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 La super crise des années cinquante dépouilla le monde et ne laissa que des os derrière elle. Il ne lui fallut que quelques jours pour gangrener la planète entière. Les multinationales et les banques furent balayées, les états écrasés sous des dettes exorbitantes et les usines licencièrent massivement. En quelques jours, tous les voyants avaient viré au rouge et l’économie mondiale s’était cassé la gueule sans faire plus de bruit que l’effondrement d’un château de cartes.

 Si la plupart des entreprises étaient en faillite ou sur le point de l’être, ce n’était pas le cas de la société Jupiter. Au milieu des rues rongées par la misère, des bâtiments au bord de la ruine, des gratte-ciel aux fenêtres brisées par ceux que la crise avait saignés à blanc, se dressait, telle une flèche de verre poli, la tour Jupiter. Pour certains, elle symbolisait la gloire d’une époque révolue, pour d’autres, elle démontrait que tout le monde ne vivait pas cette crise de la même manière. La société d’investissement Jupiter ne s’était jamais portée aussi bien ; la crise avait été une véritable aubaine.

 L’influence de Jupiter ne connaissait aucune frontière : elle avait des parts dans toutes les entreprises les plus importantes du monde et les états étaient ses débiteurs. À force d’étendre son pouvoir à travers le monde, l’entreprise était devenue une entité à part entière, douée de sa propre volonté. C’était comme si elle avait échappé au contrôle des humains qui la composaient et qu’une conscience avait émergé de son organigramme complexe. Ce Frankenstein aux envergures planétaires avait été lâché sur le monde et il n’avait qu’un seul désir : grossir, grossir toujours plus même si pour cela il devait avaler toute la création.

 La tour Jupiter était une véritable forteresse au milieu de la ville. L’entrée principale était constamment gardée par des hommes lourdement armés. Le hall était bardé de scanners en tous genres dont certains étaient capables de vous dépouiller de vos pensées. Chaque passage entre les étages était une frontière qui n’avait rien à envier à celles de l’Europe de l’Est sous la dictature soviétique. L’endroit était totalement verrouillé ; aucun révolutionnaire, Robin des bois en herbe ou journaliste engagé ne pouvait s’en approcher.

 Ce matin-là, Sam Belfort rattrapait son sommeil perdu dans sa voiture pendant que son chauffeur l’emmenait au bureau. Il avait tout du petit cadre typique de Jupiter : des cheveux parfaitement coiffés et aussi lustrés que ses chaussures ; un des costumes les plus chers que l’on pouvait trouver sur le marché ; une cravate au bout pointu qui, lorsqu’il se penchait sur son balcon du dernier étage de son immeuble, flottait au-dessus du monde comme une épée de Damoclès ; une montre qui n’était même pas à l’heure, mais qui lui alourdissait le poignet de cinquante mille euros. Il concevait le monde comme un safari plein de lions et de zèbres : il se considérait comme un lion et, depuis la vitre teintée de sa berline, il ne voyait que des zèbres. Il était un adepte du mythe du self-made-man et du quand on veut on peut. Le pouvoir était sa religion et l’argent son prophète. Pour lui, les amis et les amours n’existaient pas : il n’y avait que des proies et des concurrents. Sam était un prédateur et il voulait un morceau de la proie que lui et ses pairs avaient repérée : il voulait un morceau du monde.

 Sam prit l’ascenseur et monta tout en haut de la tour Jupiter. Le dernier étage était si richement décoré qu’il aurait pu être le palais d’un empereur sidéral : le moindre meuble, du bureau à la corbeille à papier de la secrétaire, venait d’un célèbre architecte d’intérieur ; les tableaux de maîtres, donnés par les plus grands musées du monde afin de rembourser leurs dettes, étaient accrochés aux murs tels des trophées de chasse ; au centre de la salle de repos, il y avait un bassin d’eau clair dont les reflets ambrés dansaient sur les murs au gré des doux remous de l’eau. Mais ce qui émerveillait toujours autant Sam, c’était la vue. D’ici, on avait le monde à ses pieds.

 Sam se dirigea vers le bar de la salle de repos. Il y retrouva Aline Srzenski ; une autre cadre de Jupiter ou plutôt une autre concurrente.

 « Tiens ! un revenant, lança-t-elle. »

 Elle se leva et fit la bise à Sam. Le sourire d’Aline était chaleureux et affable, mais Sam ne se méprenait pas : derrière ses lèvres de mannequin se cachaient plein de pointes aiguisées prêtes à vous déchiqueter la chair si vous aviez le malheur de lui tourner le dos. Aline était une prédatrice comme les autres et sous ses airs d’amie sincère, elle entretenait une vieille rancune envers Sam. Ce dernier avait été officieusement choisi pour devenir le prochain PDG, titre qu’Aline convoitait plus que tout. Son amertume n’était donc un secret pour personne.

 « Tu as survécu à hier soir ? demanda-t-elle en s’asseyant à côté de la table basse où elle avait posé son verre. »

 Sam prit place en face d’elle et commanda un verre d’eau au domestique.

 « Bon sang ! Quelle soirée ! dit-il. Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je me souviens vaguement du début : des tables de poker et des filles que Muad avait ramenées, mais après, trou noir total. Ce matin, je me suis réveillé dans mon lit sans savoir comment j’y suis arrivé. Tu sais ce qu’il s’est passé toi ?

 – T’es resté au casino jusqu’à minuit environ. T’avais un sacré coup dans l’aile, mais rien d’anormal. Ensuite, t’es parti avec Muad. Je ne sais pas où vous êtes allés.

 – Merde ! j’ai vraiment aucun souvenir. Je te raconte pas le mal de tête carabiné que je me tape.

 – Tiens, prends ça. »

 Srzenski sortit de son sac à main une petite boîte de fard à paupières. Elle l’ouvrit et une gélule tomba dans sa main.

 « Qu’est-ce que c’est ?

 – Un magicien ne révèle jamais ses tours, répondit-elle avec un sourire malicieux aux coins des lèvres.

 – T’essayerais pas de m’empoisonner par hasard ?

 – Sans aucun doute. »

 Ils rirent en chœur. Sam attrapa la gélule et l’avala avec une gorgée d’eau. Qu’elle essaie de m’empoisonner ! se dit-il. Sam n’avait pas peur d’elle. Si la gélule s’avérait toxique, la police soupçonnerait immédiatement Srzenski parce que Sam lui avait ravi la place de PDG. Et même si, par miracle, elle échappait aux flics, Vermont, le taulier actuel, ne serait pas dupe. Il la virerait pour avoir osé contrecarrer ses plans. Non, c’était malheureux pour Srzenski, mais si elle voulait garder son poste, il valait mieux qu’il n’arrivât rien à Sam. Le moindre accident un peu louche, et elle aurait été directement soupçonnée de vouloir se débarrasser de lui pour lui prendre sa future place.

 « Pourquoi a-t-il fallu que cette fichue réunion se fasse si tôt ? Un lendemain de soirée, c’est criminel. La moitié des gars doivent être en train de décuver ; je vois pas trop de quoi on va parler. »

 Srzenski se pencha en avant et dit à voix basse :

 « Il paraît que c’est le service anti espionnage qui est à l’origine de cette réunion.

 – Non ? Tu déconnes !

 – C’est Rey qui m’a dit ça. Tu sais, le pédé qui travaille au secrétariat du 20e. C’est lui qui a été chargé de nous communiquer l’heure et la date de la réunion. D’après lui, la demande venait du service anti espionnage. »

 Sam se rencogna dans son fauteuil. La journée risquait d’être longue : le manque de sommeil se faisait atrocement ressentir, son mal de crâne n’arrangeait rien et maintenant, le service anti espionnage était de la partie.

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