieur ; ce fut un véritable soulagement pour tout le monde de le voir s’éloigner.

 Les deux hommes du service anti espionnage traversèrent le groupe de cadres afin de se rendre à l’ascenseur. Très vite, la joie d’avoir survécu laissa place à la haine. Maintenant que Rochard n’avait plus aucun pouvoir sur les cadres, ils se relâchèrent et crachèrent leur colère comme s’ils avaient attendu cela depuis des années.

 « Criminel ! Vous avez détruit Spade pour que dalle.

 – Ça vous aurez fait plaisir de tous nous faire cramer la cervelle, pas vrai ? Espèces de vicelard !

 – Retournez bosser dans votre sous-sol, bande de minables ! »

 Les insultes ne semblaient pas atteindre Rochard : le bulldog traversa la salle de pause comme s’il était sourd. Éric se surprit à admirer cet homme : on pouvait déceler dans sa façon d’être de la dignité et une certaine forme de courage. Rochard lui faisait penser à un vieux shérif chargé de faire régner l’ordre dans une ville de truands.

 Les portes se refermèrent sur les deux hommes du service anti espionnage et l’ascenseur descendit ; sur l’indicateur d’étage, les chiffres dégringolèrent jusqu’à s’arrêter sur le moins un.

 Éric retrouva Sam dans le bureau de sa secrétaire. Celle-ci était au vidéocom ; elle fit signe à Éric de patienter. À côté d’elle, Sam était affalé sur son fauteuil roulant. Éric avait l’impression que ses yeux vides le fixaient ; il avait beau se déplacer, le regard de son collègue le suivait partout.

 « Que puis-je faire pour vous, Monsieur Muad ? demanda la secrétaire en raccrochant le vidéocom.

 – Que va-t-il lui arriver ?

 – Eh bien, je ne sais pas. Jupiter l’a renvoyé et a confisqué toutes ses parts dans l’entreprise. Je suis censée trouver quelqu’un qui peut s’occuper de lui ; un parent proche ou je ne sais quoi, mais il semblerait que Monsieur Belfort ne soit pas très famille. »

 Elle soupira. L’après-midi avait dû être long à ratisser tous les contacts de Sam, pensa Éric.

 « Rentrez chez vous et allez vous reposer, dit Éric. Je vais m’occuper de lui.

 – Vous êtes sûr ? demanda la secrétaire, les yeux soudainement emplis d’espoirs.

 – Oui, je suis un vieil ami de Sam. Je vais lui trouver quelqu’un qui pourra veiller sur lui.

 – Mais… enfin, on m’a donné la responsabilité de le remettre à un membre de sa famille. Si on apprend que je vous l’ai abandonné…

 – Ne vous inquiétez pas, personne n’ira vérifier ce que vous avez fait de lui. Vous pouvez tout aussi bien l’abandonner dans une rue que personne ne vous le reprocherez.

 – Vous êtes sûr ?

 – Sam Belfort n’est plus d’aucune utilité pour Jupiter : seule sa mémoire a de la valeur. Maintenant qu’ils l’ont arrachée, Sam a autant de valeur qu’une carcasse de viande. Jupiter a changé la pièce défectueuse ; l’endroit où elle sera jetée n’a pas d’importance. »

 La secrétaire hésita, puis, au bout d’un moment, elle dit :

 « Bon, très bien. Je vous fais confiance, mais appelez-moi s’il y a le moindre souci.

 – Comptez sur moi. »

 Elle attrapa son manteau, son sac à main et s’en alla en le remerciant. Une fois la secrétaire partie, Éric attendit un moment dans le bureau. Lorsque la nuit tomba et que l’étage fut désert, il se rendit dans le parking souterrain et installa Sam sur la banquette arrière de sa voiture. Il plia et rangea le fauteuil roulant dans le coffre et quitta la tour Jupiter.

 L’obscurité rendait la boutique de Az menaçante. Éric tâcha de faire passer Sam et son fauteuil entre les allées encombrées d’objets ésotériques et électroniques. Quelque chose tinta et Az apparut. Éric déglutit avec difficulté. Il ne s’était jamais habitué à la présence de Az : quelque chose d’inexpliqué et de maléfique planait au-dessus de cette femme.

 « Je devine que ça a marché, dit-elle. Jupiter ne sait pas que vous êtes l’espion.

 – Non, ils ne savent pas. »

 Ils se regardèrent un moment en silence. Les yeux de Az mettaient Éric mal à l’aise : dans le noir, ils luisaient comme deux lucioles.

 « Voilà, je vous apporte Sam comme vous me l’avez demandé, dit-il. L’entreprise Rysler vous remercie d’avoir sauvé leur mission d’espionnage et vous envoie dès demain la somme promise.

 – Bien. Y a-t-il autre chose ? demanda-t-elle en voyant que Éric ne partait pas.

 – Comment avez-vous fait ? Le service anti espionnage de Jupiter ne m’a même pas interrogé. Ils se sont acharnés sur Sam à cause du faux message que vous lui avez envoyé, mais après… comment avez-vous fait pour qu’ils trouvent ce faux passé d’espion et cette histoire de société secrète révolutionnaire ?

 – La mémoire humaine est malléable ; aucun souvenir n’y est figé pour de bon. Les souvenirs de Sam étaient faux : il s’agissait de souvenirs induits. Je les ai moi-même implantés dans sa tête ; avec la bonne méthode, on peut faire croire à n’importe qui qu’il a oublié tout un pan de sa vie. Une fois dans la tête, les souvenirs artificiels se multiplient comme un virus, car le cerveau se charge de créer une cohérence entre eux. À ce moment-là, l’individu est incapable de faire la différence entre les vrais et les faux souvenirs. C’est ce qu’il s’est passé pour Sam. L’examen de sa mémoire a prouvé qu’il était l’espion : le service anti espionnage n’a pas cherché plus loin ; ils ne savent même pas qu’un souvenir peut être induit. C’est donc comme cela que Sam s’est fait piéger.

 – C’est effrayant. »

 Éric tourna les talons et quitta la boutique de Az sans se retourner : il ne voulait pas rester une seconde de plus avec cette sorcière capable de s’introduire dans la tête des gens.

 Az poussa le fauteuil de Sam jusqu’à chez elle, de l’autre côté de l’arrière-cour de la boutique. Après avoir fermé tous les volets, elle dévêtit Sam et lui fit sa toilette. Puis, elle l’habilla avec un jean et un t-shirt blanc. Elle l’installa ensuite devant la glace et le peigna.

 Az était heureuse : son nouveau cobaye était parfait. Tout le monde pensait que le cerveau de Sam était grillé à cause du confesseur, mais elle savait que ce n’était pas vrai. Il se passait encore plein de choses dans sa tête et elle pouvait lire dans ses yeux qu’il était encore conscient. Grâce à lui, elle allait pouvait plonger plus profondément dans l’esprit humain.

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