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 La salle de réunion ressemblait à la nef d’une cathédrale : la hauteur sous plafond était gigantesque, les murs étaient aussi noirs que de la pierre volcanique, la table en bois massif était si grande qu’elle aurait pu accueillir une trentaine de personnes et les fenêtres rouges rendaient la lumière du soleil levant menaçante. Une quinzaine de cadres s’installaient autour de la table en bavardant. Ils avaient des cernes plus longs qu’un bras, baillaient sans cesse et leur attitude lourde trahissait un manque de sommeil. Personne n’avait envie d’être ici. Sam ne trouva pas son collègue Muad : il était le seul à être absent. Le réveil avait dû être difficile pour lui, subodora-t-il.

 En bout de table, il y avait deux hommes que Sam ne connaissait pas. Ces derniers observaient les cadres en silence. L’un d’eux s’appuyait sur la table avec ses deux mains. C’était un petit homme rondouillard d’une cinquante d’années avec une calvitie. Il portait un costume cravate de comptable fauché, sa chemise était sur le point de se déchirer à cause de sa bedaine proéminente et il avait le visage grincheux d’un bulldog anglais. L’autre homme se tenait en retrait : il était jeune et rachitique.

 Sam était le seul à les avoir remarqués ; tous les autres étaient trop occupés à discuter. Spade racontait une aventure salace qui lui était arrivée hier soir. Son auditoire était plié de rire. Le bulldog anglais n’avait pas l’air content. D’un geste lent et assuré, il renversa sa chaise qu’il n’utilisait pas. En heurtant le sol, elle émit un bruit assourdissant que la salle de réunion réverbéra pendant un long moment. Tout le monde se tut et se tourna vers les deux inconnus.

 « Bien, maintenant que j’ai toute votre attention, nous allons pouvoir commencer, déclara le bulldog. Je me présente, je suis monsieur Rochard et voici mon assistant Mayer. Nous travaillons pour le service anti espionnage. »

 Les cadres se regardèrent entre eux. Rochard reprit avant que l’agitation de l’assemblée ne fût trop importante.

 « Vous avez sûrement entendu parler de cette fuite de documents confidentiels en Ukraine. Pour ceux qui n’auraient pas suivi, des documents traitant d’une réforme politique avantageuse pour l’entreprise envoyés aux ministres ukrainiens ont été rendus publics. L’affaire fait toujours la une des journaux.

 – On connaît tous cette affaire ! lança Spade. Mais personne n’en a rien à foutre. Les journaux vont en parler pendant quelques semaines, les révolutionnaires du dimanche s’indigneront dans leur bistrot de minable et tout finira par se tasser. J’espère que vous ne nous avez pas fait lever pour ça ?

 – Non, Monsieur Spade. Si je vous ai fait lever, c’est parce que je soupçonne l’un d’entre vous d’être à l’origine de cette fuite. »

 Cette fois-ci, Rochard ne put empêcher les cadres de s’agiter. Sam, quant à lui, se massait les tempes : tout ce brouhaha n’arrangeait en rien sa migraine. Madame Rolland, une vieille dame d’affaire aigrie par l’âge, se leva et lança d’une voix plus forte que celles de ses collègues :

 « Monsieur Richard…

 – Rochard, rectifia celui-ci.

 – Êtes-vous en train de nous accuser de trahison alors que vous n’avez aucune preuve ? »

 On se tut et attendit avec impatience la réponse de Rochard.

 « Après une longue enquête, j’ai de très bonnes raisons de penser qu’il y a une taupe parmi vous. Je ne sais pas s’il s’agit d’un révolutionnaire, d’un journaliste ou encore d’un espion à la solde d’un concurrent ; tout ce que je sais, c’est qu’il se trouve parmi vous. C’est pourquoi je vais devoir vous interroger.

 – Nous interroger ? fit la vieille Rolland, parfaitement outrée. Mais pour qui nous prenez-vous ? Je ne suis pas un vulgaire voyou des bas-fonds. Je fais partie du conseil d’administration de cette société depuis plus de vingt ans ! Il est hors de question que l’on m’accuse de quoi que ce soit ! »

 Sur ce, madame Rolland attrapa sa serviette et, sous les assentiments bruyants de ses collègues, se dirigea vers la sortie de la salle de réunion. Certains cadres l’imitaient déjà : ils se levaient en faisant grincer leur chaise et claquer les fermetures en métal de leur serviette. Richard était parfaitement impassible.

 « Vous pouvez vous en aller si vous le souhaitez, dit-il d’une voix à peine audible au milieu du tumulte. Mas sachez que j’en informerai personnellement Monsieur Vermont. »

 Ce nom eut l’effet d’un sortilège paralysant sur les cadres. Le brouhaha cessa brutalement ; tout le monde se figea et tous les regards se tournèrent vers Rochard. Madame Rolland, dont le visage avait subitement blêmi, fixait Rochard sans oser faire un pas de plus.

 « Monsieur Vermont m’a donné tous les pouvoirs pour mener à bien cet interrogatoire. Il désire plus que quiconque débarrasser son service d’administration des espions. Me compliquer la tâche, en vous en allant par exemple, mettrait très en colère Monsieur Vermont. Mais vous êtes évidemment libre de partir. »

 Les cadres se regardèrent en silence. Puis, sans faire aucun bruit, ils regagnèrent tous leur place. Sam, qui s’était contenté de se lever, se rassit.

 « Bien, poursuivit Rochard. Je vous déconseille de quitter l’étage avant que les interrogatoires soient terminés. Quoi qu’il arrive, avant la fin de la journée, je saurai qui est l’espion.

 – Ah oui ? Et on peut savoir comment vous allez faire pour le trouver en une journée, demanda Srzenski apparemment agacée d’être confinée une journée au bureau.

 – Ne vous inquiétez pas ; je sais que votre temps est précieux. Si les interrogatoires ne donnent rien, nous utiliserons notre joker. »

 Rochard fit un signe de tête à son assistant. Celui-ci orienta le siège au fond de la pièce. Une capsule transparente de la taille d’un buste humain était posée dessus. À l’intérieur, Sam crut d’abord y voir des serviettes entassées n’importe comment, avant de comprendre que c’était de la chair. Ce qu’il avait pris pour des plis était en fait de la peau flasque et pendante sur un corps de bébé malformé. Cette chose à l’intérieur de la capsule vivait : elle bougeait ses petits bras tordus et respirait lentement. Ça n’avait pas d’yeux, pas de nez et à la place de la bouche, une espèce de cascade de tentacules aussi fines que des spaghettis et aussi longues que ce corps de nourrisson difforme.

 Sam comprit avec horreur ce qu’était cette chose. C’était un confesseur : une arme organique qui sortait tout droit des industries eugéniques. Jupiter elle-même avait investi dans l’une de ces entreprises qui produisaient ces aberrations génétiques. Elles prenaient de plus en plus d’importance, et devenaient plus intéressantes que les robots et les IA qui tombaient en désuétude. Les industriels s’étaient rendu compte que les êtres vivants restaient les machines les plus performantes, et que tous les automates pouvaient être remplacés par un animal génétiquement modifié.

 Le confesseur était l’un des pires animaux modifiés. Techniquement, il était interdit par l’ONU, car contraire à l’éthique. Là où les scanners de pensée se contentaient de lire ce qui traversait l’esprit d’un individu, le confesseur plongeait dans la mémoire, s’insinuait dans les moindres recoins de l’esprit humain et en extrayait tout son contenu. Malheureusement, l’individu qui subissait cela n’en ressortait pas indemne. Le confesseur ne laissait derrière lui que des carcasses vides : des hommes plongés dans une profonde léthargie. L’activité cérébrale en était réduite à son strict minimum : pour Sam, c’était pire que de mourir.

 « Si je comprends bien, dit Sam à Rochard. Vous allez tous nous transformer en légume pour trouver l’espion.

 – J’espère trouver l’espion avant de vous avoir tous lobotomisé, répondit Rochard. »

 Sam entraperçut un sourire sardonique qui, pendant une fraction de seconde, tordit les lèvres de Rochard.

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