Chapitre 2 : Le Corbeau Blanc

12 minutes de lecture

Note : Les modifications & ajouts des dernières versions sont indiqués en gras.

(maj : 3 juin 2020)

----------------------------------------------------------------------------------------------------


Il faisait nuit noire, la brise nocturne me glaça la peau, m'arrachant un frisson. Tous ces regards fixés sur moi m'évoquaient une foule épiant le criminel que l'on guide à l'échafaud. Je réalisai qu'une bonne partie de ces âmes damnées avait dû côtoyer les tavernes du port. Peut-être même avais-je croisé certains d'entre eux, ou, pour un contrat, éliminé une de leurs connaissances ? Protégé ou non par la présence d'Aline, aucun de ces hommes ne se précipita sur moi pour régler ses comptes. J'étais libre.


Le navire des pirates, un brick à deux-mâts, était bien moins imposant que le galion qu'ils venaient d'acquérir, mais plus rapide. À la lueur vacillante des lanternes, je fis la rencontre de John Halsey, coiffé d'un tricorne. Sous la voûte étoilée, sa voix rauque portait sans difficulté sur tout le navire. J'apprendrai bientôt qu'on le surnommait "le colosse", pour sa grande taille - l'homme me dépassait de plus d'une tête. Capitaine du Corbeau Blanc et père d'Aline, John Hasley avait un diadème tatoué sur le front. J'ignorais la signification que pouvait avoir un tel symbole, mais j'avais à ce moment-là bien d'autres préoccupations. À mon grand soulagement, il ne me porta pas grande attention, bien plus intéressé par les soies et barils d'épices de la cargaison royale. Le capitaine fit transférer la marchandise sur son navire, et confia à Argis, le doyen de l'équipage, le commandement du galion.


Contournant la cloche de quart, je suivais Aline comme son ombre, ainsi qu'elle me l'avait ordonné. Elle passa en revue les blessés installés sur le pont, s'attardant sur l'état de chacun d'entre eux. Le plus jeune avait notamment une inquiétante taillade à la tête, et continuait de perdre beaucoup de sang, malgré les soins du chirurgien. Autour d'elle, on s'affairait et se pressait, lui exposant l'inventaire des pertes matérielles - cordages et voiles déchirées, principalement. À plusieurs reprises, la femme pirate envoya Ameth - le dégarni qui m'avait sorti de la cage - mander certains membres de l'équipage avec lesquels elle devait également s'entretenir. J'admirais l'assurance avec laquelle Aline dirigeait ses hommes.


Je la suivais jusqu'à l'arrière du pont, là où le rhum et la bière coulaient à flots, là où s'élevaient les premiers chants de victoire.


Près des tonnelets, j'aperçus pour la première fois Margo, la cuisinière borgne. À sa mine renfrognée, ses lèvres pincées et son regard sévère, je sentis aussitôt que ce n'était pas le genre de femme à contrarier. Derka me raconta plus tard qu'elle avait une fois fait enfermer puis affamer un jeune matelot, surpris à chaparder dans sa cuisine. Aline interrogea la grande dame sur leur réserve, puis nous entraîna, moi et l'édenté, sur le gaillard arrière. C'était la partie surélevée de la poupe d'où l'on pouvait embrasser l'ensemble du navire d'un regard.


À la barre se tenait Steve, brun et balafré, presque aussi maigre que l'édenté. Le voyant bomber fièrement le torse à notre arrivée, je songeai qu’il était bien jeune pour ce poste. Steve accueillit la seconde du navire avec un grand sourire, mais, à ma vue, un regard froid et interrogateur glissa sur son visage. Il fronça ostensiblement le nez, et je réalisai honteusement à quel point j’empestais. Lui n’avait probablement jamais séjourné plusieurs semaines dans une cage à fond de cale.


C'était le fils de Margo, d'un an mon cadet. Ses yeux brillaient à la lueur des lanternes. Il recherchait de toute évidence l'attention d'Aline, ayant à cœur de lui raconter en détail son duel singulier avec le capitaine du galion - l'andouille unijambiste qui m'avait mis aux fers. L'insistance de Steve me rappela celle des putains qui alpaguaient les marins aux tavernes du port. Derka, à en juger sa mine agacée, ne l'appréciait pas non plus. Aline, elle, se lassa bien vite de ses vantardises et le fit taire d'un geste. Un mousse qu'elle interpella en contrebas lui apporta une pinte de rhum. Boisson en main, elle s'accouda à la rambarde qui dominait le pont et nous fit signe d'approcher, Derka et moi. La brise nocturne faisait doucement danser sa longue chevelure brune.


Une fois à ses côtés, la quartier-maître me somma de lui raconter mon histoire. L'édenté, à sa droite, pouffa de rire. Un simple regard de la part d'Aline lui cloua la langue au palais. Alors, tandis que le ciel se colorait peu à peu de teintes rouge et or, je lui contai mon récit, omettant les meurtres dont j'étais le moins fier. Tout comme elle, Derka m'écoutait avec attention, curieux d'en apprendre plus sur l'homme que j'étais devenu.


J'aimerais te voir, après notre rituel, me lança-t-elle au bout d'un moment. L'aube approche.
— Votre rituel ?
— Oui, Derka t'expliquera.

Et elle s'en alla dans ses appartements, bientôt rejointe par son père, le capitaine.


Ameth, qui se tenait jusqu'à là en retrait, s'avança et me fit signe de le suivre. Nous descendîmes de la dunette, et pénétrâmes par l'échelle dans le ventre du navire. L'adjoint d'Aline me guida jusqu'au faux-pont, dans les quartiers exigus de l'équipage, étrangement déserts. Là, il me présenta le coin que j'allais occuper, quand je ne serais pas de quart. Mon hamac pendait misérablement entre deux poutres, dans un espace où la rencontre entre le pont et la courbure de la coque empêchait quiconque de s'y tenir debout. Qu'importe, pensai-je. En comparaison avec les semaines passées à pourrir dans la cage du galion, mon hamac serait la plus confortable des literies.


Enfin, Ameth me conduisit dans un compartiment voisin, où se trouvait un grand baquet d'eau trouble. Je songeai que la moitié de l'équipage avait dû s'y tremper avant moi.


— Tu empestes, lâcha-t-il sans détour. Lave-toi.


Et il fronça le nez comme le gamin de la barre. J'attendis un instant qu'il parte pour me dévêtir, mais l'homme resta là, adossé contre l'embrasure de la porte, les bras croisés. Il me dévisageait comme si il avait affaire à un morveux qui refuse de prendre son bain.


— Je veux m'assurer que tu le fasses correctement.


Inutile de chercher à discuter, et encore moins à demander la raison qui l'y poussait. Peut-être trouvait-il du plaisir à m'observer ainsi, ou peut-être veillait-il simplement à ce que son équipage n'attrape pas de maladie par ma faute. Je me rattachai à cette idée et me déshabillai sans broncher.


Ameth avait un visage quelconque, ni rond, ni allongé, brun, les yeux en amandes, sans aucune cicatrice ou grain de beauté visible qui puisse le différencier d'un autre. C'était le genre d'homme que l'on oubliait facilement et dont il était difficile, en le rencontrant, de deviner l'âge, les origines ou les intentions. Discret et taciturne, c’était généralement le type d’individu dont je me méfiais le plus, ceux susceptibles d’intéresser des crapules comme le borgne. On garda l'un comme l'autre le silence durant ma toilette.


***


L'aube pointait tout juste à l'horizon. Sur le pont du Corbeau Blanc, à mi-chemin entre la poupe et la proue, les pirates se rassemblaient en cercle, autour d'un tonneau laissé là. On avait affalé et cargué les voiles. Plus personnes ne se trouvait dans le gréement, et tous les quarts s'étaient réunis pour l'occasion. En m'apercevant, propre et vêtue de la tunique fournie par Ameth, Derka me rejoignit avec entrain, les joues légèrement roses et une bouteille de rhum à la main. Il m'entraîna vers les hommes de l'équipage, refusant de faire tout commentaire sur ce qui se tramait.


— Crois-moi, vieux, la première fois, c'est mieux que tu vois ça par toi-même, confia-t-il avec amusement.


Une forte odeur d'alcool planait dans l'air, ainsi qu'une tension palpable entre les hommes de l'équipage. Les uns et les autres se dévisageaient, dans l'attente de la suite des évènements. Enfin, l'édenté me tira la manche et désigna du doigt Aline et son père, qui revenaient de leur cabine. Bavardages et messes basses s'estompèrent. Ils apportaient un coffret en bois sombre, finement ouvragé, qu'ils déposèrent sur le tonneau autour duquel on s'était réunis. Aux yeux de tous, John Halsey en sortit une bouteille, et l'ouvrit. Une vapeur bleutée à l'odeur écœurante s'échappa du goulot, puis s'éleva dans les airs. L'exhalaison m'évoquait les encens qu'utilisait ma mère, les soirs où elle recevait un client. Derka semblait tout aussi dérangé par l'émanation. Aline, elle, paraissait imperturbable. Flottant en suspens tel un spectre au-dessus de nous, la masse brumeuse se transforma, adoptant l'apparence d'un volatile au bec pointu : un corbeau aux plumes blanches. Il s'élança à l'avant du navire dans un croassement spectrale, puis plongea dans les flots à bâbord. La lueur à la surface s'atténua à mesure que l'apparition s'éloignait. Des exclamations fusèrent de part et d'autres.


— On a trop dérivé vers l'ouest, beugla le capitaine. Steve, cap sur le sud ! Et vous autres, levez les voiles, au lieu de rester là à bayer aux corneilles !
— C'est trop tard, murmura quelqu'un derrière moi. Garthal et ses hommes y parviendront avant nous...


Exaspéré, le commandant partit d'un pas lourd, puis s'enferma dans sa cabine, à l'étage supérieur de la dunette. Le claquement de sa porte étouffa les derniers murmures et bruits de pintes entrechoquées.


— Que tous ceux qui sont de quart regagnent leurs postes ! ordonna Aline d'une voix forte. Les autres, je ne veux plus vous voir sur le pont !


Que signifiait ce brusque changement d'atmosphère ? Une information importante m'échappait. À mon grand regret, Derka ne tenait pas mieux l'alcool qu'à l'époque où je l'avais connu. Il était déjà bien trop ivre pour m'expliquer quoi que ce soit. L'apparition spectrale et le cri strident qui avaient jaillit du goulot de la bouteille restaient gravés dans mon esprit. D'une main incertaine, l'édenté désigna Aline qui regagnait elle aussi ses appartements.


— Le trésor de la sorcière, ricana-t-il à mon oreille, si tu veux mon avis, j'crois bien qu'elle leur a légué une chimère !

Son haleine avinée balayait mon visage.

Quel trésor ? Qui ça, "elle", Aline ? lui demandai-je en l'attrapant par l'épaule, autant pour le retenir que pour l'empêcher de se vautrer sur le pont.

— Non, non, sa mère, gloussa-t-il, la défunte compagne du capitaine.

S'affalant sur la lisse, il me lança un regard en biais.

— Ne t'avises surtout pas de lui en parler, hein ? Haha, ça fait presque cinq ans qu'ils cherchent leur héritage ! Quatrième destination, et toujours rien d'autre qu'des vieilleries d'famille sans valeur.

Il s'épongea le front du revers de la main.

— J'espère que cette fois sera la bonne, lâcha-t-il entre deux rôts contenus. Ça les obséde, cette histoire...


J'allais le questionner davantage, mais Ameth s'approcha et se pencha vers moi, tout en lançant un regard noir à l'édenté.

— Elle t'attend, le nouveau. Dans sa cabine.

Aline. Mon cœur battait à tout rompre contre ma poitrine. Personne autour de nous ne l'avait entendu, pas même Derka qui, titubant, était retourné se servir une pinte de bière, en compagnie de ses camarades de bord. Rappelant soudainement mon attention à lui, l'homme me tint avec fermeté par l'épaule et pointa du doigt l'étage inférieur de la dunette.

— Ne la fais pas attendre davantage.

Je remarquai à cet instant les regards en coin qui m'épiaient, avec plus de rancœur encore que ne pouvait avoir un tavernier pour les mauvais payeurs et les fauteurs de troubles. Me soupçonnait-on de quoi que ce soit ? Mon sang se glaça à cette idée.


La veine palpitant sur ma tempe, j'abandonnai le pont pour rejoindre le bâtiment principal du vaisseau, ressassant vainement la liste des noms de mes victimes pour le compte du borgne. J'avais été bien stupide de me confier autant à Aline et à Derka, un peu plus tôt dans la nuit. Au bout du compte, quelqu'un à bord avait dû me reconnaître et me dénoncer, j'en étais persuadé. À sa porte, je m'arrêtai un instant, anxieux, puis frappai, la main tremblante.

— Entre, annonça-t-elle de l'intérieur.

Ni colère, ni sympathie, notai-je seulement au ton de sa voix. Je pénétrai dans la cabine et refermai la porte derrière-moi.

La pièce, relativement grande, n'était éclairée que d'une bougie, laissée sur une table encombrée. La flamme, dansante dans son bougeoir, projetait d'immenses ombres sur les murs et étagères de la chambre. Au-dehors, l'éclat lunaire filtrait faiblement à travers les carreaux encrassés des fenêtres de la cabine. Une odeur d'encens planait dans l'air.

En m'habituant peu à peu à l'obscurité, je distinguai sur le bureau d'innombrables cartes, parchemins et livres en cuir. L'amoncellement qui en recouvrait la surface faisait étrangement écho au désordre présent dans les étagères. Sur les rayons, reposaient ça et là toutes sortes d'ouvrages et ustensiles recouverts de poussière. C'était le genre d'outil métallique aux fonctions incompréhensibles qu'utilisaient les hommes de science, ceux-là même qui se perdaient dans la contemplation des étoiles et des interprétations qu'ils pouvaient en tirer. Pour moi, les astres n'avaient toujours été que de simples repères dans le ciel.

Assise sur sa couchette, Aline portait une simple chemise de nuit qui lui arrivait aux cuisses. La tête penchée sur le côté, un pli sur le front, elle me détailla de haut en bas.

— Approche.


J'obtempérai, évitant de la regarder dans les yeux. Sur le mur, j'aperçus le portrait d'un petit garçon d'une dizaine d'années. Qui était-il pour elle ? Un ami d'enfance ? Son premier amour ?

— Gaspard, reprit-elle, déshabille-toi.

Ma gorge se noua. Etais-je accusé de vol ? Je constatai avec apphréension qu'elle gardait sur sa table de nuit un poignard à portée de main. J'obéissais de nouveau, interdit. Nu comme un ver, je me sentis plus vulnérable que jamais. Aline continuait de me dévisageait, intriguée.


Sans prévenir, la femme pirate se redressa, puis déposa ses lèvres sur les miennes. Elles étaient sucrées. Un frissonnement me parcourut la nuque. Nous étions si proche l'un de l'autre que je sentais son souffle sur ma peau, et la chaleur de son corps contre le mien. Ses prunelles sombres éveillèrent en moi un désir primaire, une avidité dévorante. Malgré tout, une petite voix lointaine me rappela l'absurdité de la situation : qui étais-je pour coucher avec la quartier-maître ? Comme en réponse à cette hésitation silencieuse, la jeune femme m'attrapa par le menton et m'embrassa avec fougue. Peu à peu, je me laissai gagner par son ardeur et ses attentions, par le délicieux contact de ses lèvres sur ma peau. Lentement, ses mains glissèrent jusqu'à mon entre-jambe.

— Je n'ai aucune expérience avec les femmes, avouai-je finalement, honteux, en me libérant de son étreinte.
— Aucune ?

J'acquiesçai. Jamais je ne m'étais résolu à finir dans les bras d'une des filles de l'établissement du borgne. Elles me rappelaient trop ma mère et ses activités.


Alors, plus lentement, Aline reprit ses baisers et caresses, tout en me guidant vers sa couche. Je m'allongeai sur le dos, ses boucles brunes tombèrent sur mon visage.

Les paumes à plat sur ma poitrine, un furtif sourire se dessina sur ses lèvres. Croisant son regard, je sentis alors mon souffle se figer dans ma gorge, mes membres s'engourdirent au contact galcé de ses mains. Un grand froid se mêla aux ténèbres de la cabine. Je perçevais sous ma peau comme une toile invisible s'effilocher et se fondre dans les doigts d'Aline. Sur sa cuisse, ma main, crispée et couverte de tâches sombres, noircissait à vue d'œil. Ma tête tournait. J'allais sombrer dans l'inconscience quand la fièvre et la sensation de vide se dissipèrent, aussi étrangement qu'elles étaient apparue.

J'étais comme allongé sur une plage de sable fin à la belle étoile, bercé par la brise et le doux clapoti des vagues. De toute évidence, la magie de la jeune femme était à l'œuvre, mais je fus bien incapable de m'y opposer et d'en rompre le charme. Je ne le désirais nullement. Et les mots, dans une telle situation, semblaient soudainement bien inutiles pour se comprendre. Elle avait prit quelque chose en moi et me rendait en retour l'amour et la douceur qu'aucune femme ne m'avait jamais témoigné.

Lovés l'un contre l'autre, je répondis bientôt aux carresses et baisers de ma cavalière, de plus en plus intenses et passionnés. Le plaisir attisé m'enivra peu à peu. Se cambrant au-dessus de moi, la jeune laissa échapper un faible gémissement, à moins qu'il ne s'agisse du mien. Mes sens entrèrent en ébullition, et la gande chaleur qui brûlait dans ma poitrine se répendit dans tout mon être. Nous laissâmes libre court à nos pulsions, transportés par la fougue de nos ébats. Haletant, j'oubliais bientôt ma captivité, la souffrances des coups reçus, le poids de la solitude et la misérable existance dans laquelle je me trainais depuis toujours. Cette nuit-là, nous n'étions tous deux plus que deux corps ardents liés l'un à l'autre, étourdis pas l'ivresse des plaisirs charnels. Rien n'avait plus d'importance pour moi.


----------------------------------------------------------------------------------------------------
Prochain chapitre, samedi 18 janvier à midi

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Mitchole ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0