Chapitre 1 (1/2)

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Les émanations envahissaient l’espace. Tolérables à l’entrée du bâtiment, elles s’intensifiaient à l’approche des corps en décomposition et prenaient à la gorge. Rien n’entravait leur puissance, pas même les combinaisons de protection prévues à cet effet. Nombreux furent ceux pris de nausée à battre en retraite avant d’atteindre les cadavres.

Agrippées à un mur à l’entrée de l’édifice, de jeunes recrues déversaient leur déjeuner. Masque chirurgical sur le visage, bras par-dessus le nez, Diegory se revoyait vingt ans en arrière. L’agent fédéral retenait son souffle et inhalait le strict minimum d’oxygène pour ne pas sombrer à son tour. Des larmes dégoulinaient de ses yeux rougis par l’ammoniac.

Durant sa carrière, il en avait vu des massacres, mais jamais de cette ampleur. Il évitait de s’attarder plus que nécessaire sur les douze dépouilles enchaînées à même le sol, dont les os, parfois à nu, transperçaient leurs vêtements. La putréfaction variait d’un corps à l’autre et accréditait l’hypothèse selon laquelle les victimes avaient été abandonnées successivement sur les lieux.

Des larves grouillaient à l’intérieur des macchabées, soulevant chair et lambeaux de peau. Un essaim de mouches à damier virevoltait à proximité des carcasses, d’autres insectes nécrophages se posèrent sur l’inspecteur. Les sentir sur son visage lui procura des frissons. Il repensa à l’endroit où leurs pattes traînaient un instant plus tôt et ravala un haut-le-cœur.

L’agent tournait le dos à Elise, sa coéquipière, accroupie près d’un cadavre sans gêne apparente. Le silence de cette dernière, d’ordinaire plus bavarde, même dans ces circonstances, le perturbait.

— Ça va ? s’enquit-il d’une voix étouffée.

— Il y a d’autres victimes, murmura-t-elle en se redressant.

La jeune femme passa à côté de lui sans le regarder. Diegory lui emboîta le pas et se laissa guider à travers l’édifice. Après cinq années de collaboration, l’inspecteur ne doutait plus de ses capacités : si elle mentionnait d’autres cadavres, elle les trouverait, même si le bâtiment avait été fouillé de fond en comble avant leur arrivée.

Les couloirs étroits se succédaient. L’odeur ne faiblissait pas. Les échanges entre policiers rythmaient leur avancée. Elise se déplaçait dans la bâtisse comme si elle en connaissait déjà chaque recoin alors qu’ils n’étaient arrivés que depuis une quinzaine de minutes. Diegory ignorait s’il s’agissait d’un talent inné ou d’entraînements spécifiques, mais la jeune femme forçait le respect. Plus d’une fois, il s’était imaginé qu’elle travaillait autrefois pour la CIA et, qu’à la suite d’une erreur, elle avait été rétrogradée, mais au fil du temps, il avait cessé d’y penser. Il n’avait pas besoin de savoir quel secret se cachait derrière de telles aptitudes pour en apprécier l’utilité.

Des aboiements frénétiques se firent entendre sur la fréquence radio. Diegory comprit aussitôt que la brigade canine, sollicitée auprès de la Belgique pour ses chiens de cadavres1, avait déniché un nouveau corps à l’extérieur de la bâtisse.

— Un de plus, soupira-t-il.

Elise s’arrêta au centre d’une pièce vide où l’horreur maculait les murs. La clarté des néons révélait des zébrures pourpres sur les revêtements et des éclaboussures au sol. L’enquêtrice balaya la salle du regard. Des tringles dépourvues de rideaux zigzaguaient au plafond et délimitaient des cellules à l’instar de diverses chambres mixtes d’hôpitaux. Des empreintes de mains et de pieds, dont certaines appartenaient à des enfants, couraient sur le béton. Plus loin, des traînées de sang, aussi larges qu’un corps, ne laissaient aucun doute sur la technique utilisée par le tueur pour déplacer les victimes à travers la bâtisse.

Elise ferma les paupières et ressentit toute la douleur et la peur des âmes présentes en ce lieu. Juste là, sous ses pieds. Des images, plus barbares les unes que les autres, s’imposèrent à son esprit. Elle ouvrit les yeux.

— Les corps… Ils sont là en dessous, annonça-t-elle en plongeant son regard dans celui de son coéquipier.

Diegory porta aussitôt la radio à ses lèvres et communiqua sa position à l’équipe d’investigation. Tandis qu’il justifiait leur déplacement – car même s’il connaissait la performance d’Elise, il devait argumenter une telle demande –, il ne la vit pas disparaître dans le corridor.

Par-delà la voix de son collègue et celles des autres policiers dans le bâtiment, du zonzonnement des mouches, des gravillons broyés sous les semelles et des aboiements, Elise entendait un bruit particulier. Elle avançait, avec pour seul guide, ce son semblable aux battements d’un cœur fatigué. Quand l’écho s’affaiblissait, elle revenait sur ses pas.

Trois foulées la séparaient de chaque appel à l’aide. Immobile au bout d’un couloir sans issue, Elise accola ses mains à la paroi. S’agissait-il d’une cloison ? D’un trompe-l’œil pour camoufler une porte ? Un autre massacre ?

Les striures du plâtre glissaient sous son épiderme à mesure qu’elle cherchait une faille, puis elle cogna la surface rugueuse. À chaque coup, le mur sonnait plein. Les yeux de l’inspectrice naviguèrent d’un revêtement à l’autre et rencontrèrent une conduite de chauffage. Elle donna un coup de pied au morceau de tuyau qui sortait du sol. L’écho se propagea dans la conduite puis cessa avant de revenir vers elle, plus puissant, désespéré.

À présent, Elise en était convaincue : quelqu’un était encore en vie !

— Diegory ! s’écria-t-elle en se précipitant vers le sous-sol.

L’inspecteur fut si surpris qu’il lâcha la radio et s’élança à la hâte en direction de la voix de sa collègue. Deux policiers se joignirent à lui bien qu’ils ignorassent pourquoi.

— Elise ? Elise ? Tu m’entends ? tenta un officier sur leur fréquence. Elise, réponds. Elise ?

Hélas, aucune voix ne s’éleva hormis un vacarme sourd. D’autres fédéraux leur indiquèrent le chemin emprunté par la jeune femme et retournèrent à leurs tâches.

Quand ils arrivèrent au sous-sol, Elise et un policier s’acharnaient sur le mur du fond. L’inspectrice se jetait à corps perdu contre celui-ci.

— Il y a quelqu’un de l’autre côté ! s’exclama-t-elle. Il y a quelqu’un !

Diegory ne perdit pas une seconde et prit le premier objet à sa portée. Le tabouret en bois heurta avec frénésie le plâtre abîmé par les assauts de ses collègues. D’autres agents attrapèrent un objet et l’imitèrent. Après une vingtaine de coups, ils atteignirent une fine tôle en acier.

Aussitôt, un policier appela en renfort l’équipe d’investigation et les secours. Les fédéraux redoublèrent d’efforts afin d’élargir la zone. Le tabouret ne résista pas aux chocs répétés : l’assise ricocha sur le mur et frappa le visage de Diegory. Du sang s’écoula de son arcade et de sa pommette.

Elise voulut le lui signaler, mais il était vain d’essayer de le détourner de son objectif. Ainsi, continua-t-elle de déblayer autant que possible. Après cinq minutes et des bras supplémentaires, ils parvinrent à dégager la plaque métallique.

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1Chiens spécialisés dans la recherche de restes humains ou de corps en décomposition.

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