Chapitre 5 - Dankred [1/2]

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Tamsin jouait avec les cheveux de Dankred. Des frissons de plaisir descendaient le long de la colonne vertébrale du prince. Vautré sur les genoux de sa femme, il profitait de ses caresses distraites comme un chat satisfait. De temps à autre, les doigts de la duchesse héritière effleuraient son front par mégarde. Le contact de leur peau envoyait dans son esprit des images fugaces dont il savait qu'elles étaient des souvenirs.

C'était l'avantage, et parfois l'inconvénient, de leurs pouvoirs combinés. Tamsin percevait le passé de tout ce qu'elle touchait. Conjugué au bouillonnant pouvoir de Dankred, cette capacité se changeait souvent en une éruption de réminiscences difficilement contrôlable. Mais le prince aimait l'intimité de cet espace partagé, hors du temps et de l'espace. Il s'y immergea avec plaisir.

Ensemble, ils revisitèrent leur mariage, puis leurs premiers ébats. Tamsin l'emmena ensuite avec elle dans l'improbable épopée qui l'avait menée de Varanque à Angiwk dans le seul but de le rejoindre. Alors même qu'il n'avait jamais vécu la scène, il fut avec elle lorsqu'elle se faufila dans un corps de garde pour y dérober une armure d'écuyer. Il sentit le poids de l'équipement peser sur ses épaules délicates pendant les longues journées de chevauchée, endurées dans la chaleur étouffante du heaume qu'elle ne pouvait ôter au risque de se révéler. Il l'accompagna dans ses repas solitaires, loin du feu, de l'activité du camp et des regards indiscrets. Enfin, ils arrivèrent en vue d'Angiwk et désertèrent ensemble pour se ruer vers la ville à brides abattues. Ils traversèrent les rues envahies de cadavres, coururent vers le port...

Tamsin mit un terme au souvenir. Elle savait que Dankred ne souhaitait pas revivre les instants qui avaient suivi. Elle reprit ses caresses, massant ses tempes d'un geste apaisant. Le prince sentit sa gorge se serrer. Jamais il n'avait espéré rencontrer quelqu'un qui le comprenne comme elle le faisait. Leur union, bien qu'arrangée, était probablement la meilleure chose qui lui soit arrivé. Qu'avait-il fait pour mériter le courage et la loyauté dont elle avait fait preuve en risquant sa vie pour la sienne ? Rien, sans doute. Mais il s'emploierait à en s'en montrer digne.

Les lèvres de Tamsin se posèrent sur son front. Il sentit son sourire contre sa peau, et sourit à son tour.

Et puis, soudain, le visage de Egor d'Omstër jaillit sous ses paupières. Il grogna.

— Es-tu obligée de penser à ton père quand nous sommes nus dans un lit ?

Les mains de Tamsin quittèrent son crâne. Il ouvrit les yeux. Sa femme le regardait d’un air sérieux, les lèvres pincées dans une expression contrariée qu’il commençait à bien connaître. Il soupira et se redressa.

— Qu’y-a-t-il ?

— Les barons. Ils ont l’intention de le tuer.

À son tour, Dankred l’observa avec gravité. Tamsin, en dépit de son apparente vulnérabilité, n’était pas de celles qui s’en laissent conter. Elle n’attendait pas de lui qu’il la protège. Les Vaillants savaient à quel point elle était la plus efficace dans ce domaine !

— C’est une possibilité, admit-il. Les barons détestent les ducs d’Omstër depuis trop longtemps pour se priver de ce plaisir.

— Mais tu vas les en empêcher, trancha-t-elle. Mon père n’est certes pas un saint, mais il n’est pas Vilem. Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour protéger le royaume. Pour me protéger. Il n’est pas responsable de la trahison de ses ancêtres, pas responsable de la Purge, et encore moins des expéditions de Josaph. Le tuer n’apportera rien.

Dankred se tortilla, mal à l’aise. Elle avait raison, et il le savait. Mais il savait également que, plus que Varanque, c’était la tête du duc que les barons convoitaient. Deux siècles après la trahison de Vilem, leur soif de vengeance était intacte. Qui était-il pour la leur refuser ? Il avait déjà eu du mal à se faire accepter au sein de leur coalition, et il avait promis au baron d'Omstër qu'il collaborerait sans discuter ses plans. L’accepteraient-ils toujours s’il tentait de les priver du sang dans lequel ils rêvaient de se baigner depuis des générations ?

— Tu es le descendant de Silje, insista Tamsin comme si elle avait lu dans son esprit. Le vampire d’Angiwk. Le sauveur d’Omsterad. Et, d'après certains, le véritable roi de Rilke. Ils te respectent autant qu’ils te craignent, et tu le sais. Il ne tient qu’à toi de prendre la place qu’ils sont prêts à te laisser. Impose-toi. Impose-nous ! Et sauve la vie de mon père.

Dankred baissa les yeux, incertain. Il aurait aimé partager la foi que Tamsin avait en l'avenir. Elle glissa une main sous son menton et le força à redresser la tête. Son regard d’ambre plongea dans le bleu glacé du sien.

— S’il te plaît ?

Le prince de Rilke soupira, puis lui sourit.

— Tout ce que tu voudras, souffla-t-il.

Les mains de Tamsin glissèrent le long de sa mâchoire, plongèrent à nouveau dans ses cheveux, et elle l’attira contre elle dans un baiser lent et profond. Le prince frémit en sentant sa poitrine se presser contre la sienne. Il referma sur elle ses bras immenses. Bientôt, rien ne compta plus que le rythme de leur corps l’un contre l’autre, et la chaleur de leurs souffles entremêlés.

*

Une fois n'était pas coutume, il fut en retard à son rendez-vous avec le baron d'Omstër. Léon l'accueillit dans son bureau, un sourire sardonique accroché au coin des lèvres. Le prince de Rilke n'était pas sûr d'apprécier cet air goguenard. Mais il n'avait pas eu le loisir de bouder très longtemps. Le baron, fidèle à sa parole, avait fait venir de Fern deux mages qui se proposaient de lui apprendre à mieux maîtriser ses capacités.

— Nous commencerons cet après-midi, lui indiqua l'un d'entre eux. Le baron nous prête l'un des manèges d'entraînement normalement réservés à ses cavaliers.

— Soyez à l'heure, ajouta le second d'un air sentencieux.

— Et essayez de ne pas détruire mes infrastructures dès le premier jour, ajouta Léon, clairement soucieux.

Dankred se retint de lever les yeux au ciel. Il avait l'impression d'être revenu à l'Académie, et cette sensation avait quelque chose de déplaisant. Là-bas, comme à Berhyl, il n'avait été qu'un pion sur le plateau d'un jeu dont il ne comprenait pas les règles. Il avait espéré qu'Omsterad serait différente. Pour la première fois, il avait eu l'impression de comprendre ce qu'on attendait de lui. Mieux encore, il avait trouvé une cause ! Mais, s'il avait espéré devenir pour les barons un allié à part entière, Léon s'était assuré qu'il resterait un accessoire. Un atout, plus qu'un partenaire.

Comment Tamsin espérait-elle qu'il s'impose dans ces conditions ?

Il sortait du bureau quand il manqua de heurter Bleik. Son meilleur ami, sa longue chevelure rousse en bataille, remontait le couloir à une allure qui frisait le sprint.

— Que se passe-t-il ? s'étonna Dankred.

— C'est Isther ! s'écria l'ingénieur sans ralentir. Elle s'est réveillée pour de bon !

Dankred, intrigué, lui emboîta le pas. L'Arabolie était arrivée plus morte que vive à Omsterad et, s'il voulait être honnête, il avait pensé qu'elle ne s'en tirerait pas. Elle avait eu l'air si... inerte quand Leander avait déposé son corps dans le hall du château ! Elle s'était réveillée une première fois, puis une dizaine d'autres au cours des deux dernières semaines. Sans doute était-ce normal, après une telle blessure.

Ils remontèrent rapidement les couloirs en direction de l'aile réservée aux appartements. Au fil des jours, Dankred avait commencé à apprécier ces corridors parcourus de moelleux tapis bleus et aux murs couverts de portraits familiaux. Le château d'Omsterad avait beau être une cage dorée, il s'y sentait davantage à sa place qu'à Berhyl, où il avait pourtant passé une partie de son enfance. Bleik s'arrêta devant la porte de la chambre d'Isther et l'ouvrit sans attendre. Sans doute, songea Dankred avec un sourire, cette sensation était-elle due à la compagnie, plutôt qu'au lieu lui-même.

Il ne fut pas surpris de trouver Leander et Noam au chevet de la miraculée. Assise contre des oreillers rebondis, elle portait laborieusement une tasse de thé à ses lèvres gercées par la fièvre.

— Isther ! s'exclama Bleik en s'approchant du lit.

L'Arabolie tourna vers lui un visage amaigri. Ses traits tirés s'adoucirent en reconnaissant l'ingénieur.

— Bleik, coassa-t-elle. Je suis heureuse de vous revoir.

— Et moi de vous voir réveillée.

Le savant, soudain parvenu au bout de ses réserves de sociabilité, s'immobilisa. Il était clair que, tout à sa joie, il n'avait pas réfléchi plus loin que le pas de la porte. Dankred le connaissait suffisamment bien pour déceler chez lui un début de panique. Il s'avança à son tour et posa une main apaisante sur l'épaule de son ami.

— Isther Raèn d'Arabòl, salua-t-il. Je suis ravi de vous rencontrer enfin. Bleik et Leander n'ont que votre nom à la bouche depuis leur arrivée.

Sa déclaration fit simultanément rougir l'ingénieur et le soldat. Ce dernier se racla vigoureusement la gorge et se leva pour remplir la tasse de thé vide. Isther posa sur Dankred un regard fatigué. Elle avait les yeux d'un brun très sombre, presque aussi noir que ses cheveux. Ces derniers, laissés libres, tombaient en mèches ternes sur ses épaules hâlées. Elle ressemblait à un oiseau mal en point. Une corneille déplumée.

— Dankred de Rilke. Bleik m'a également beaucoup parlé de vous.

L'ingénieur, au comble de la confusion, chercha immédiatement à changer de sujet.

— Comment vous sentez-vous ?

— Comme une terminière après le passage d'un bafleur, fit-elle avec un pauvre sourire.

Dankred haussa les sourcils. Il n'était pas sûr de savoir ce qu'était une terminière, ou même un bafleur. Il supposa que c'était une expression arabolie. Bleik tendit une main hésitante et tapota maladroitement l'épaule de la jeune femme. Elle lui retourna un rictus amusé. Cette expression de tendre tolérance pour ses compétences humaines limitées surpris Dankred. Pendant longtemps, il avait été le seul capable d'interpréter sles silences et les maladresses de son ami. Il éprouva une sensation étrange à l'idée que ce n'était plus le cas.

— Là, intervint Leander en fourrant une nouvelle tasse dans les mains de la jeune femme. Ça va vous faire du bien.

— Ça n'a pas beaucoup de goût. Comment appelez-vous ce breuvage ?

— Du thé. C'est un peu comme le kovar, en moins bien. Allez, buvez, c'est bon pour vous !

Noam, assis de l'autre côté du lit, poussa la main de la jeune femme vers le haut pour l'aider à tremper ses lèvres dans le liquide. Dankred l'observa un moment, fasciné. Il y avait chez elle quelque chose d'étrange, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Il fallut qu'elle croise de nouveau son regard pour qu'il comprenne. Les prunelles sombres de l'Arabolie étaient comme deux abysses dont il ne parvenait à extraire aucune sensation. Il n'émanait d'elle ni la chaleur des émotions positives, ni le filet glacé de la peur ou de la colère. Elle le regardait et, pour la première fois depuis des mois, il ne ressentait rien. Par le prisme du pouvoir, Isther Raèn d'Arabòl n'existait pas.

— Je n'étais pas pour faire halte ici, admit-elle. Mais merci de m'avoir aidée.

Elle n'existait pas, et pourtant elle parlait.

— Les amis de Bleik sont mes amis, balbutia-t-il, gagné par une peur irrationnelle. Et puis, je n'ai pas fait grande chose.

Était-ce une séquelle de sa blessure ? Passer aussi près de la mort vous arrachait-il à la trame de la réalité ? Isther était-elle condamnée à ne plus faire partie de rien, à exister à côté des choses ? Ses réflexions fiévreuses furent heureusement interrompues par un coup discret frappé à la porte.

— Entrez, fit Leander.

Un domestique se faufila dans la pièce. Il portait un plateau cuivré sur lequel reposait une unique lettre cachetée. Il se dirigea droit vers Isther et la jeune femme paru momentanément déroutée.

— Du courrier pour moi ? Mais je...

Le domestique, qui estimait manifestement que ses devoirs n'incluaient pas de faire la conversation avec une Arabolie en déshabillé, se contenta de lui tendre son plateau avec insistance. À la vue de l'écriture fine qui ornait l'enveloppe, le visage d'Isther s'éclaira. Elle se saisit de la lettre sans plus d'atermoiements. Le domestique repartit aussi prestement qu'il était arrivé. Dankred, curieux, se pencha un peu plus par-dessus l'épaule de Bleik.

— C'est Andrem ! s'exclama la convalescente. Mais... comment a-t-il su... ?

— Je lui ai fait parvenir une lettre quand nous sommes arrivés, expliqua obligeamment Leander.

Isther lui retourna une œillade horrifiée. Sa peau ordinairement cuivrée, déjà ternie par la douleur et le manque de nourriture, devint presque grise.

— Je ne lui ai rien dit, la rassura immédiatement le soldat. Je... j'ai pensé que c'était à vous de le faire. Je voulais simplement qu'il sache où nous joindre et lui assurer que nous ne l'oubliions pas.

— Merci, se rasséréna Isther.

Dankred n'était pas entièrement sûr de suivre leur conversation. De quoi l'Arabolie avait-elle peur ? Qui était ce Andrem ? Elle reprit sa lecture fébrile. Ses mains se mirent à trembler.

— Aghaz est assiégée depuis plus d'un mois. Andrem se trouve à Kahvé, que les troupes de Solà encerclent également. Il dit qu'ils ne tiendront plus longtemps. La ligne de ravitaillement entre le port et la forteresse est coupée depuis trois semaines. Il n'a aucune nouvelle de Sierra. Par le Ciel...

Elle se laissa aller dans ses oreillers. Dankred eut l'impression qu'elle allait de nouveau s'évanouir.

— Nous avons échoué.

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