Chapitre 3

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Seulement deux heures de détention. Je ne m’en sors pas si mal en fin de compte.

Comme à chaque fois que je me retrouve en salle de colle, je m’assieds sur l’un des premiers bancs : au plus proche de la porte, le plus loin possible des autres élèves. Bien qu’ils permettent de faire passer le temps plus vite, leurs commérages incessants ont le don de m’agacer.

Faisant face à la petite dizaine d’étudiants que nous sommes, le surveillant semble s’ennuyer encore plus que moi. Il se contente de nous fixer sans se préoccuper de la façon dont nous nous occupons.

Je soupire en pensant à la confiscation de mon téléphone : sans lecture, ce moment risque d’être plus long que d’ordinaire. À l’heure qu’il est, vu le geste que j’ai eu envers M. Erle, mon portable doit être dans le bureau du directeur, et ce jusqu’à nouvel ordre. Il va falloir que je prie pour que mon frère ne découvre rien de ceci… Au moins, il ignorera tout de cette détention. Chaque mardi, Miguel rentre de sa galerie d’art vers vingt heures, ce qui me laisse plus que le temps de retourner chez moi sans qu’il se demande où je suis passée.

Quelqu’un frappe à la porte et je relève la tête, curieuse. Avec la permission du surveillant, la personne entre ; je suis surprise de reconnaître Logan O’Kelly. Il n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler un collectionneur de colles. Sans un mot, il s’avance vers le bureau du pion et lui tend son papier.

— Pardon pour le retard, s’excuse-t-il.

Dans un soupir, l’homme l’invite à prendre place. Toujours silencieux, Logan jette un coup d’œil autour de lui. Il finit par s’installer devant moi, évitant les autres. Ça ne m’étonne pas plus que ça : je l’ai rarement vu discuter avec qui que ce soit. Taciturne, il fuit le monde encore plus que je ne le fais.

Je me souviens de la première fois où je l’ai aperçu : assis seul à la cafétéria, il avait l’air d’en vouloir à la terre entière – et j’exagère à peine ! J’étais déjà amie avec Laura à l’époque et je n’ai pas pu m’empêcher de la cuisiner à ce sujet :

— Laura ?

— Hmm ?

— Qui est-ce ?

— Logan O’Kelly, a-t-elle reniflé après un rapide coup d’œil dans sa direction. L’éternel solitaire. Aucune fille d’ici ne lui plaît ; il faut croire que personne n’est assez bien pour lui.

Encore aujourd’hui, je souris de cette réponse. Laura n’a jamais voulu me raconter le râteau qu’elle s’est pris, mais je peux comprendre qu’elle ait tenté sa chance : avec son mètre soixante-quinze, ses cheveux bruns emmêlés et ses yeux gris, Logan possède un charme qui n’échappe à personne.

Malgré moi, je m’interroge sur sa présence en ce lieu. Logan n’est pas du genre à causer des problèmes. Bien qu’il ne prenne jamais ou presque la parole en cours, il est attentif et ses résultats s’en ressentent ; raison pour laquelle les professeurs ne disent rien sur son manque de participation.

Pendant que je continue de me poser des questions, une fille assise au fond profite du fait que le surveillant sorte un moment pour venir près de lui. Elle se faufile vers la place libre de son banc et engage la conversation :

— C’est rare de te trouver ici.

— Je sais.

C’est la seule réponse qu’elle obtient. Loin d’abandonner, elle désigne son groupe et se rapproche, allant jusqu’à appuyer sa main sur son avant-bras.

— Tu n’as pas envie de te joindre à nous ?

— Pas le moins du monde.

Sa déception est perceptible, mais il faut croire qu’elle est têtue ; elle insiste sans une once d’hésitation :

— Pourquoi ? Tu dois t’ennuyer à être tout le temps seul.

Revenir à la charge n’était pas la meilleure chose à faire. Je peux voir d’ici Logan serrer les poings sous la table.

— Le surveillant ne va pas tarder à réapparaître. Si j’étais toi, je regagnerais ma place.

Le ton est sec, voire cassant. La demoiselle se lève, blessée dans son amour-propre. Je devine sans peine qu’elle n’a pas l’habitude d’essuyer un tel refus et, malgré moi, je laisse un petit rire m’échapper tandis qu’elle s’éloigne. Pas assez discret, puisque Logan se tourne vers moi :

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, Deschamps.

Je ne sais pas s’il est moqueur ou sérieux, mais j’ai horreur de me faire appeler par mon nom de famille. Je réplique de façon plus agressive que je ne l’aurais voulu :

— Pas ton amabilité, en tout cas.

S’il est vexé, il ne le montre pas et se détourne comme si je ne lui avais rien dit. Je hausse les épaules, impatiente que ces heures de colles se terminent.

L’air frais me donne des frissons. Cet automne s’annonce particulièrement frisquet. Tout en sortant de l’enceinte de l’école, je me dirige vers l’arrêt de bus, puis change d’avis et décide de rentrer à pied. Même si Miguel préfère que j’utilise mon abonnement – qu’il m’a offert dans le seul but que je ne traîne pas avant de revenir à la maison –, marcher me fait du bien.

Les rues sont calmes. Ni le froid ni la pénombre qui s’installe n’encouragent les gens à mettre le nez dehors. Aux fenêtres de certaines façades, quelques décorations d’Halloween ont déjà été arrangées. Je souris lorsque j’aperçois un fantôme particulièrement réussi.

Au fil de mes pas, je me détends de plus en plus, et c’est sereine que j’arrive devant chez moi. Comme toujours, notre maison semble silencieuse. Sans vie. S’il n’y avait pas un chat en train de gratter à la porte, on pourrait croire que personne n’y habite réellement. Avec lenteur, je pousse la barrière en fer et remonte le chemin de pierre qui me sépare de l’entrée.

— Bonjour, Baron, dis-je lorsque le félin vient se frotter contre mes jambes.

Ce chat doit être le plus câlin que je connaisse. Tout en me penchant pour lui accorder une caresse, je cherche mes clefs, grimpe les marches du perron et ouvre la porte. Baron ne m’attend pas pour entrer et se précipite vers la cuisine. Câlin et gourmand. Cet animal ne changera jamais.

Je referme derrière moi puis laisse tomber mon sac à terre.

— Je suis rentrée.

Aucune réponse ne me parvient en retour et je souris. C’est agréable de ne pas avoir Miguel sur le dos pour me questionner sur ma journée, impatient de savoir si celle-ci était bonne, si les cours se sont déroulés sans incident, et tout un tas d’autres choses. Il faut dire que depuis l’incendie, mon frère est devenu un professionnel de l’interrogatoire ; je ne compte même plus les fois où il m’a demandé si je me sentais bien, vraiment bien. Je ne peux pas lui en vouloir. J’ai conscience qu’il s’inquiète pour moi. J’aimerais juste qu’il le montre moins de temps en temps.

Lorsque j’arrive dans la cuisine, Baron m’y attend toujours. Je remplis sa gamelle de croquettes et l’observe une dizaine de secondes avant de me diriger vers le grenier. Il est rare que je sois seule à la maison. J’ai bien l’intention d’en profiter.

Les combles m’accueillent dans un grincement dès que j’en ouvre la porte. Je ne prends pas la peine de la refermer et dénombre les lattes au sol jusqu’à atteindre la trente-sixième, celle qui ressort un peu du plancher. Plusieurs jours après avoir emménagé ici, j’ai découvert qu’il était possible de la soulever entièrement. Depuis, je m’en sers comme cachette lorsque j’en ai besoin. À l’heure actuelle, cette petite planque renferme des livres.

Ceux de notre père.

Enfin, elle contient les seuls que j’ai pu sauver…

Après la mort de nos parents, Miguel s’est débarrassé de beaucoup de choses dans la maison : les bijoux et les peintures de notre mère, la bibliothèque de notre père ainsi que tout un tas d’autres objets. Je n’ai réussi qu’à récupérer quelques bouquins et le tableau offert pour mon dixième anniversaire. Ce dernier se trouve toujours dans ma chambre, mais je n’ai pas eu le courage d’y exposer aussi les livres. J’ai préféré les cacher ici.

Si au départ j’en ai voulu à mon frère, créant dispute sur dispute à ce sujet, je n’en ai très vite plus reparlé. Je n’ai pas immédiatement réalisé qu’il s’était débarrassé de tous ces objets pour la même raison qui me poussait à les garder : la douleur. S’ils me permettaient d’oublier un instant ma peine au beau milieu des souvenirs, ils ne faisaient que lui rappeler ce qui était arrivé. Comment continuer à lui en vouloir, dès lors ?

Pour m’obliger à sortir de mes pensées, je soulève la latte du sol et récupère mes précieux livres : Le tour de monde en 80 jours, Les trois mousquetaires, Dracula et Malpertuis. Par réflexe, je cherche mon portable dans ma poche pour savoir de combien de temps je dispose avant le retour de Miguel. Une fois de plus, je maudis mon professeur de biologie. Je dois cependant avouer que si j’avais encore mon téléphone – seul appareil sur lequel je télécharge mes e-books –, je ne serais sûrement pas montée au grenier aujourd’hui, et ce malgré l’absence de mon frère. J’aurais choisi de poursuivre les péripéties de cette tueuse de vampires, pressée de connaître la suite.

D’un tracé délicat, je laisse mes doigts frôler la couverture du livre d’Alexandre Dumas. Bien que je l’aie lu un nombre incalculable de fois, je pense m’y plonger de nouveau. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé les romans d’aventures pleins de personnages intéressants et de rebondissements improbables.

Je me rappelle mon père me narrant cette histoire, assis au bord de mon lit. Tous les soirs, il me lisait un ou deux chapitres pour que je m’endorme. Un sourire orne mes lèvres lorsque je me remémore cette époque et ouvre la première page du livre…

Un claquement de porte me tire brusquement de ma lecture. Je sursaute : quelle heure est-il ? Captivée par l’histoire, je ne me suis pas rendu compte qu’autant de temps s’était déjà écoulé.

Je referme mon livre et m’empresse de le ranger sous la planche, avec les autres. Il faut que je me dépêche de descendre avant que Miguel ne me trouve. S’il devine que je viens lire ici et que j’ai gardé des ouvrages de la bibliothèque de notre père, je pourrai dire adieu à mon havre de paix.

Courant sur la pointe des pieds pour ne pas faire grincer le plancher, je me précipite dehors et ferme la porte du grenier.

— Cassie ?

Cet appel, que je perçois faiblement, provient du rez-de-chaussée. Toujours d’un pas rapide, je vais au premier étage pour que mon frère croie que j’étais dans ma chambre.

— Cassie ? m’interpelle-t-il d’une voix plus forte.

J’ai l’impression qu’il est sur les nerfs, ce qui n’annonce rien de bon. L’école l’a-t-elle prévenu pour mon portable ? Ou bien a-t-il essayé de me joindre et s’est-il rendu compte que je ne l’ai plus sur moi ? Quoi qu’il en soit, j’ai peur que ça ne sente le roussi…

Parvenue devant la porte de ma chambre, je fais claquer celle-ci et signale ma présence :

— Je suis là !

— Je t’attends au salon. Il faut qu’on parle.

Loin de me rassurer, cette phrase me tétanise sur place.

La dernière fois qu’il m’a dit quelque chose comme ça, c’était pour m’expliquer ce qui venait d’arriver à nos parents…

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