Chapitre 3 - Leander

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Leander fut tiré du sommeil par les premiers rayons d’un soleil radieux. Au moment où il ouvrit les yeux, une douleur aigue fusa dans son dos. Comme tous les soirs depuis une semaine, il s’était assis dans un grand fauteuil tiré près du lit d’Isther et s’était assoupi la tête sur le lit. Il se redressa précautionneusement, tant pour ménager ses muscles endoloris que pour éviter de la déranger. C’était inutile. Isther n’avait pas bougé depuis que la fièvre était tombée. Il ne savait pas s’il préférait cette immobilité totale aux convulsions qui l’avaient agitée la première nuit, alors même que le physicien s’efforçait de recoudre son ventre. Ce dernier entra dans la chambre à ce moment précis. Sa tunique pourpre produisit un bruit feutré contre le sol de bois massif.

— Pour l’amour de Silje, monseigneur, allez-vous-en ! s’écria-t-il en l’apercevant. Vos appartements sont à quelques portes, je vous prie d’en faire usage avant de tomber malade. J’ai bien assez de votre neiti sur les bras.

— Je vais bien, répondit mécaniquement Leander.

— En tant que physicien, permettez-moi d’en douter. Sortez et allez-vous reposer. Je dois l’examiner, de toute façon. Vous ne pouvez pas être là.

Comme tous les matins, Leander céda à cet argument et quitta la chambre d’un pas lourd. Au moment de refermer la porte, il se retourna une dernière fois pour guetter les signes du réveil sur le visage de son amie, en vain. Les premiers jours, l'air apaisé que lui conférait l'inconscience l’avait beaucoup perturbé. Pour lui, Isther avait toujours été cette jeune femme au regard hanté avec laquelle il s’était échappé du palais de Peliàm, et qui se réveillait chaque nuit en hurlant. Ces traits détendus, songea-t-il, étaient ceux que lui connaissaient sa famille et ses amis avant le coup d'Etat. Avant que sa tante et son oncle ne soient assassinés sous ses yeux. C'étaient ceux de la vraie Isther. Celle qu’il avait brièvement croisée dans un couloir à son arrivée à Peliàm. Celle qu’il ne connaissait pas.

Il regagna ses appartements et, pour la première fois depuis des années, passa un moment à s’observer lui-même dans le miroir dans un autre but que de se raser. Pendant de longues minutes, il chercha sur son visage la trace du garçon qu'il se souvenait avoir été. Celui qui était né et avait grandi dans ce château ; ce gamin idéaliste d’avant les montagnes, le froid et les horreurs de la guerre. Mais il avait disparu. L’ancienne Isther avait-elle disparu, elle aussi ? N’étaient-ils tous deux que les fantômes d’un passé heureux, flétris par les souvenirs, le sang et la violence ?

Il se retourna vers sa chambre. Sur l’un des murs, au-dessus d’un petit secrétaire, son père avait fait accrocher un portrait tout à fait grotesque. La peinture représentait Leander lui-même, recevant sa médaille de vétéran, le torse bombé devant une foule de soldats anonymes. La scène, magnifiée à l’extrême, lui donnait envie de vomir. Comment son père, qui méprisait la famille royale, pouvait-il concevoir une telle fierté de cette récompense ? Il avait beau y réfléchir, il ne voyait aucun honneur à ce qu’il avait été forcé d’accomplir dans les montagnes.

Il était parti pour la guerre avec l’allant des imbéciles qui confondent conflits et aventures et il y avait perdu ses rêves. Le garçon de vingt et un ans qui se voyait en aventurier sans peur s’était révélé être un soldat anonyme dont la tâche se résumait à affronter, jour après jour, un adversaire aussi mal armé qu’insaisissable. Les combattants ennemis semblaient parfois à peine assez âgés pour tenir une arme. La guerre avait fait de lui un meurtrier que la victoire avait érigé en héros. Son seul mérite avait été d’avoir trouvé une issue, et d’en être revenu vivant.

Tournant le dos à la peinture, il s’effondra sur le lit. Il savoura chaque centimètre carré du matelas douillet qu’il dédaignait depuis des jours. Il n’eut cependant pas le temps de s’y rendormir, car quelqu’un cogna à sa porte.

— Entrez, grogna-t-il.

Le battant s'ouvrit sur deux silhouettes drapées dans les manteaux sombres typiques des Tonneliers. L’homme, de haute stature, était flanqué d’une jeune femme plus menue, mais dont Leander connaissait suffisamment bien la propension à la violence pour s’en méfier tout autant. Il soupira et se redressa sur le lit. Il avait oublié ce rendez-vous.

— Lev, salua-t-il. Freha.

La jeune femme lui adressa un signe de tête et alla directement se percher sur l’accoudoir d’un gros fauteuil en cuir. Leander leva les yeux au ciel. Lev se racla la gorge, les mains sur les hanches.

— J’imagine que tu ne m’as pas fait demander pour le plaisir de foudroyer mon apprentie du regard. Qu’est ce que tu veux, Leander ?

— Ton apprentie met ses bottes sales sur mon fauteuil, signala le soldat avec humeur. La politesse ne fait-elle pas partie des leçons que tu lui dispenses ?

— J’ai priorisé l’art de t’agacer, ironisa Lev avant d’enchaîner. Que puis-je pour toi, mon frère ?

Leander soupira. Il aurait mieux fait de se préparer à cette entrevue plutôt que de se perdre en considérations philosophiques. Lev était loin d’être un interlocuteur facile.

— J’ai une faveur à te demander, admit-il du bout des lèvres.

— Je t’écoute.

— J’aimerais faire parvenir une lettre à Aghaz. De manière discrète. Et urgente.

Lev se rembrunit et croisa les bras.

— C’est au sujet de ta neiti ?

— Plus ou moins.

— Qu’y aurait-il dans cette lettre ?

— Rien que je souhaite partager avec la Tonnellerie.

Freha gloussa. Lev fronça les sourcils. Manifestement, ce n’était pas la réponse qu’il souhaitait entendre. Leander, reconnaissant chez son frère les premiers signes de la colère, se contracta. Le Tonnelier pouvait faire preuve d’un caractère exécrable quand les choses ne se déroulaient pas comme il le souhaitait.

— Pourquoi diable devrais-je affecter un de mes hommes au transport d’un courrier dont je n’aurais pas le droit de connaître la teneur, adressé à une nation officiellement alliée avec la famille contre laquelle nous nous apprêtons à entrer en guerre ?

— Parce que je suis ton frère, et que tu me fais confiance ?

Lev parti d’un rire narquois qui blessa Leander plus qu’il ne l’aurait jamais admis devant lui. Son frère, de dix ans son aîné, ne l’avait jamais pris au sérieux. Pire : alors même que Leander pensait qu’il ferait de lui son apprenti, il lui avait préféré une gamine ramassée dans les rues d’Omsterad. À l’époque, il en avait conçu un dépit si intense qu’il avait fallu l’intervention de leur père pour qu’il accepte de lui réadresser la parole. Il avait été stupide de penser que Lev le traiterait différemment aujourd’hui.

— Te faire confiance ? répéta le Tonnelier avec dérision. Toi, le héros des guerres de Josaph, le prodige des Cohortes Trägen, le petit soldat qui rêvait, comme son roi, de partir explorer les terres du nord pour découvrir le secret des dieux… Toi le chienchien de la famille royale, tu me demandes de te faire confiance ?

Leander se leva d’un bond, hors de lui. Il empoigna Lev au collet, et ce dernier parut momentanément désarçonné par la force de son cadet.

— Comment oses-tu ? gronda Leander à deux centimètres de son visage. Contrairement à toi, je n’ai jamais eu le moindre choix ! Que crois-tu qu’il se serait passé si père avait refusé que je parte combattre pour la famille royale ? Penses-tu que toi et tes petits copains auriez eu la latitude pour comploter dans l’ombre si les Rilke nous avaient soupçonnés de quoi que ce soit ? Père m’a envoyé au combat, en sachant très bien que j’avais peu de chance d’en revenir, pour gagner du temps. Pour te donner le temps de reprendre le contrôle de la Tonnellerie. Et maintenant, tu viendrais me le reprocher ?!

Furieux, Lev agrippa la main qui le maintenait en place et pinça vigoureusement son poignet à un endroit précis. Une douleur aigue se propagea dans le bras de Leander qui grogna de douleur, mais refusa de lâcher prise. Lev le considéra à nouveau avec stupéfaction et, pour la première fois, un peu de crainte.

— Si tu essaies de m’émouvoir, c’est pathétique, cracha-t-il néanmoins. Après la guerre tu aurais pu revenir à Omsterad, mais tu as préféré intégrer les Cohortes. La milice du roi ! Tu vas encore me dire que c’était pour nous aider ?

Leander soupira et relâcha son frère.

— Non. C’était pour moi, avoua-t-il. Les expéditions vers le nord. Je voulais y aller. Je voulais savoir.

— Des gamineries, conclut Lev. Comme toujours.

— Non ! Tu ne comprends pas. Les shirins ils… ils racontaient des choses. Des histoires sur Vanqiem et ses habitants, des trucs à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Je voulais y aller voir si c’était vrai, me faire ma propre idée. Les Vaillants, leur origine, leur disparition… Toutes les réponses pourraient se trouver là-bas !

Lev balaya ses arguments d’un mouvement négligent de la main.

— Les Vaillants ? Tu t’entends parler ? Ce ne sont que des foutaises inventées par les Rilke pour prendre le pouvoir. Et, pour toi, un prétexte pour t’enfuir. Le roi est mort, les expéditions ont été annulées et, au lieu de revenir, tu as accepté un rôle d’ambassadeur à Arabòl. De l’autre côté de la Finemer ! Là-bas aussi, tu pensais trouver les Vaillants ?

Leander haussa les épaules. Il n’avait plus la force nécessaire pour affronter son frère. Quoi qu’il fasse, Lev trouverait à y redire. Il n’avait jamais été assez bien pour lui, et ne le serait probablement jamais. Mais il avait également passé l’âge d’essayer de se justifier auprès de son aîné.

— Je voulais faire quelque chose pour moi, admit-il. Je voulais voyager dans autre but qu’assassiner des gens pour le compte de quelqu’un d’autre.

Lev le considéra avec mépris, comme si cette volonté d’individualité avait été un aveu de faiblesse. Comme leur père, il n’avait jamais vécu pour autre chose que la vengeance des descendants de Lorik sur ceux de Vilem. Rien d’autre ne comptait à ses yeux : le reste n’était que « gamineries ». Leander éprouva soudainement un élan de pitié pour ce frère dont l’horizon mental n’avait jamais dépassé les Baronnies et leurs obsessions séculaires. Comme lui, il était l'esclave d’une guerre qui n'était pas la sienne, une haine si profondément ancrée qu’elle n’avait plus aucun sens. La seule différence, c'était qu'il n'en avait pas conscience.

— Va-t’en, soupira-t-il, soudainement épuisé. Si tu n’as pas l’intention de m’aider, je ne veux plus te voir dans ma chambre.

— Je m’en irais si je le veux, s’entêta Lev. Qu’y a-t-il dans cette lettre ?

Leander le regarda bien en face.

— Ne me force pas à te faire sortir, menaça-t-il. Tu es peut-être l’espion en chef de notre père mais, de nous deux, je reste le plus dangereux, crois-moi. Je te déconseille de l’oublier.

Lev vacilla. Il hésita puis, estimant probablement qu’il serait de mauvais goût de se battre avec son petit-frère alors qu’ils avaient tous deux atteint l’âge adulte, il haussa les épaules et se dirigea vers la sortie. Freha le suivit, mais marqua un arrêt devant la porte. Elle observa son maître s’éloigner d’un pas furieux et, lorsqu’il tourna au coin d’un couloir, elle se tourna à demi vers Leander.

— Ta lettre, dit-elle. Je vais le faire.

Leander la dévisagea avec intensité. Quelle était donc cette nouvelle sournoiserie ?

— Lev l’a interdit. Et c’est ton maître, lui rappela-t-il.

— Je suis son apprentie, pas son chien, répliqua-t-elle en haussant les épaules. Contrairement à lui, je crois que tu ne feras rien pour nuire à ton père. Et, de toute façon, il n’en saura rien. C’est lui qui m’envoie en mission dans le sud, et il n’a pas spécifié ce que je devais mettre dans mes bagages. A toi de voir à quel point cette lettre est importante pour toi. Je pars pour Lamelawk dans trois heures. Ton pli a intérêt à être prêt à ce moment là parce que je ne t’attendrai pas.

Elle lui adressa un nouveau clin d’œil puis disparut à son tour. Leander n’hésita que quelques secondes avant de se précipiter vers son secrétaire.

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