Chapitre 1 - Andrem

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Le vent et le sable filaient en hurlant entre les petites maisons de pierres. La tempête durait depuis des heures. Elle était arrivée de la mer sans prévenir, engloutissant tout sur son passage. Harcelé par les bourrasques et la poussière, Andrem plissa les yeux pour constater l’étendue des dégâts. Ce qu’il vit ne lui plut guère. Des tuiles et divers objets jonchaient désormais les rues de Kahvé, et ce désordre empêchait ses troupes de manoeuvrer.

— Dégagez-moi ce chemin ! vociféra-t-il pour couvrir le rugissement du vent. Nous devons rétablir les communications avec la forteresse !

Les soldats arc-boutés contre la tempête redoublèrent d’efforts pour dégager la voie principale. lIs savaient tous combien leur mission était capitale. La route qui reliait Aghaz à Kahvé constituait la seule ligne d’approvisionnement de la ville assiégée. Il était vital qu’elle reste praticable. Andrem, incapable de soutenir davantage la sensation du sable sous ses paupières, se réfugia dans la bâtisse ocre qu'il avait désignée comme son quartier général. Dans la pièce principal, le mobilier se réduisait à une table couverte de cartes et de tasses à moitié terminées. Une foule de chaise dépareillées accueillait régulièrement les soldats venus somnoler quelques minutes avant de repartir au combat. Andrem s'affala sur l'une d'entre elle. Il passa la main dans ses cheveux pour les débarasser de la poussière rougeâtre qui s'y était accumulée en seulement quelques secondes.

C’était un cauchemar.

La mission que lui avait confiée son père n’était simple qu’en apparence : assurer le maintien des communications entre la forteresse et Kahvé. Le port fournissait la ville en vivres et en munitions pour les arquebuses qui tenaient l’ennemi à distance des remparts. Le chemin qui reliait le port à la cité forte serpentait au fond d’un petit canyon aux bords si étroits qu’il avait été facile pour les aghazi de le dissimuler sous des tonnes de roches et de sable. La seule issue se trouvait désormais sous Aghaz elle-même. On y accédait via un interminable escalier creusé à même la roche, ou par l’un des montes-charges qui permettait d’y hisser le réapprovisionnement venu de Kahvé.

Les troupes de l’usurpatrice Solà, si elles n’avaient pu y pénétrer, n’avaient pas hésité à remonter la fracture. Elles avaient finit par découvrir la ligne de ravitaillement, et le village faisait depuis lors l’objet d’un harcèlement incessant. De toute manière incapables de franchir les défenses la forteresse, les généraux de Solà étaient en mesure d’envoyer cinq fois plus d’hommes que ce qu’Andrem pouvait leur opposer. Sans la pugnacité et l’expertise de ses soldats en matière de guérilla désertique, Kahvé serait depuis longtemps tombée aux mains de l’ennemi. Cette mystérieuse tempête de sable était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Andrem soupira.

La porte de la masure s’ouvrit à la volée, livrant passage à un monticule de sable qui s’avéra être un soldat en piteux état. Il s’effondra sur le pas de la porte avant d’être traîné à l’intérieur par Vadim et Aaya, les deux derniers de ses officiers supérieurs encore debout. Tous deux avaient les traits tirés par l’épuisement. Pour ce qu’Andrem en savait, aucun d’entre eux n’avait plus dormi depuis deux jours. Lui-même ne se souvenait pas de la dernière fois qu’il avait pris plus d’une heure de repos. Le nouveau venu fut hissé sur une chaise où il passa plusieurs minutes à tousser, chaque quinte de toux libérant ses poumons d’une quantité considérable de sable. Nul n’osa lui proposer de l’eau de peur de le voir s’étouffer.

— … perdu le contact… premières lignes, parvint-il enfin à éructer.

Andrem se redressa, inquiet.

— La tempête les empêche peut-être de…

— Non. Il y a eu une attaque. Ils ont profité de la tempête pour…

Une nouvelle quinte de toux l’empêcha de poursuivre, mais le message était suffisamment clair. Andrem échangea un regard avec ses capitaines. Les troupes de Solà étaient passées. La route qui les reliait à Aghaz était coupée. Il fallait organiser la défense, où ils perdraient également les usines d’armement, ce qu’ils ne pouvaient guère se permettre. Ensemble, ils se précipitèrent à l’extérieur, laissant le pauvre messager crachotant se remettre de ses émotions. Il avait fait son travail. Andrem se redressa et inspira plusieurs fois profondément. Il repoussa le début de panique qu’il sentait poindre dans son ventre. Il était le petit-fils du légendaire Hamid d’Aghaz, que diable ! Son grand-père avait tenu la Mer de Pierre pendant trente ans contre les Hordes Néhèbes qui déferlaient à Arabol. Trois milles aghazis contre des dizaines de milliers d’attaquants, sous la direction d’un seul génie militaire. Andrem ne se laisserait pas déstabiliser par une poignée de péliamite venus l’importuner sur son propre territoire.

— Vadim, récupère les lignes avant et établi un périmètre à l’extérieur du village, s’écria-t-il. Aaya, je veux que tu ailles me chercher toutes les arquebuses et toutes les munitions que tu pourras trouver dans les entrepôts. Nous ne tomberons pas.

Les deux soldats hochèrent brièvement la tête et s’en furent. Andrem s’attela à attirer l’attention des hommes postés à l’intérieur du port avant d’organiser une seconde ligne de défense. La tempête qui rugissait toujours à leurs oreilles rendait les communications chaotiques, même à seulement quelques centimètres de distance, mais Andrem ne songea pas à se plaindre. Le vent, en partie bloqué par les maisons, n’était rien en comparaison de ce que devait affronter Vadim en ce moment-même. Cependant il n’avait aucun doute sur la capacité de son officier à remplir sa mission. Vadim et Aaya étaient probablement les meilleurs soldats qu’Andrem n’ait jamais eus sous ses ordres.

Il leur fallut près de deux heures pour mettre en place la défense de Khavé. Andrem aurait voulu faire parvenir un message à son père, mais l’entreprise aurait été trop risquée, voire inutile. Aghaz s’était probablement déjà aperçue de la progression de l’ennemi. L'edrab* estima que la forteresse abritait encore suffisamment de provisions et de matériel pour tenir une semaine, peut-être deux. C’était là le délai qui leur était imparti pour repousser l’ennemi et rétablir l’approvisionnement. Il tourna machinalement le regard vers la mer. Depuis combien de temps Isther était-elle partie, et combien de temps lui faudrait-il pour revenir avec de l’aide ? Il n’était même pas sûr qu’elle soit parvenue à Rilke sans encombre…

Il vacillait d’épuisement lorsqu’il regagna le quartier général. Il fallait qu’il dorme, quelques heures seulement pour retrouver ses forces et se préparer à la bataille à venir. Il franchit la porte d’un pas traînant avant de s’arrêter net. Affaissé sur sa chaise comme un pantin inerte, le visage bleu et les yeux exorbités, le soldat qui les avait prévenus de la débâcle des premières lignes était mort.

Andrem ne se souvenait même pas de son nom.

______

* Fils de drab (ici, Andrem est le fils du drab (=seigneur) d'Aghaz)

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