Chapitre 4 - Isther

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Tout d'abord, il y eut un remous dans l'obscurité. C'était comme si les ténèbres avaient toujours été là, mais qu'elle ne s'en apercevait qu'à ce moment où, quelque part, très loin vers l'horizon du néant, un mouvement était venu nier leur immobilité. Il se passa une éternité avant que le remous se reproduise, plus puissamment cette fois. Il prit la forme d'un souvenir. Jadis, il y avait eu de la lumière. Des formes. Des sons. Où étaient-ils passés ?

Était-ce cela, la mort ?

Pourquoi était-ce aussi douloureux ?

L'obscurité reflua, remplacée par un afflux de conscience. Isther se souvint qu'elle était une personne, et que les personnes avaient des yeux. Il lui fallut un moment avant qu'elle réapprenne à les ouvrir. Lorsqu'elle y parvint, elle fut surprise de l'effort que lui coûtait ce simple geste. Pendant quelques secondes, elle regarda la lumière sans rien voir d'autre. Elle avait l'impression d'être engluée dans une substance visqueuse, un flot blanc, inerte et intouchable. Et puis, soudain, comme si quelqu'un avait réactivé ses sens, la douleur qui rôdait à la lisière des ténèbres, ce remous à la surface du néant, bondit avec elle dans la lumière. Elle l'attrapa dans ses crocs et mâcha férocement. La souffrance lui vrilla le corps. Elle eut envie de se rouler en boule, mais découvrit qu'elle ne pouvait pas bouger.

La panique l'envahit. Elle ne voyait rien, mais sentait tout. De la lumière et des formes lui parvenaient, mais rien, en dehors de la douleur, n'avait aucun sens. Et puis il y eut un son rauque, un crescendo terrifiant, qui se révéla être sa propre voix. À ses côtés, un mouvement brusque lui apprit qu'elle n'était pas seule, mais elle fut incapable de bouger autre chose que ses yeux.

Une forme à sa gauche dit quelque chose. Cela ressemblait à un nom.

La jeune femme tenta de parler à son tour, en vain. Une sensation chaude lui indiqua qu’on avait saisit sa main. Elle tenta d’obliger ses doigts à répondre à cette pression et fut soulagée quand elle pensa y être parvenue. Elle sentit la noirceur revenir, et elle accueillit son engourdissement avec délices. Finalement, songea-t-elle, il était préférable de ne plus rien ressentir.

Le phénomène se répéta à plusieurs reprises. Elle n’aurait su dire combien. À chaque fois, elle se sentait remonter vers la surface avec plus d'aisance. Chacun de ses allers-retours dans le néant la débarassait d'un peu plus de cette substance visqueuse qui la coupait du monde. Elle se souvint de qui elle était. Elle se souvint qu’il s’était produit quelque chose de terrible. Peu à peu, ses doigts gagnèrent en mobilité, elle pu tourner la tête et, à son grand soulagement, bouger les orteils. La douleur, en revanche, ne diminua pas. Elle irradiait de son ventre jusque dans ses cuisses et sa cage thoracique dans un cycle sans cesse renouvelé, une vague qui montait encore et encore jusqu’à écraser sa conscience comme un insecte contre un mur.

Elle ne se réveillait jamais seule. Une silhouette massive et une ombre nettement plus petite se relayaient à son chevet. Leurs voix résonnaient quelque part à l’extrême limite de sa compréhension, familières et lointaines à la fois. Il lui sembla qu’une année s’écoulait avant qu’elle ne parvienne à les identifier. Leander, son protecteur, et Noam, son cousin. Et puis une idée parvint à se frayer un chemin dans son esprit embrumé.

— Le..ander, coassa-t-elle un jour en localisant la plus grande des deux ombres dans un coin de son champ de vision.

La silhouette fut à ses côtés en un instant, les contours flous d’un visage apparurent au-dessus de sa tête.

— Vous parlez, dit-il avec un soulagement qui se mua aussitôt en un ton impérieux. Ne parlez pas. Économisez vos forces. Vous… vous avez été grièvement blessée.

Il s’empara d’un verre et fit glisser un peu d’eau entre ses lèvres gercées. Isther déglutit par réflexe, mais elle voulait parler. Elle se souvenait. Elle se revoyait hésiter, son arme brandie au dessus de la tête. Elle revoyait le soldat aux yeux vairons. Elle sentait l’acier mordre sa chair et le sang s’écouler en un bouillon écarlate. Elle sentait la vie la quitter…

Elle posa les mains sur son ventre par-dessus la couverture. Leander secoua la tête et disparut. Isther l’entendit s’asseoir dans un fauteuil près du lit et fit un effort monumental pour tourner la tête dans sa direction. Comme si son mutisme n’était pas suffisamment éloquent, il se prit brièvement la tête dans les mains. Isther savait ce que signifiait son attitude mais ses propres émotions lui semblaient distantes, éteintes. Comme son corps. Elle attendit patiemment qu’il prenne la parole. Elle avait besoin qu’il lui parle. Qu’il le lui dise.

— Le physicien dit que le bébé… que c’est fini. Et Noam… Noam ne vous voit plus, balbutia enfin Leander. Je suis désolé.

— Oh, dit simplement Isther avant de se rendormir.

À moins qu’elle n’ait purement et simplement perdu connaissance.

— Ne pleure pas, dit une voix qui la réveilla.

Il faisait nuit et un petit garçon était couché avec elle dans son lit. Elle se demanda s’il s’agissait de son fils. Puis elle se souvint que son enfant à elle — ou plutôt celui qui aurait pu être — était mort. Noam était son cousin. Il passa fébrilement les mains sur ses joues pour effacer les traces de son chagrin, mais elle fut secouée d’un nouveau sanglot. Elle avait eu tellement de mal à le croire, et pourtant... Avant même d’avoir eu le temps de se faire à l’idée, elle avait perdu le bébé. L'enfant d’Andrem.

La tristesse et la confusion menacèrent un instant de prendre le dessus, et elle fit un effort pour penser à autre chose. À sa propre surprise, elle parvint à repousser l’idée quelque part dans un recoin de son esprit, là où rôdaient parfois les images du meurtre de sa tante et de la destruction du domaine de Raèn. Elle s’en détourna. Elle ne pouvait pas continuer à se réfugier dans le néant. Sierra et Andrem n'étaient pas morts, du moins pas encore. Elle pouvait encore les sauver. Elle n'avait pas le droit de renoncer.

Pour la première fois, parvint à se concentrer sur la pièce où elle se trouvait. C’était une chambre de grande taille, au sol parqueté de vieux bois et aux murs couverts de tentures bleues aux motifs dorés. Elle n’aurait su dire s’ils étaient censés représenter quelque chose. Tout lui semblait étranger.

— Où… sommes-nous ? demanda-t-elle.

— On est chez Leander, à Omsterad.

— Quoi ? Non !

Rien dans cette phrase ne lui plaisait. Elle aurait dû se trouver à Berhyl sous la protection du roi Olric, et pas au milieu de la rébellion des barons ! Elle tenta de bouger les jambes sur lesquelles pesait le poids confortable des couvertures, en vain. Elle se sentait faible comme un nouveau-né. Noam la maintint contre le matelas sans effort.

— C’est pour que tu guérisses. Les gens sont gentils, et ici je vois mieux. Maintenant dors, le physicien dit que tu dois encore te reposer, lui intima le petit garçon.

Davantage vaincue par la douleur que par son ton autoritaire, Isther se laissa retomber contre ses oreillers. Noam lui sourit, un vrai sourire tel qu'elle ne lui en avait plus vu depuis des mois, puis se blottit contre elle. Elle rassembla quelques forces pour l’étreindre et, pour la première fois depuis longtemps, elle plongea dans un sommeil véritable, peuplé de cauchemars familiers.

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