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 Dès qu’il repartit, l’homme se désintéressa de la carte du restaurant et se mit à le suivre. Sam s’enfonça dans la vieille ville en faisant comme s’il n’avait pas remarqué qu’on le suivait. Il s’engouffra ensuite dans une petite impasse et, une fois à l’abri du regard de son poursuivant, il courut se cacher derrière une benne à ordures. L’endroit puait l’urine et le sol était jonché de bouteilles brisées et de mégots. L’impasse était parfaite pour une embuscade : elle était sombre et il n’y avait aucune fenêtre aux alentours.

 Des pas écrasèrent des bouts de verres, une ombre glissa sur le sol et l’homme encapuchonné apparut. Sam se jeta sur lui et le poussa contre le mur. Avant que l’homme eut le temps de comprendre ce qui lui arrivait, Sam le plaqua contre le mur et rabattit sa capuche. De longs cheveux bruns tombèrent sur les épaules de l’inconnu et Sam recula.

 « Srzenski ! dit-il. »

 Srzenski toussa un moment ; Sam n’y était pas allé de la main morte et qu’elle ne se fût pas brisé le crâne au vu de la violence avec laquelle il l’avait plaquée contre le mur relevait du miracle.

 « Tu me suivais. Pourquoi ? »

 Elle ne répondit pas. Elle se contenta de le regarder en haletant. Sam, qui sentait la colère lui montait à la tête, la secoua de toutes ses forces comme pour l’aider à retrouver la parole.

 « Je veux savoir pourquoi tu me suivais ! T’entends ?

 – Lâche-moi ! »

 Srzenski lui mordit la main jusqu’au sang. D’une gifle, il l’envoya au sol.

 « Espèce de tarée ! Pourquoi me suivais-tu à la fin ?

 – Je t’ai suivi parce que je n’ai aucune envie de me faire lessiver le cerveau à cause d’un putain d’espion dans ton genre !

 – Dis plutôt que tu essaies de me jeter au confesseur pour te débarrasser de moi. Tout le monde sait que ma future place de PDG te reste en travers de la gorge.

 – Espèce de salopard, t’es un putain de traître ! J’ai écouté le message que tu as reçu cette nuit. »

 Il se figea. Srzenski se releva, épousseta son pantalon et regarda Sam dans les yeux.

 « J’ai fait un tour dans ton bureau pendant que tu étais avec Rochard. Je t’avoue que j’ai failli tomber de ma chaise quand j’ai appris que c’était toi l’espion. Franchement, je ne m’en serais pas doutée ; tu jouais parfaitement bien la comédie. Petit salopard, quand je pense que Vermont allait te choisir comme PDG !

 – Sale menteuse ! Tu m’as piégé ; tu m’as envoyé ce message !

 – Je dois bien l’avouer : au départ, si je suis allée dans ton bureau, c’était pour te piéger ; te faire cramer la cervelle par le confesseur et prendre la place de PDG. À ma grande surprise, le boulot était déjà fait : une preuve de ta culpabilité m’attendait sur ton bureau. Je n’ai eu qu’à me servir.

 – Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tu me suivais.

 – Je ne fais pas confiance en Rochard. Ce minable va tous nous lobotomiser pour satisfaire sa petite vengeance personnelle. Ma seule chance de survivre et qu’il tombe sur l’espion avant que je ne passe à la casserole. Je te suis pour avoir le plus de preuves possibles afin que Rochard te démasque et close l’enquête. »

 Le regard de Srzenski balaya Sam de la tête au pied. Elle leva un sourcil et dit :

 « Bon Dieu ! Belfort, t’es dans un sale état. T’es blanc comme un cadavre et t'es trempé de sueur. Tes yeux : on dirait ceux d’un dément ou d’un camé.

 – Va te faire foutre, Srzenski, marmonna Sam en baissant les yeux. »

 Srzenski se dirigea vers la sortie de l’impasse. Elle s’arrêta à côté de Sam, lui lança un regard plein de mépris qu’il pouvait sentir sans le voir.

 « Tu devrais foutre le camp, Rochard ne va pas te louper. T’as encore une chance de t’en sortir, dit-elle avant de poursuivre son chemin. »

 Le mal de tête de Sam devenait insupportable : la douleur était comparable à celle causée par les coupures et les lacérations d’une lame chauffée à blanc. Il ne désirait plus qu’un anti-inflammatoire pour apaiser sa souffrance ; le médicament que lui avait donné Srzenski n’avait eu aucun effet. Il se rendit soudain compte qu’il ne savait toujours pas ce qu’elle lui avait donné. Si la non-toxicité de la gélule n’était pas à prouver, ses effets secondaires, quant à eux, étaient inconnus. Le malaise qu’il avait ressenti toute la matinée venait peut-être de ce médicament.

 Srzenski était à quelques pas de la sortie de l’impasse. Sam la rattrapa et lui saisit le poignet. Surprise, elle se débattit, mais il la tira vers lui et l’empêcha de faire un pas de plus.

 « La gélule que tu m’as donnée ce matin, c’était quoi ?

 – Lâche-moi, pauvre taré !

 – Tu m’as drogué ! Tous ces faux souvenirs dans ma tête, c’est à cause de ce que tu m’as donné ! Hein ? »

 Elle lui donna des coups de poing dans le torse en se débattant avec l’énergie d’un renard pris dans un piège à loups. Il resserra son emprise sur son poignet ; elle gémit.

 « Tu étais la seule à être au courant en avance que le service anti espionnage allait venir ce matin, ce qui t’a permis de mettre au point un plan vicelard pour voler ma place. Tu m’as envoyé un message qui me fait passer pour un putain d’espion, et ensuite, tu m’as embrouillé la mémoire avec ta drogue pour que Rochard me soupçonne lors de l’interrogatoire.

 – Ce que tu dis n’a aucun sens ! »

 Elle le gifla. Sam, étourdi par la violence du coup, lâcha le poignet de Srzenski. Son regard tomba sur une brique. Il la prit et rattrapa Srzenski qui s’éloignait. Sam l’attrapa par les cheveux, la tira vers lui et abattit la brique sur son crâne. Elle tomba sur le flanc en échappant un petit cri de douleur. Un filet de sang coulait le long de son front. Avant qu’elle n’eut le temps de se redresser, Sam se jeta sur elle et l’immobilisa sur le dos. Il leva la brique le plus haut qu’il put, et battit le crâne de Srzenski avec autant de violence que le marteau du forgeron bat le fer sur l’enclume. Le sang moucheta tout ce qui se trouvait à moins d’un mètre de distance : le mur, la benne, les ordures, la veste et le visage de Sam. Aveuglé par la colère, il continua à la frapper bien après qu’elle fût morte.

 Épuisé, Sam s’essuya les yeux d’un revers de manche. Le visage de Srzenski n’avait plus rien d’un visage humain ; on aurait dit un morceau de viande difforme auréolé par une flaque de sang. Sous le caban noir, Sam trouva un sac à main. Il le vida sur le corps inerte. Au milieu du fatras d’objets qui se déversait sur le cadavre de Srzenski, Sam reconnut la petite boîte de fard à paupières. À l’intérieur, il y trouva deux gélules semblables à celle qu’elle lui avait donnée ce matin. Il les rangea dans sa poche avant de laisser le cadavre dans la petite impasse.

 Sam regagna son bureau en toute discrétion : il passa par l’entrée utilisée par les camions de ravitaillement qui, à cette heure-ci, était totalement déserte et emprunta l’ascenseur de service jusqu’au dernier étage. Il s’enferma ensuite dans les luxueux vestiaires des hommes où il se lava les mains et le visage de tout ce sang qui lui collait à la peau. Dans son casier personnel, il trouva une veste et un pantalon propre qu’il revêtit avant de fourrer ses vêtements tachés dans un sac poubelle.

 Quatorze heures trente. Malgré son retard, Sam prit son temps avant de rejoindre Rochard dans la salle de réunion. Il regarda un moment les deux gélules qu’il avait prises à Srzenski. Elles étaient sa porte de sortie, la preuve qu’on avait essayé de le piéger. En les observant, il tâcha de calmer son esprit fiévreux secoué par une multitude d’images d’un passé qui appartenait à un autre homme. Lorsqu’il sortit enfin des vestiaires des hommes, il était quinze heures passées.

 « Je ne pensais plus vous voir, Monsieur Belfort, dit Rochard en serrant la main de Sam. »

 Celui-ci ne répondit pas ; il se contenta de s’asseoir. Au fond de la salle de réunion, le confesseur attendait patiemment. Tu as déjà eu la mémoire de Spade, tu n’auras pas la mienne, pensa Sam en épongeant la sueur de son front. Dans son dos, Mayer verrouilla la porte de sortie.

 « Messieurs, je dois bien vous l’avouer, je ne comprends pas bien les raisons qui vous ont poussé à m’interroger une deuxième fois, dit Sam en prenant le ton le plus respectueux possible. Vous ne me soupçonnez tout de même pas d’être l’espion ? »

 Il n’eut aucune réponse. Rochard, figé dans son impassibilité, le dévisageait avec ses yeux mi-clos.

 « Voyons, messieurs, c’est ridicule, reprit Sam lorsqu’il comprit qu’il n’aurait pas de réponse. Je travaille pour cette entreprise depuis des années ; Monsieur Vermont me fait entièrement confiance, à tel point que je serai probablement le futur PDG. Je n’ai pas le profil d’un espion. »

 N’ayant toujours aucune réponse, Sam, de plus en plus nerveux, reprit :

 « Vous me soupçonnez parce que je vous ai menti en vous disant que je suis allé me coucher après la fête d’hier soir. Oui, j’ai menti. Pour dire vrai, je ne me souviens pas de ce que j’ai fait cette nuit ; j’étais trop ivre. Je ne vous l’ai pas dit, car je ne voulais pas que vous pensiez que je cachais quelque chose : cela aurait pu vous pousser à utiliser le confesseur pour découvrir quoi. »

 Sam repoussa les images de la boîte de nuit où il était allé avec Muad après la soirée au casino. Elles ne pouvaient pas être de vrais souvenirs, car, si Az ne les avait pas inventées, qu’en était-il des autres souvenirs : des réunions secrètes dans les catacombes et des entrevues avec Monsieur A ? Il refoula tous ses mensonges en jetant un regard anxieux sur le scanner de pensée.

 « Monsieur Belfort, si nous vous interrogeons une deuxième fois, ce n’est pas à cause de ce mensonge, mais d’autre chose.

 – Autre chose ? »

 Rochard posa sur la table un videocom de bureau et lança un enregistrement audio. Sam se crispa sur sa chaise lorsqu’il reconnut le message. C’était celui qu’il avait reçu cette nuit ; celui qui le faisait passer pour un espion. Sam arrêta l’enregistrement.

 « Où est-ce que vous avez eu ça ? demanda-t-il.

 – Nous l’avons reçu il y a quelques heures. La source est anonyme. Avez-vous déjà entendu ce message, Monsieur Belfort ? »

 Sam hésita à dire la vérité. Puis, son regard tomba sur le scanner de pensée. Il acquiesça d’un signe de tête.

 « Ce message ne constitue en aucun cas une preuve, reprit Rochard. Vous n’imaginez pas le nombre de fausses accusations anonymes que nous recevons dans ce genre d’affaires. Nous sommes habitués ; les gens de votre espèce sont prêts à tout pour éliminer leurs concurrents. Ce que je trouve étrange, c’est de ne pas être venu m’en parler. Pourquoi avez-vous gardé ce message pour vous ?

 – Écoutez, je suis victime d’un complot ! On essaie de me faire passer pour l’espion.

 – C’est exactement ce que dirait l’espion. Qui vous veut du mal, Monsieur Belfort ?

 – Aline Srzenski. C’est elle qui m’a envoyé ce message et je suis prêt à parier qu’elle est aussi votre source anonyme. Depuis que Monsieur Vermont m’a choisi pour être le prochain PDG de Jupiter, Srzenski me hait. Elle me hait autant qu’un éternel second peut haïr le premier.

 – Le mobile est crédible, mais vous n’avez aucune preuve. »

 Sam s’apprêtait à répondre, mais Rochard l’en empêcha d’un signe de main.

 « J’ai tendance à croire que ce message vous était réellement adressé comme j’ai tendance à croire que vous êtes un menteur, Monsieur Belfort. Vous recevez cet étrange message, mais vous n’en parlez à personne ; vous mentez une première fois sur ce que vous avez fait cette nuit ; lorsque vous avouez avoir menti, vous continuez à nous raconter des craques ; le scanner de pensée n’arrête pas de capter des pensées que vous essayez de refouler et maintenant vous voulez me faire croire que vous êtes victime d’un complot.

 – C’est pourtant la vérité ! Je peux vous prouver que Srzenski a essayé de me piéger. »

 Sam sortit de sa poche les deux gélules et les laissa tomber sur la table. Elles rebondirent et roulèrent comme des billes. Rochard attrapa l’une d’entre elles avant qu’elle ne tombât par terre.

 « Srzenski m’a donné l’une de ces gélules en me faisant croire qu’il s’agissait d’anti-inflammatoire. Elle m’a drogué : ces gélules sont en fait de puissants psychotropes qui ont détraqué ma mémoire. C’est pour cela que votre scanner détecte des pensées refoulées : ce sont toutes les hallucinations que je repousse depuis ce matin. »

 Rochard sortit une loupe semblable à celle qu’utilisent les diamantaires et examina la gélule.

 « Je ne suis pas sûr de bien comprendre les effets de cette drogue, dit Rochard.

 – Elle provoque des hallucinations ; des hallucinations que l’on ne perçoit pas directement – comme avec le LSD –, mais qui arrivent sous forme de souvenir. »

Rochard soupira. Il posa la gélule et rangea sa loupe dans sa poche.

 « Monsieur Belfort, vous êtes en train de me dire que votre collègue, Madame Srzenski, aurait utilisé une substance chimique inconnue qui permettrait de créer de faux souvenirs, puis, ayant prévu que vous auriez une migraine et aucun cachet sur vous, elle vous aurait donné cette substance. Je n’y crois pas une seule seconde.

 – Pourquoi ?

 – Ce plan est bien trop compliqué et hasardeux. Même si je fais abstraction du fait qu’aucune substance hallucinogène n’a les effets que vous décrivez, cette gélule est une gélule d’aspirine.

 – De l’aspirine ?

 – Oui. La microsignature est très claire : il s’agit d’aspirine. Il me paraît hautement improbable que Madame Srzenski, en plus d’avoir mis au point une nouvelle substance hallucinogène, ait imité une microsignature – chose quasiment impossible – sachant que vous goberiez la gélule sans y faire attention.

 – Je vous dis qu’elle m’a drogué ! rétorqua Sam entre ses dents.

 – Où avez-vous eu ces gélules, Monsieur Belfort ?

 – Ça ne vous regarde pas. »

 Une image, aussi fugace qu’un coup de tonnerre, lui frappa l’esprit : le visage explosé de Srzenski, les derniers spasmes de vie de son corps, le sang chaud, l’impasse sordide. Rochard jeta un regard sur son scanner avant de dévisager de nouveau Sam. À l’aide de son stylo, il écarta légèrement la veste de Sam. Ce dernier baissa la tête et découvrit deux taches de sang sur sa chemise. Il ne put retenir son étonnement : dans les vestiaires, il avait été tant obnubilé par cet interrogatoire qu’il n’avait pas fait attention à sa chemise.

 Sam le savait ; il était fichu. Rochard et lui se regardèrent dans le blanc des yeux comme s’ils attendaient le moindre mouvement de l’autre pour dégainer un revolver. Fuir : le mot résonnait dans sa tête comme une alarme stridente. Sam voulut bondir et sortir de la salle de réunion en profitant de l’effet de surprise, mais ses yeux parlèrent trop vite. Avant même qu’il eut le temps de se lever, Mayer lui attrapa les bras et l’immobilisa sur sa chaise.

 Sam se débattait et hurlait comme un dément pendant que Rochard approchait la chaise sur laquelle reposait le confesseur. À mesure que le monstre se rapprochait de lui, il devenait de plus en plus agité : il donnait des coups de pied dans le vide, essayait de renverser sa chaise et suppliait pathétiquement les deux hommes du service anti espionnage. Mayer passa son bras autour du cou de Sam et serra. Le manque d’oxygène le calma. Les larmes aux yeux, il observa le confesseur se rapprochait. Rochard ouvrit la capsule ; une odeur pestilentielle et pénétrante s’en échappa.

 La bête, au fond de sa cage, remua légèrement ses tentacules. Lentement, elle se pencha en avant jusqu’à que son horrible gueule fût à quelques centimètres du visage de Sam. Ce dernier sentit le souffle brûlant et fétide de la chose sur sa peau. Les tentacules se dressèrent et se déployèrent comme les pétales d’une fleur vénéneuse. Le confesseur tâta méticuleusement le visage de Sam, cartographia la moindre aspérité du menton jusqu’en haut du crâne. Sam frissonna lorsque les tentacules se glissèrent derrière sa tête : à présent, le confesseur était comme une gangue de chair visqueuse autour de son crâne.

 Subitement, les tentacules s’agitèrent, et, comme une brassée d’anguilles folles, s’engouffrèrent dans chacun des orifices du visage de Sam : elles pénétrèrent sa bouche en étouffant ses cris, ses oreilles, ses narines et même ses yeux en se coulant sous les globes oculaires.

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