Chapitre 6 (3/4)

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Lorsque Elise ouvrit les yeux, elle était seule au fond de la salle de réveil. Elle se redressa et chercha son téléphone portable. Affaiblie, elle n’arrivait pas à maintenir ses barrières psychiques. Alors, elle devait masquer les murmures, étouffer les plaintes des esprits éveillés. Sauf qu’elle n’avait ni mobile ni écouteurs.

Les voix s’intensifièrent.

Reproches. Tourments. Vengeances.

Le tumulte s’éleva, érodant son être. L’inspectrice perdait pied. Elle se revoyait supplier Timothy afin qu’il interdise l’anesthésie puis l’incompréhension de ce dernier. Perdre ses sensations, c’était ce qu’elle redoutait le plus, car les âmes s’accrochaient à elle, s’immisçaient dans son esprit brumeux et lui dictaient leurs ambitions vengeresses.

Puis, dans ce brouhaha, une voix couvrit les autres.

— Vous êtes réveillée ! Comment vous sentez-vous ?

L’enquêtrice tourna la tête en direction du timbre dynamique qui venait de l’extirper de cette tornade d’émotions. Elle tenta de se tenir debout et se rattrapa à l’une des barres métalliques du lit, déséquilibrée.

— Attendez ! Ne vous levez pas si vite ! s’exclama l’inconnue. Doucement… doucement, vous allez faire un malaise ! Prenez le temps, déclara-t-elle à proximité de l’agente.

— Mon téléphone, bredouilla l’enquêtrice.

— Vos affaires personnelles ont été déposées à l’accueil avant l’intervention, voulez-vous que j’aille vous les chercher ?

Elise opina, consciente que, dès qu’elle serait à nouveau seule, les âmes tapies se manifesteraient. Longtemps, elle les avait côtoyées sans comprendre le sens de leurs mots, mais à présent, elle avait mûri. Elle n’était plus la gamine qui errait dans les cimetières à la recherche de sa mère. Elle n’était plus cette enfant qui enlaçait les morts pour les réconforter avant le « grand voyage. » La dureté du monde, elle l’avait assimilée jusqu’au tréfonds de son être.

La jeune femme reprit sa place sur le lit, sous l’œil attentif de l’infirmière, puis celle-ci s’éloigna pour aller récupérer ses effets personnels. Aussitôt, le tintamarre reprit en fanfare.

Calmer son esprit.

S’éloigner.

S’enfermer.

Partir.

Oublier.

Disparaître.

Quand Elise ouvrit les yeux, elle se trouvait face à la cuve. Son esprit s’était réfugié dans le souvenir le plus calme et le plus récent qu’il ait trouvé. Du regard, elle suivit le pourtour du plafond. Même si elle n’y avait pas prêté attention durant l’expertise, sa mémoire visuelle se rappelait chaque détail. Les toiles d’araignées, les écailles des murs, elle n’avait rien oublié. La jeune femme s’apaisa lorsqu’elle réalisa l’absence de caméras.

Aussitôt, ses sens plongèrent dans ce fragment mémoriel. L’odeur de l’urine, des défécations et de moisissures emplit ses narines. L’enquêtrice se leva et tourna sur elle-même. Les mots, fluorescents, étaient aussi étincelants que si elle s’y trouvait encore. La victime n’avait cessé d’implorer le pardon. Pourtant, nul ne pouvait entrer ou sortir, à moins de démolir le mur comme ils l’avaient fait.

Était-elle désolée de ne pas avoir été en mesure de protéger sa fille ?

Ou pour une tout autre raison ?

Pourquoi avait-on effacé ces mots ?

Elise s’approcha d’une paroi et posa sa main contre les inscriptions. Bien qu’incapable de sentir le contact du béton, elle repassa chaque lettre à l’aide de son doigt, comme l’aurait fait la victime pour les inscrire.

« Pardon »

L’enquêtrice se sentait, elle aussi, désolée. Elle était arrivée trop tard.

« Vous me vengerez… Moi et maman ? »

Bien sûr, elle les vengerait. Elle trouverait la faille. Elle découvrirait pourquoi ils étaient à ce point en retard et, même s’il était d’usage de protéger l’un des siens, elle n’hésiterait pas à le traîner devant la justice pour réparer les torts qu’il avait causés.

Soudain, le visage souriant de l’infirmière pénétra son champ de vision. La pièce du sous-sol s’effrita, remplacée par la salle de réveil. La jeune femme indiqua à Elise qu’elle pourrait rentrer chez elle après le passage du chirurgien, mais qu’une période de repos d’un mois serait requise. L’enquêtrice pouffa à cette remarque et s’excusa aussitôt.

Jamais elle n’abandonnerait cette enquête.

Trente minutes plus tard, Elise tournait en rond. L’infirmière l’avait accompagnée jusqu’aux toilettes, mais de toute évidence, l’agente n’avait pas besoin d’aide. Afin de ne pas perturber le repos des autres patients, on lui attribua une chambre. La jeune femme refusa tout accompagnant et quitta la salle pour rejoindre cette dernière.

Malgré le sourire qu’elle adressait à toutes les personnes vivantes, elle ne pouvait s’empêcher de détourner la tête lorsqu’elle décelait la présence d’un spectre. Les poignées du sac en plastique qu’elle tenait à la main s’enfonçaient dans sa paume.

Lorsque les portes de l’ascenseur se refermèrent, Elise soupira. Son corps se relâcha de toute la raideur emmagasinée durant la courte distance qu’elle avait parcourue. La jeune femme sortit son portable du sachet plastique et fixa les écouteurs dans ses oreilles tant bien que mal de sa main valide, puis lança la playlist.

Dès que les accords du violon pulsèrent, son esprit se libéra. Cette mélodie l’accompagnait depuis des années. La première fois qu’elle l’avait entendue, Elise était recroquevillée sous un lit d’hôpital. Quelqu’un s’était approché, lui avait posé un casque sur les oreilles, puis lui avait murmuré :

« Écoute ça et plus rien ne t’atteindra. »

La jeune femme sortit de l’ascenseur, obliqua sur la droite et longea le couloir. Elle s’arrêta à l’accueil, signala sa présence comme demandé par l’infirmière et se rendit dans sa chambre. Elle s’approcha de la fenêtre et observa le contrebas.

Soudain, une rafale de textos la surprit. L’absence de réseau avait privé l’enquêtrice de tout contact avec l’extérieur, non pas que ce silence l’eût dérangée. Diegory lui avait envoyé de nombreux SMS ainsi que Timothy. Tous deux désiraient savoir comment elle se portait. Faute de réponse, ils en étaient arrivés à la conclusion qu’elle dormait toujours et attendaient son appel. Talyah lui avait, elle aussi, écrit un petit mot. Elise esquissa un sourire dès les premières lettres :

Comment va l’estropiée ? Je ne m’inquiéterai pas autant que ces deux fous… Alors, sache que tout le monde est déjà au courant ! Et comme je sais que tu ne tiendras pas en place, je vais te donner une information classée Secret d’Elise. Six corps ont été envoyés à l’hôpital où tu te trouves. Tu passes faire un tour ?

L’enquêtrice portait le téléphone à son oreille lorsqu’on frappa à la porte. Un homme âgé d’une cinquantaine d’années pénétra dans la chambre. Il se présenta comme l’orthopédiste qui s’était occupé d’elle. En effet, bien que son esprit fût brumeux à leur rencontre, son visage lui était familier. Il s’agissait bel et bien du médecin qui lui avait expliqué le déroulement de l’opération avant qu’elle ne sombre. L’urgentiste lui confirma que tout était rentré dans l’ordre.

— Généralement, reprit le toubib, les patients dans votre situation n’attendent pas autant de temps, tout du moins, ils n’en sont pas capables.

Elise savait où il voulait en venir. Elle ne devait son salut qu’à sa capacité à vaincre la douleur par l’esprit. Il lui demanda de se rapprocher et lui expliqua le fonctionnement du support qui maintenait son épaule en place.

— Comme je l’ai déjà exposé à la personne qui vous accompagnait hier, votre bras doit rester immobilisé durant trois semaines. Je vous ai prescrit des séances de kiné ainsi que des exercices d’autorééducation. Remettez ces documents à votre employeur, car il s’agit d’un accident de travail. Si vous ne le faites pas, tous les frais seront à votre charge.

— Je ne prendrai pas de congé.

— Il ne s’agit pas de congé mademoiselle Rivera, mais de votre santé. Votre corps a besoin de repos. Vos muscles sont blessés. Ils ont besoin de récupérer.

— Je ne prendrai pas de congé, répéta Elise, définitive.

— Il avait dit que vous diriez ça. Très bien, dans ce cas, voici mon numéro de téléphone, s’il y a le moindre souci, n’hésitez pas à me contacter. Dès que vous aurez mangé et que vous vous sentirez prête à partir, vous pourrez y aller. Je vous souhaite un prompt rétablissement, mademoiselle Rivera. Nous nous reverrons dans trois jours.

L’inspectrice le remercia et le suivit du regard tandis qu’il s’éloignait. À peine fut-il parti qu’elle enfonça les écouteurs dans ses oreilles et renversa le contenu du sac en plastique sur le lit. Elle enfila son pantalon par-dessous la robe de chambre. Lorsqu’elle attrapa le sweat et remarqua qu’il avait été découpé sur toute la longueur, elle jura. Elle ne pouvait demeurer piégée dans cet endroit en attendant qu’on lui apporte des habits.

Elise remit ses chaussons et se rendit à l’accueil. Là, elle exposa son problème et apprit, non sans joie, qu’une boutique de vêtements se trouvait dans le bâtiment. Quinze minutes plus tard, l’enquêtrice flottait dans une chemise bleue aux pressions magnétiques. Elle s’apprêtait à remonter dans sa chambre quand les voix de Diegory et Talyah tonnèrent dans son dos :

— Eh, l’estropiée !

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