Chapitre 2 (1/2)

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Le soleil déclinait à présent dans le ciel. Pourtant, les deux agents étaient arrivés à l’aube. Diegory gardait le silence, même s’il constatait que ce n’étaient pas les seules teintes qui disparaissaient de son horizon : plus les heures s’égrainaient, plus Elise blêmissait. De la sueur perlait à ses tempes. Ses cheveux se plaquaient sur sa nuque qu’elle dégageait d’un geste las. Cliché après cliché, cadavre après cadavre, la respiration de la jeune femme s’intensifiait. Malgré les tentatives de l’enquêteur pour laisser place à la relève, Elise se montrait ferme : elle ne partirait pas tant qu’elle ne serait pas allée au bout de son devoir.

Diegory accrut la cadence afin de réduire le labeur de sa collègue, mais malgré ses efforts, la tâche semblait sans fin. Les chiens du GNIC(2) avaient débusqué six autres corps à l’extérieur. Le nombre de dépouilles s’élevait désormais à dix-huit, sans compter celles qui gisaient à l’intérieur de la dalle de béton et l’équipe d’investigation ne s’attellerait à leur extraction qu’après avoir collecté tous les indices.

Le périmètre de sécurité s’étendait au-delà des bois adjacents. Sous les lampes UV et le luminol, les pièces devenaient fluorescentes en réaction à l’imposante quantité de fluides sur les divers supports. Les différentes nuances du spectre lumineux leur permettaient de classifier les traces de sang. Plus elles étaient anciennes, plus elles étaient sombres.

Une unique salle de ce charnier était épargnée par ce phénomène : il n’y avait rien à l’intérieur. Pas même le corps d’une mouche, pourtant présentes en grand nombre dans le bâtiment.

Soudain, une idée traversa l’esprit de l’enquêteur à la vue des multiples prises électriques disposées à cet endroit, alors que le reste de la bâtisse en était dépourvu. Il quitta la pièce, se posta dans le corridor, immobile. Dans la cloison, des saignées de six millimètres de large se frayaient un chemin vers la salle qu’il venait d’abandonner. Diegory en remarqua d’autres dans le mur opposé. Il repassa dans chaque zone et dressa le même constat, en plus de relever la présence d’emplacements « vides. »

Au milieu des giclées sanguines, dans les angles supérieurs, des formes rectangulaires, semblables à des caméras de surveillance, se discernaient sur l’un ou l’autre pan de mur, bien qu’elles ne fussent plus là. Par moments, des empreintes de câbles lézardaient sur le plafond afin de rejoindre d’autres saignées, corroborant sa théorie. De toute évidence, les atrocités commises dans cet endroit lugubre avaient été filmées ou enregistrées, car les marques laissées par le matériel manquant se dirigeaient toutes vers la salle vierge.

Une question s’immisça dans son analyse : s’il s’agissait d’un meurtrier méticuleux, pourquoi avait-il laissé un tel désordre derrière lui ? Qu’avait-il infligé à ses victimes ? Seuls les médecins légistes répondraient à cette question.

L’inspecteur retourna aux côtés de sa partenaire et lui exposa sa conjecture. Tandis qu’ils échangeaient leurs points de vue sur les divers clichés qu’il avait pris, son biper résonna contre les murs immaculés.

Les iris bleutés d’Elise plongèrent dans les siens. L’enquêteur pinça les lèvres et secoua la tête négativement : l’inconnue n’avait pas survécu.

Une vague de colère et de peine déferla dans le regard de sa partenaire. Un élément fugace, mais qui n’échappa pas à l’inspecteur. Leur travail les contraignait à demeurer inébranlables. Leurs sentiments ne devaient pas transparaître. Pourtant, Elise avait éprouvé de l’empathie par deux fois.

— Je le retrouverai et je lui ferai cracher la vérité, murmura-t-elle.

— On le retrouvera et on lui fera cracher la vérité, rectifia-t-il.

Ils échangèrent une poignée de main à hauteur de poitrine pour sceller leur décision. Malgré la puérilité du geste, cet acte symbolisait une promesse, un serment qu’ils honoreraient même si cela prenait des années. Jusqu’à présent, aucun meurtrier ne leur avait échappé. Les failles de l’un étaient comblées par l’autre. Aucun détail n’échappait à l’analyse perçante de Diegory. Que ce fût sur le terrain ou sur les clichés, il dénichait toujours un indice qui les mettait sur une piste. Elise faisait aussi bien parler les preuves que les morts. Elle s’immisçait dans l’esprit des meurtriers et les brisait au point de les amener à avouer les pires atrocités. L’inspecteur était parfois surpris que les éléments racontés par les criminels correspondent trait pour trait aux raisonnements de sa partenaire durant l’enquête.

Un jour, dos au mur, faute de preuves suffisantes contre un tueur en série, Elise lui avait demandé de quitter la salle d’interrogatoire. Conciliant, il se tenait derrière la porte vitrée quand il avait vu sa coéquipière se lever, contourner la table et se pencher près du criminel. Elle lui avait chuchoté à l’oreille des mots dont il ignorait encore la teneur à ce jour, lesquels avaient conduit le meurtrier à reconnaître son implication et, même, à révéler l’emplacement des victimes que les enquêteurs n’avaient pu trouver.

Parfois, Diegory supposait que l’entraînement et les formations que sa partenaire avait reçues avant son arrivée dans l’équipe n’avaient pas d’équivalent. Elle était douée, trop douée pour ce métier, mais pas assez résistante pour se confronter à la jalousie des autres fédéraux. Ainsi, il se considérait comme la cuirasse de la jeune femme. Il encaissait les coups et les joutes verbales sur le terrain comme au bureau. Grâce à sa prestance et à sa carrure, sa simple présence dissuadait les mauvaises langues. Souvent, il lui demandait de montrer les crocs comme elle savait si bien le faire avec lui, mais elle déclinait toujours, arguant que cela ne la touchait pas et qu’ils se lasseraient avant elle. Diegory ne partageait pas cet avis.

— Je redescends au sous-sol, tu continues ici ou tu m’accompagnes ? demanda Elise.

L’agent secoua la tête pour reprendre ses esprits. Était-ce la fatigue qui l’avait détourné de sa tâche jusqu’à ce que ses pensées vagabondent ? Probablement.

— Je vais rester ici, je trouverai bien quelque chose. Il doit y avoir un indice, une preuve… chuchota-t-il pour lui-même.

Des projecteurs à diodes électroluminescentes blanches éclairaient les pièces et les couloirs de l’édifice. Les corps avaient été emportés, leurs emplacements marqués. L’odeur du lieu n’incommodait plus les agents, désormais habitués. Elise descendait les escaliers en direction du sous-sol et ne put s’empêcher de revoir la jeune femme disparaître, emportée par les ambulanciers. Elle retira un gant pour observer sa paume et se remémora le pouls de la victime ainsi que les fourmillements qui avaient parcouru sa main lorsqu’elle était entrée en contact avec son ventre rond. Un soupir s’échappa de ses lèvres.

Sur la dernière marche, Elise releva la tête. Éclairée, la pièce où la femme enceinte avait été confinée dégageait la même aura malsaine. L’inspectrice enfila de nouveaux gants et prit des photographies. De l’urine et de la matière fécale se mélangeaient sur le sol. La salle, dépourvue de fenêtres, ne laissait filtrer aucun rayon de lumière. Cette femme…

Depuis combien de temps était-elle prisonnière ?

De la nourriture avariée traînait dans un coin de la cellule, parfois encore emballée. Les dates de péremption et les numéros de lots sur les emballages leur permettraient peut-être de découvrir quand l’inconnue avait été emprisonnée.

Elise remarqua que les bouteilles d’eau étaient toutes vides sans exception. Une couverture rongée par les mites collait au béton. Une lampe de chevet gisait à terre, renversée. Des éclats de verre provenant de l’ampoule portaient des traces de sang séché. Un chemin de perles pourpres lézardait sur le sol en direction de la cuve de mazout.

La victime avait-elle tenté de se soustraire à son geôlier en s’ôtant la vie ?

Elise récolta divers échantillons puis s’installa au même endroit que la captive. Face à elle, des marques rougeâtres ornaient la citerne. Recroquevillée, l’inspectrice ferma les yeux et se balança au même rythme que la femme enceinte. Elise serra les dents pour étouffer la douleur qui remontait le long de son bras à chaque mouvement. Au bout de trois va-et-vient, son poing rencontra le métal. Des hypothèses se bousculèrent dans sa tête, mais confrontées aux éléments récoltés, l’inspectrice les annihilait. Seules des questions la tourmentaient à présent.

Un choc contre la paroi.

Que représentait cette cuve pour la suppliciée ?

Un nouveau coup.

Que représentait-elle à ses yeux ?

Encore un.

Pourquoi était-elle revenue à la réalité après un certain nombre de coups ?

Sa paume s’écrasa contre la cuve.

Était-ce un code entre elle et une autre personne ?

Cette fois encore, le métal tonna sous l’impact.

Quelqu’un, là-haut, lui répondait-il ?

Soudain, sans raison, l’image des ongles arrachés de la jeune femme s’immisça dans son esprit. La théorie selon laquelle la victime se serait blessée elle-même ne tenait pas la route : Elise n’avait trouvé aucune trace d’automutilation à ce niveau. Les blessures lui avaient été infligées avant l’enfermement. L’enquêtrice continua ses bercements, puis se figea. Sa respiration se bloqua au fond de sa gorge : elle sentait un souffle contre son oreille.


(2)Groupe national d’investigation cynophile de la gendarmerie.

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