Chapitre 8 (5/-)

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Elise temporisa quelques secondes. Au fond, elle le savait : aucune de ses questions n'était innocente. D'une façon ou d'une autre, il essayait de l'amener à réaliser quelque chose, mais quoi ? Cela restait un mystère. Était-ce en rapport avec sa mère ?

— Thiels ne m'a jamais parlé de vous, lança-t-elle tout en saisissant une paire de ciseaux stériles.

— Il n'avait pas de raisons de le faire : vous ne me connaissiez pas.

— Mais vous ne me connaissiez pas non plus, fit remarquer Elise.

— Vous non, mais j'ai connu votre mère, déclara-t-il en plongeant son regard dans celui d'Elise. Lorsqu'elle descendait à la morgue, elle s'allongeait là-bas, pointa-t-il du doigt, sur la troisième table d'autopsie. Elle s'appuyait sur son coude et, tout en discutant avec mon mentor, m'interrogeait sur l'un ou l'autre prélèvement que je venais d'effectuer.

Les yeux d'Elise se braquèrent sur la table indiquée. Elle imaginait sa mère étendue sur le métal en train de l'observer. Que lui aurait-elle dit à cet instant précis ? L'aurait-elle encouragée ? Lui aurait-elle posé tout un tas de questions ? Lui aurait-elle demandé si elle vivait bien ?

— Votre mère semblait connaître la cause du décès avant même que nous commencions l'autopsie car, lorsque je spéculais, à sa demande, elle me disait que je ne regardais pas dans la bonne direction. Je reste convaincu qu'elle nous mettait sur la bonne piste.

Bien que ces mots atteignissent l'agente, elle ne laissa transparaître aucune réaction : la masse brouillardeuse se tenait devant elle.

La peine gagne ton cœur, chuchota la brume. Chaque seconde de doute te sépare davantage de ta proie, Elise, mais tu le sais déjà, n'est-ce pas ? Cet homme n'est pas celui que tu traques, souffla-t-elle en s'engouffrant dans le corps du défunt.

— Auriez-vous hérité des capacités de déduction de votre mère ?

— Vous l'aimiez ? répliqua Elise en ramenant son attention vers lui.

Elle fut déstabilisée par sa propre remarque, comme si cette dernière avait jailli de sa bouche contre sa volonté.

— Les êtres comme moi n'éprouvent pas l'amour.

— Vous le dites comme si vous n'étiez pas humain.

— Et, ça vous surprendrait ? rétorqua-t-il en soutenant son regard.

Bien sûr que non, songea Elise en chassant l’entité brumeuse de son esprit. Elle-même ignorait si elle était humaine ou un monstre. D’ailleurs, ce doute ne cessait de croître : plus tôt, elle s’était convaincue que cette apparition résultait de la fatigue et de l’anesthésie... À présent, elle se rendait à l’évidence : cette chose était aussi réelle que le « maraudeur ».

Dans l’attente d’une réponse, Erwan Trope la jaugeait de ses iris gris. Elle s’excusa, baissa la tête, embarrassée, puis découpa avec soin le vêtement du défunt. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi ces mots avaient franchi ses lèvres. Qu’il l’eut aimée ou non n’influençait en rien la situation dans laquelle ils se trouvaient. Pourtant, dès qu’il évoquait sa mère, Elise percevait l’admiration dans sa voix. Elle ne put s’empêcher de dérouler le fil de cette journée.

« C’est juste que vous m’intriguez. Vous me rappelez quelqu’un que j’ai connu à mes débuts. Elle aussi élaborait des théories avec minutie… avant de terminer ici ».

« Vous savez, j’ai… J’ai connu votre mère ».

« Votre mère semblait connaître la cause du décès avant même que nous commencions l’autopsie, car lorsque je spéculais, à sa demande, elle me disait que je ne regardais pas dans la bonne direction. Je reste convaincu qu’elle nous mettait sur la bonne piste ».

Il n’avait cessé de lui parler de sa mère, se montrant plus explicite à chaque allusion et, à chaque fois, elle n'avait ni répondu ni relancé le sujet. Pour cause, la première fois, l’esprit de Victoria Lawson s’était manifesté. La deuxième, la masse nuageuse était apparue et il en allait de même pour la troisième fois. Depuis sa rencontre avec le légiste, dès qu’elle pensait à sa mère, la brume surgissait.

Elle leva la tête. Affairé, le médecin ne remarqua pas son regard insistant. Avait-il un lien quelconque avec l’entité ou avec le décès de sa mère ? Parlerait-il d’elle de cette façon le cas échéant ? Elise avait l’impression de se perdre autant que les larves dans la mélasse intestinale. Elle plongea à corps perdu dans l’autopsie pour se défaire de ces idées insidieuses.

Si ses pensées n'étaient pas en rapport avec l’enquête, elle les balayait : tant qu’elle n’aurait pas trouvé un indice, une piste, elle ne songerait à rien d'autre. Malheureusement, les travailleurs de la mort avaient altéré la dépouille avec tant d’avidité qu’obtenir une réponse s’avérait compliqué, à moins que le cadavre, lui-même, ne la mette sur la bonne route. Hélas, l’esprit de cet homme n’habitait plus son enveloppe corporelle.

Les prélèvements et pesées s’enchaînèrent. Malgré sa détermination, son cœur la ramena vers sa mère. Peu, voire personne, ne lui parlaient d’elle. Souvent, Elise avait l’impression qu’ils évitaient le sujet pour ne pas la blesser. Alors, pourquoi dans la bouche d'Erwan Trope sa mère semblait-elle merveilleuse tandis que dans celle de Lucien, elle ne percevait que des reproches et des regrets à son sujet ?

Des frissons parcoururent son corps. De la brume se répandit sur la table d’autopsie, obstruant toute vision du macchabée, puis un souffle effleura sa peau :

— Tu perds ton temps, Elise.

Tic.

Tac.

Tic.

Tac.

Qu’attends-tu pour rencontrer son âme ?

En es-tu incapable ?

Au fond, tu sais qu’il est toujours là... Sinon, tu n’aurais pas sondé son corps tant de fois. Je te l’ai dit pourtant... Celui-là t’aidera.

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