Chapitre 3 : La cuisinière borgne (réécriture)

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Une main me tapota l'épaule. J'émergeai en savourant un instant la douceur des couvertures sur ma peau. Depuis quand n'avais-je pas dormi dans une des chambres du borgne ? La lumière du jour inondait la cabine. Un mal de tête tambourina contre mes tempes. Peu à peu les événements récents refirent surface. Le Galion, l'abordage des pirates... et Aline.

— Lève-toi, intima-t-elle. Rejoins les autres dans l'entrepont, tu prendras le premier quart de cette après-midi.

Cela me laissait encore quelques heures. Elle me tendit les vêtements qui trainaient sur le parquet et s'installa à son bureau, dos à moi. Je me redressai péniblement, en laissant échapper une plainte sourde. J'avais mal partout, je me sentais faible et j'avais froid.

— J'ai laissé quelques biscuits de Margo sur la commode. Prends-les avant de partir.

Elle trempa sa longue plume grise dans l'encrier et la fit danser sur le parchemin racorni sous sa main. Le grattement régulier de la pointe bruissait dans le silence de la pièce.

— Merci, remerciai-je en passant ma tête par le col de la chemise.

Les sablés de Margo étaient secs, mais sucrés. L'attention d'Aline me toucha. En contemplant la chevelure brune qui tombait en cascade dans son dos dénudé, je mesurai cependant la distance qui nous séparait. Je ne devais pas m'attarder plus longtemps dans sa cabine. La quartier-maître ne se retourna d'ailleurs pas quand j'annonçai maladroitement mon départ.

Sur le pont du Corbeau Blanc, la lumière du jour m'aveugla. Les mains devant les yeux, un picotement au nez me fit éternuer. Quelque part, une mouette craya au-dessus du navire. Sa présence indiquait que la terre était proche, mais je n'avais aucune idée de l'endroit où nous nous trouvions. Argis, le doyen, était à la barre, et regardait droit devant lui.

La progression sur le pont du navire fut difficile. J'avais l'affreuse sensation de m'être levé trop vite. Ma tête tournait et un vertige me voila la vue. Des silhouettes d'hommes allaient et venaient autour de moi, ne se préoccupant nullement de mon état de faiblesse. Les rires de deux adolescents me parvinrent depuis le gréement, mais j'étais trop ébloui et désorienté pour les apercevoir. Mes membres gémissaient à chaque pas. C'était comme si j'avais les pieds d'une table branlante à la place des jambes. Tant bien que mal, j'atteignis l'échelle qui menait aux étages inférieurs et rejoignis l'équipage encore endormi dans l'entrepont.

En me voyant arriver, Derka se pencha dans la pénombre avec un sourire éloquent.

— Alors ? Le cachottier n'as pas traîné, à ce que je vois.

Je m'affalai dans mon hamac avec un soupir, trop fatigué pour lui répondre. Et plus encore pour faire face aux hommes goguenards qui m'épiaient. J'avais des élancements à l'épaule et peinais à garder les yeux ouverts. Allongés dans leurs branles, d'autres gars arboraient des expressions plus sombres. C'était notamment le cas du môme de Margo, qui me foudroyait du regard. Si la moitié d'entre eux m'en voulaient d'avoir pris les faveurs de la quartier-maître, l'autre risquait tôt ou tard de me tomber dessus également. Les hommes fonctionnaient toujours ainsi, et ces types-là n'y feraient pas exception. J'écartai néanmoins ces sombres préoccupations pour trouver le repos que mon corps exigeait. Bercé par le roulis de la houle, je plongeai sans difficulté dans un profond sommeil.

***

Le retentissement de la cloche de quart et l'agitation qui s'ensuivit me réveillèrent peu après midi. J'étais loin d'avoir eu mon compte de repos, mais m'attarder dans mon hamac ne m'aurait attiré que des ennuis. L'édenté gambadait dans les coursives en m'appelant à tue-tête.

— On a perdu trois gars cette nuit, me confia-t-il avec une grimace, avant de grimper à l'échelle.

C'était étrangement peu, voir impensable sans avoir pris le galion par surprise. Je m'étonnais de ne jamais avoir entendu parler du Corbeau Blanc et de son équipage.

Une fois sur le pont, Ameth administra aux hommes les tâches qu'ils avaient l'habitude de faire. Steve remplaça le doyen à la barre, et Derka fut sollicité pour rafistoler certains cordages sectionnés durant l'affrontement. Le dégarni me dévisagea, moi et le plus jeune membre de mon quart - il avait le teint hâlé, probablement originaire du désert rouge - puis nous chargea de nettoyer le pont, en commençant par les taches de sang qui imprégnaient le bois.

A genoux sur le pont du Corbeau Blanc, muni de torchons, de seaux d'eau de mer, moi et le gosse nous attaquâmes aux planches près du mât, là où avaient été regroupés les blessés et mourants. Malgré ses cernes sous les yeux, le gamin mettait du cœur à l'ouvrage et frottait frénétiquement le bois du pont, ne prenant même pas la peine d'éponger son front, ruisselant de sueur. Les mains rougies par l'effort, j'essorai mon chiffon en songeant à mes premières années à bord du Justicier, le trois-mâts de Morick Helbarn, corsaire du roi.

— Pourquoi vous m'regardez comme ça ? me lança le gosse.

Je le fixais sans le voir depuis qu'Ameth était parti. Je me laissais bien trop souvent happer par mes pensées.

— Tu me rappelles quelqu'un.

Il eut un reniflement méprisant et plongea de nouveau son chiffon dans l'eau du seau, avant de reprendre sa tâche.

— Hé... repris-je. Tu t’appelles comment ?

D'abord surpris, il me regarda avec une vague lueur d’intérêt.

— Malek.

— Bien, moi c'est Gaspard.

Notre échange n’alla pas plus loin, mais il me rappela tellement de premiers contacts avec les gamins de la bande que je sus que lui et moi étions amenés à bien nous entendre.

***

Le temps passa et mon épaule droite - celle que mon geôlier avait récemment déboitée - m'élança de nouveau, tout comme mon dos, courbé sous l'effort. Nous étions aux heures les plus chaudes de la journée. Mes vêtements, imbibés de sueur, me collaient à la peau. La tâche me parut bientôt si difficile que je fus incapable d’estimer s’il s'agissait d'une mise à l'épreuve ou si Aline m’avait réellement accordé un répit durant la matinée. Cette pensée se fit plus forte encore quand elle vint s’accouder à la rambarde, accompagnée d'Ameth, et qu’elle balaya le pont du regard, tout en l'écoutant lui faire son compte-rendu. La quartier-maitre ne nous prêta pas plus d'attention qu'aux autres.

— Vous en pincez pour elle, hein ? chuchota l’enfant du désert.

Je détournai vivement le regard, le rouge aux joues. Le gamin me dévisageait avec un air narquois, fier de son observation. J’hésitais à le rembarrer en lui rappelant son âge et sa place, puis renonçais : inutile de lui mentir ou de le prendre pour un idiot, car les réactions des gosses comme lui étaient parfois imprévisibles. Et en m’y prenant bien, je pouvais en revanche en apprendre un peu plus sur elle.

— Possible, mais je ne suis sûrement pas le premier...

Malek mordit sans hésitation à l’hameçon.

— Ça, c’est sûr ! s’exclama-t-il. Mais ils sont en revanche pas nombreux à pieuter dans sa cabine…

Son sous-entendu me glaça le sang. Si Malek avait cherché à me déstabiliser, il avait réussi. L'adolescent s’était rapproché de moi et de mon seau en parlant sur le ton de la confidence, un sourire toujours plus malicieux aux lèvres.

— Vous deux, interpela sèchement Ameth depuis la rambarde, arrêtez de jacasser et allez donc aider Margo aux cuisines !

— B…bien monsieur, balbutia-t-il.

Son visage se crispa, et il reprit aussitôt tout son sérieux. Croisant le regard glacial d'Aline, je regrettai amèrement de m’être fait reprendre devant elle et les autres, qui n'avaient bien sûr rien loupé.

Ne prêtant pas trop attention aux remarques qui me parvenaient, je suivis Malek jusqu'à l'avant du navire où devait se trouvait la coquerie. Là, il descendit très lentement l'échelle, puis s'immobilisa devant la porte de la cuisine, le temps que je le rejoigne. Je le sentais nerveux, il semblait même hésiter à me parler.

— Il y a un problème ? lui demandai-je.

— C'est... c'est la première fois que je viens travailler pour elle, chuchota-t-il. Et on dit tout un tas de choses horribles sur cette femme !

— Je crois pas qu'on ait trop de soucis à se faire, le rassurai-je. C'est pas dans son intérêt de jeter un mousse par-dessus bord.

Ma plaisanterie le fit sourire. J'observais la cloison derrière-nous, et estimai que l'entrepont et nos quartiers devaient être mitoyens à l'espace où nous nous trouvions. Malek attendit que je fasse le premier pas. J'inspirai alors un coup et frappai à la porte, adressant un dernier sourire au gosse, pas vraiment rassuré.

Dans la pièce, un pas lourd approcha, puis s'arrêta. De l'intérieur, quelqu'un déverrouilla la porte qui s'ouvrit dans un long grincement. La grande dame borgne nous dévisagea à tour de rôle, les lèvres pincées.

— Pas trop tôt.

Margo se décala sur le côté pour nous laisser entrer, et je crus un instant que Malek allait se précipiter à l'échelle pour remonter sur le pont. En passant devant elle, je sentis sa lente respiration sur ma nuque. La pièce, sans fenêtre, m'évoquait les tanières que décrivaient certains bardes dans leurs contes. Nous avions pour seule source de lumière une lanterne laissée sur l'établi et le feu mourant sous une marmite, dans un renfoncement en brique. J'aperçus plusieurs sacs de denrée entassés contre la cloison. La grande dame suivit mon regard et esquissa un sourire.

— Pose-les sur la table et mettez-vous au travail.

Acquiesçant, j'attrapai le premier sac et le tendis à Malek. C'était des pois à écosser. Nous nous installâmes sur deux des tabourets disposés autour de l'établi et commençâmes, déposant au fur et à mesure les pois dans un bol en céramique. Margo débarrassa les outils en bout de table et s'installa avec nous, s'équipant d'un pilon et d'un mortier. En nous regardant affairés, elle se mit à concasser des graines d'avoine pour en faire de la farine. La cuisinière, le visage fermé, n'était pas bavarde et nous restâmes un long moment sans rien dire, tandis que l'odeur du bouillon sur le feu emplissait la cabine. Cette situation me convenait parfaitement, car j'étais enfin libre de ne plus penser à rien. Mais quand Malek, nerveux, laissa rouler pour la troisième fois un pois sur la table, la grande dame s'agaça pour de bon.

— Quel empoté ils m'ont encore trouvé ? Tu ne peux pas faire ça proprement !?

— Désolé, chevrota-t-il.

Son œil se braqua sur moi.

— Toi, tu sais t'y prendre pour ne pas te faire remarquer... C'est quelque chose que j'apprécie. Je n'aime pas perdre mon temps avec les avortons dans son genre, ajouta-t-elle en pointant son pilon vers l'adolescent, plus blême que jamais.

— Je suis passé par là aussi, osai-je répondre en ayant l'air le plus détendu possible.

Ironiquement, elle me rappelait beaucoup le borgne, et ce compliment me rassura grandement sur l'opinion qu'elle avait de moi. Elle sourit en nous regardant à tour de rôle.

— Aline m'a parlé de toi ce matin, reprit-elle à mon attention.

La coq gloussa en me voyant blêmir.

— Je crois que tu as quelque chose qui lui plaît bien, elle aussi.

Je ne sus tout simplement pas quoi répondre, terriblement gêné. Malek, bien que soulagé qu'on l'ait oublié, continuait de se ratatiner sur lui-même. C'est là que la porte s'ouvrit, laissant un courant d'air s'engouffrer dans l'étroite cabine. C'était Steve, son fils. Il fut d'abord surpris de nous voir, puis me foudroya d'un regard mauvais.

— Qu'est-ce qu'il fout-là, lui ?

— Il m'aide. Et toi ? ajouta-t-elle d'un ton accusateur. Depuis combien de jours n'es-tu pas venue me voir ?

À la surface, la cloche de quart retentit. Je n'avais aucune envie de m'immiscer dans leurs différents. Steve détourna le regard avec un rictus, probablement furieux de se faire réprimander devant moi et le gamin. Je songeais sarcastiquement que je n'avais jamais eu l'occasion de me retrouver dans ce genre de situation avec ma mère...

— Tu peux y aller, me lança-t-elle en écrasant brusquement les graines dans son mortier. Toi aussi, précisa-t-elle sèchement pour Malek qui me regardait avec espoir.

Je me redressai et me dirigeai vers la sortie, suivi de près par l'adolescent.

— Tu me le paieras, le nouveau, souffla Steve sur mon passage.

En remontant l'échelle vers le grand air, j'eus le pressentiment que ce n'était pas une simple menace en l'air.

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02/10/20

Merci d’avoir lu la réécriture du chapitre 3 !

Si cela intéresse, ma participation pour le concours fantasy YA de la maison d'édition "La Martinière J. Fiction » est disponible sur leur site. En plus de ces 3 premiers chapitres, j’y ai publié un synopsis actualisé de la première partie - correspondant à la réécriture en cours -, ainsi qu'une petite présentation des personnages, des îles et des villes de l'histoire.

lien du concours :

https://concours.librinova.com/concours/concours-d-ecriture-fantasy-ya-avec-sarah-j-maas#participations

lien de ma participation :

https://concours.librinova.com/concours/concours-d-ecriture-fantasy-ya-avec-sarah-j-maas/participations/1612-le-corbeau-blanc

Avec des problèmes de latence le dernier soir, je n’ai pas pu corriger certaines coquilles sur la version du site en question (dont une faute de français dans le synopsis, quelques mots qui manquent et quelques fautes de frappe...).

PS : le chapitre 4 de l’ancienne version ne correspond pas à la suite de celui-là. Je vais beaucoup développer l’histoire entre les deux.

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