Chapitre 8 - Isther

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Isther buvait du thé. Le breuvage, qui lui avait d'abord paru fade, commençait à conquérir ses papilles. Les feuilles infusées changeaient subtilement de saveur selon leur forme et leur couleur. Les domestiques, constatant son goût pour les mélanges, lui avaient apporté une boîte en bois dans laquelle les feuilles séchées étaient disposées dans de petites cases. Selon l'heure de la journée, ils lui apportaient également un pichet de lait ou une timbale remplie d'une pâte ambrée qui ressemblait à du miel mais qui, selon Leander, était obtenue à partir de la sève des pins. Par ennui, ou peut-être par intérêt, Isther avait demandé à Noam de disposer les différents éléments sur sa table de chevet, et s'amusait depuis à tester différents mélanges sans pour autant quitter son lit.

— Tu veux goûter ? proposa-t-elle à Noam qui s'éveillait juste de sa sieste à son côté.

L'enfant se frotta les yeux et tenta d'arranger les épis qui hérissaient ses cheveux noirs. Il y avait des mois que personne ne s'était préoccupé de les couper. La tignasse du garçon, épaisse et ondulée, commençait à ressembler à nid d'oiseau.

— Qu'as-tu mis dans celui-là ? interrogea-t-il en tendant sa petite main.

— Des feuilles noire, des épices et de la sève de pin.

L'enfant trempa des lèvres prudentes dans le breuvage, grimaça, et s'empara du lait avec lequel il entreprit de noyer la boisson. Isther sourit, amusée, et continua de siroter tranquillement sa mixture. À elle, elle lui plaisait.

Un coup discret fut soudain frappé à la porte. Elle se crispa. Il n'y avait que Dankred pour prendre ce genre de précautions, et elle ne se sentait pas encore prête à l'affronter. Le prince de Rilke, en plus d'occuper un espace déraisonnable à chaque fois qu'il se trouvait dans une pièce, la mettait mal à l'aise. Depuis leur première conversation, deux jours auparavant, il attendait sa décision comme un enfant à qui on a promis un biscuit à condition qu'il soit sage. Il déployait des efforts visibles - et démesurés - pour gagner sa confiance. La veille, il lui avait même ramené des épices.

— Pour vos concoctions ! avait-il déclaré. Bleik m'a dit que la cuisine arabolie était beaucoup plus épicée que la nôtre. J'ai pensé que cela pourrait vous plaire !

Bien malgré elle, Isther devait admettre que cette attention l'avait touchée. Mais, que le prince soit digne d'estime ou non, cela ne changeait rien. Elle ne parvenait pas à se résoudre à marchander les pouvoirs de son cousin. Peu importe combien de fois ce dernier lui répétait qu'il ne s'en formaliserait pas. Il n'était qu'un enfant, et il avait déjà suffisamment souffert. Elle savait que Sierra n'accepterait jamais de le livrer ainsi en pâture à une guerre qui ne le concernait en rien.

Un nouveau coup sur le battant la ramena à la réalité.

— Entrez ! fit-elle d'une voix nerveuse.

À sa grande surprise, ce ne fut pas Dankred qui pénétra dans la pièce, mais une femme magnifique, à la silhouette élancée et au teint éclatant. Ses cheveux rassemblés sur le côté dévalaient son épaule en une cascade dorée. Sa peau de lait contrastait agréablement avec la robe bleu nuit qui lui ceignait étroitement la taille avant de s'évaser en une cloche de tissu soyeux. Le plus frappant, cependant, était son regard couleur d'ambre. La couleur était parfaitement identique à celle des yeux de Sierra. Cette ressemblance unique au milieu d'un océan de différence avait quelque chose d'irréel.

— Bonjour Tamsin ! salua joyeusement Noam avant de replonger dans son lait au thé.

— Bonjour, renchérit Isther avec plus de mesure.

La nouvelle venue esquissa une révérence, puis un sourire en direction du petit garçon.

— Madame. Je suis heureuse de vous voir en bonne forme. Je vous prie d'excuser mon intrusion. J'étais à la recherche de votre cousin.

Isther fronça les sourcils. Pourquoi diable la femme de Dankred cherchait-elle à passer du temps avec Noam ? Était-ce une stratégie pour gagner les faveurs du petit garçon ?

— Noam souhaite passer du temps avec moi, répliqua-t-elle, sur la défensive.

Tamsin sembla comprendre qu'elle s'était mal exprimée. Elle s'avança dans la pièce, ses mains gantées levées en signe d'apaisement. Sans lui en demander l'autorisation, elle prit place dans le fauteuil qu'occupait normalement Leander. Isther avait du mal à détacher son regard de sa radieuse élégance. C'était la première fois qu'elle rencontrait une Rilken de son rang. Sa mise, sa posture... tout lui semblait à la fois étrange et éblouissant. Elle se demanda à quoi elle ressemblerait dans une robe pareille et se sentit soudain bien misérable, assise dans son lit, en cheveux et à peine habillée.

— Je sais que mon mari vous a fait une proposition difficile, commença Tamsin. Je ne suis pas venue vous convaincre ou vous forcer la main. Ce n'est pas ma place. Je voulais simplement passer un moment avec Noam. Nous... nous partageons une capacité similaire, et son contact m'aide à comprendre... certaines choses.

Isther se détendit aussitôt. Tout à son appréhension, elle avait oublié que la duchesse héritière ne se résumait pas à son mariage. D'une manière ou d'une autre, Tamsin de Rilke avait hérité d'un pouvoir normalement réservé à la famille d'Arabòl. Comme Beatriz avant elle, appréciait la stabilité que lui prodiguait la proximité de son cousin.

— Oh, bien sûr, excusez-moi ! Noam va également beaucoup mieux grâce à vous. Il va toujours mieux lorsqu'il se trouve près d'un autre porteur de la vision.

Tamsin se pencha vers elle, intéressée.

— Est-ce à dire qu'il y en a d'autres ?

— Bleik ne vous en a pas parlé ? s'étonna Isther.

L'ingénieur sautait généralement sur la moindre occasion de noyer son prochain sous un flot d'informations. Tamsin haussa délicatement les épaules. Isther ne put s'empêcher d'admirer cette grâce nonchalante. Elle avait du mal à comprendre comment la duchesse héritière respirait malgré son corset.

— Il ne m'apprécie pas beaucoup, je crois. Il m'évite comme la peste.

Isther hésita. Elle n'était pas dupe de l'attitude de l'ingénieur. Il était manifeste qu'il éprouvait pour la Tamsin une jalousie mal contenue. Mais il n'était pas de sa responsabilité de faire le moindre commentaire.

— Bleik n'est pas très au fait des conventions humaines. Donnez-lui du temps.

— Si vous le dites.

Tamsin marqua une pause, considérant probablement à quel point il était approprié de poser des questions à une convalescente. Puis elle se décida.

— Mais, puisque je suis-là, parlez-moi des autres... porteurs. Enfin, si vous vous en sentez la force.

Isther lui sourit chaleureusement. Après tous ces mois passés à courir, échapper à la mort, et s'entraîner avec Leander, elle en avait presque oublié ce que cela faisait de converser avec une autre femme. Son dernier échange apaisé avec Sierra lui semblait remonter à une autre vie. Elle se pencha sur sa table de chevet et versa une troisième tasse.

— Je ne sais pas grand-chose, mais je vais tenter de vous éclairer, dit-elle. Tenez, goûtez. Cela n'aura probablement pas le même goût que votre thé habituel, mais je gage que cela sera bon quand même.

Tamsin lui jeta un regard interrogateur et porta le breuvage à ses lèvres roses. Isther surveilla son expression avec attention. Les sourcils fins se froncèrent au contact du liquide chaud, puis se haussèrent en une expression de surprise.

— C'est... étonnant ! Bon, mais étonnant !

— Ce sont les épices.

Tamsin sourit, dégusta une nouvelle gorgée, puis porta sur l'Arabolie un regard attentif. Le temps des courtoisies était passé. Elle attendait sa réponse. La convalescente se racla la gorge.

— Voilà mes maigres connaissances en la matière : la vision est un pouvoir héréditaire de la famille d'Arabòl, et elle ne touche que trois personne à la fois. L'une d'entre elles, comme Noam, est capable de percevoir l'ensemble des éléments qui constituent le présent. J'ai moi-même du mal à me représenter la chose, pour tout vous dire. La seconde, comme vous, voit le passé. La troisième, enfin, est capable de prédire le ou les futurs possibles. Cette troisième personne, c'est ma mère.

— Tante Beatriz, approuva Noam en venant s'asseoir au bord du lit, la main tendue.

Tamsin accéda à sa demande muette et la saisit entre ses longs doigts fins. Noam s'absorba dans la contemplation de quelque chose d'invisible, et la duchesse se raidit, droite et immobile, le regard lointain. Isther aurait aimé pouvoir partager cet instant. Elle aurait aimé comprendre, au moins une fois, ce que vivaient sa mère et son cousin. Mais c'était impossible. Tamsin revint rapidement à elle et reporta son attention sur Isther.

— Vous disiez que Noam allait mieux lorsqu'il était au contact d'un autre porteur de la vision. Le pouvoir le rend-il malade ?

— Indirectement. Noam n'est qu'un petit garçon bombardé d'images qu'il ne peut pas comprendre. Il en oublie parfois de manger, de boire, de dormir. Il est comme... submergé, perdu dans un labyrinthe. Il s'est déjà passé des semaines sans qu'on entende le son de sa voix. Bleik pense qu'il ne sait tout simplement plus faire la différence entre son présent immédiat, et tout le reste. Et ma mère... ses visions l'ont longtemps fait passer pour folle à la Cour de Peliàm.

Tamsin hocha la tête, songeuse.

— Pensez-vous que je risque de... tomber malade, moi aussi ?

— Bleik dit que votre pouvoir passe par le toucher. Est-ce correct ?

— C'est pour cela que je porte des gants.

— J'imagine que cela vous protège. Vous pouvez choisir quand le pouvoir s'impose à vous. C'est une chance que ni Noam, ni ma mère, n'ont jamais eue.

Tamsin hocha pensivement la tête. Noam, le regard toujours perdu dans le vague, marmonna quelque chose d'indistinct, puis sursauta violemment. Isther, surprise, manqua de renverser ce qu'il restait de son thé sur les draps. Tamsin lâcha les doigts du garçon avec un cri de douleur et ramena sa main contre sa poitrine.

— Je... qu'est-ce que ?

— Qu'avez-vous vu ? pressa Isther qui pressentait une nouvelle catastrophe.

La duchesse héritière secoua la tête et porta les mains à ses tempes. Il était manifeste qu'elle n'avait encore jamais eu à gérer les éruptions d'images qui envahissaient parfois l'esprit de Noam. Ce dernier fut plus prompt à se rétablir. Il se tourna vers sa cousine, livide sous ses boucles noires.

— C'est oncle Selim, déclara-t-il. Tante Solà l'a attrapé.

Isther eut l'impression que le sol venait de s'ouvrir sous ses pieds. Une angoisse monstrueuse, glacée et absolue, naquit dans sa poitrine. Un million de pensées s'entrechoquaient dans son esprit, menaçant de prendre le dessus sur sa raison. Mais cette sensation de mort imminente ne l'effrayait plus. Depuis plusieurs mois, elle avait été un compagnon de route fidèle, une constante de sa nouvelle vie. Elle se souvint des paroles de Leander, un soir où les terreurs nocturnes l'avaient forcée à sortir prendre l'air à Raèn. Vous pouvez choisir de continuer à vivre, avait-il conseillé. Andrem, lui, aurait conseillé de respirer. Elle s'accrocha à ces deux idées. Continuer de vivre. Respirer. La terreur reflua. Sa raison revint. Elle repoussa la vague monstrueuse jusque dans le coin de son esprit qu'elle réservait aux cauchemars.

Elle déposa sa tasse de thé sur la table de chevet d'une main tremblante, puis se tourna vers Tamsin qui l'observait toujours avec stupeur.

— Allez chercher votre mari. Nous devons parler.

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