Chapitre 3 : À cœur ouvert

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Lorsque je descends les escaliers, je perçois la voix de Maria s’élever du petit salon. Mon cœur rate un battement en reconnaissant celle de ma mère lui répondre. Ainsi, les choses sérieuses vont commencer…

—   Élisabeth, comment s’est passée ta rencontre avec Lisa ? 

Le tintement de la porcelaine et de cuillères m’indique que Maria est en train de servir le thé à ma mère. En effet, une odeur de camomille parvient jusqu’à mes narines quand j’entre dans la pièce. De la camomille ? Elisabeth Louise Marchaux Deroy ne boit jamais de camomille. On dirait que je ne suis pas la seule à ne pas être dans mon état normal…

—   Fort bien, fort bien. Elle n’a encore une fois pas manqué de faire les éloges de son frère, répond-elle en ajoutant deux sucres dans son thé.

—   Le gendre idéal, hm ? Peut-être que… 

Maria allait poursuivre, mais s’arrête lorsqu’elle me voit arriver dans le salon.

—   Un peu de camomille, ma petite ? me lance-t-elle, un sourcil moqueur pointé vers le ciel.

—   Non merci, Maria, ça ira comme ça. 

—   Bien ! Dans ce cas, je vais vous laisser. Je vais aller donner un coup de main aux filles dans la cuisine. 

Sans plus de cérémonie, elle nous laisse ma mère et moi dans un lourd silence uniquement perturbé par les crépitements du feu dans la cheminée.

—   Viens t’assoir à côté de moi, Marina. 

Ma mère tapote la place à côté d’elle, me sortant de ma torpeur.

Nerveuse comme une puce, je m’assis sur le fauteuil, raide comme un piquet.

—   Je… nous avons commencé à parler toutes les deux en même temps ce qui nous fait rire et alléger considérablement l’atmosphère.

—   Commence, m’enjoint-elle, doucement.

—   Je tiens déjà à m’excuser pour mon comportement de ce matin qui était fort bien inacceptable, lui dis-je en tortillant mes doigts comme une petite fille.

Ma mère lâche un petit rire et avale délicatement quelques gorgées de sa tisane.

—   Je dois bien concéder que ta réaction était on ne peut plus normale quoiqu’un brin trop dramatique. Mais bon, tu tiens ça de ton père. 

Dans la lueur du feu, je peux distinguer les quelques cheveux blancs qui parsèment sa chevelure noire. La cinquantaine entamée, elle reste néanmoins une très belle femme qui ne manque pas de susciter l’admiration autour d’elle. Sa présence est indéniable.

Physiquement, je lui ressemble énormément. Les traits fins, de grands yeux presque noirs bordés de longs cils de la même couleur. À mon grand désarroi, elle m’a aussi légué sa petite taille et son allure chétive, reflétant l’image de petites choses fragiles. Ceux qui nous connaissent intimement vous diront qu’il ne s’agit que d’une façade…

Mon tempérament colérique et mon épaisse chevelure m’ont été gracieusement transmis par mon père.

—   Je comprends ta réaction, crois-moi. Je ne la comprends que trop bien, elle se racle la gorge comme si elle s’apprêtait à faire une révélation gardée cachée pendant des années.

Je la regarde un moment sans comprendre, puis mon cerveau fait rapidement la liaison entre la situation qui avait été la sienne et maintenant la mienne.

—   Toi aussi tu as été mariée de force ? 

—   Je pense qu’ils sont malheureusement bien plus courants que les mariages d’amour. 

Elle m’attrape doucement la main et en caresse le dos de son pouce. J’aime ces rares moments où ma mère se montre affectueuse et réconfortante.

—   C’est terrible de se dire que nous ne sommes pas maîtresses de nos décisions. Que notre avenir est déjà tout tracé. Sans homme, les femmes ne sont pas éligibles et avec un homme, elles ne sont que, la plupart du temps, des objets de convenance. Mes parents n’ayant pas les moyens de me nourrir plus longtemps, ils m’ont fiancée à ton père alors que je n’avais que quinze ans. 

«   Je me souviens la première fois que je l’ai rencontré. Mon Dieu, cela me semble remonter à une éternité ! Il avait vingt ans et s’était présenté à la maison avec ses plus beaux vêtements, bien que rapiécés, et un petit bouquet de tournesols qu’il avait cueilli dans le champ voisin. Il avait les mains moites et balbutiait des paroles incompréhensibles en me donnant le bouquet. 

Elle rigole, le regard plein d’amour, en repensant au jeune homme timide que mon père avait été. Un petit sourire béat reste collé sur mes lèvres pendant que je l’écoute parler.

—   Maintenant, j’en ris, mais je peux te dire que sur le moment même j’étais loin d’être ravie. Je m’imaginais que j’étais tombé sur le dernier des ivrognes, un incapable qui m’aurait laissé toutes les charges sur le dos en plus de devoir porter ses enfants. 

«   Comme tu t’en doutes, je l’ai mal jugé. Nous avons été mariés très peu de temps après notre rencontre. Pour tout te dire, nous ne sommes même pas revus entre les événements. Je me suis retrouvée là, le 18 juin 1730, dans la robe de mariée de ma mère, beaucoup trop grande pour moi, à écouter Arthur prononcer ses vœux et faire de moi une Deroy officielle. 

Ses yeux commencent à se remplir de larmes et sa voix devient tremblotante quand elle reprend son récit :

—   Malgré le peu d’argent qu’il avait en sa possession, il m’avait fait fondre une bague et m’avait dit : « Je ne peux malheureusement pas te promettre l’abondance ni la richesse, mais je te promets que tu ne manqueras jamais de rien et que tu seras toujours bien traitée. Je ne te forcerai pas à m’aimer ni même à me donner une descendance, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te rendre heureuse, peu importe la façon dont tu décides de m’aimer. » 

Je lui tends un mouchoir en tissus que j’avais sorti de la poche de ma chemise de nuit pour qu’elle puisse sécher ses larmes. Ce qu’elle fait en me remerciant.

—   À ce moment-là, j’ai su que j’étais tombée entre de bonnes mains. La sincérité transperçait dans son regard et j’ai décidé de lui faire entièrement confiance. Je m’étais promise de le suivre partout où il déciderait d’aller. Évidemment, tout n’a pas toujours été rose, il a fallu le temps qu’on arrive à s’apprivoiser, mais les années et les épreuves de la vie n’ont fait que nous rapprocher l’un de l’autre. Du respect, est né de l’affection qui s’est transformée petit à petit en un amour sincère. 

Ma mère se tourne vers moi et essuie de ses pouces les larmes sur mon visage que je n’avais même pas senties couler, trop absorbée par ses souvenirs. J’ai l’impression de les vivre à travers ses yeux.

—   De cet amour, tu es née. Notre plus belle réussite. Nous nous sommes mariés, mais nous avons décidé d’attendre avant de te donner la vie. Aussi niais que cela puisse paraître, nous voulions que tu sois le fruit de notre amour et non d’un devoir matrimonial quelconque. Ton père ne savait que trop bien ce que c’était de grandir dans une famille sans amour et déchirée par la violence. 

—   C’est une très belle histoire… mais pourquoi est-ce que tu me racontes tout ça seulement maintenant ? lui demandé-je la voix enrouée. Je pensais que papa et toi aviez eu un mariage d’amour depuis le début. C’est ce que vous m’avez toujours fait croire. 

Tout à coup, je me sens vraiment naïve et ridicule d’avoir pensé pendant dix-huit ans que ça pourrait m’arriver à moi aussi.

—   Nous avons vu à quel point le mariage de tes tantes t’avait perturbée, et à quel point tu étais terrifiée de te voir imposer un homme. Nous ne voulions pas que tu grandisses avec ces exemples de mariage raté. Ceux d’amour existent, seulement ça ne se passe pas toujours comme tu te l’étais imaginé. 

—   Je vois… Alors toi aussi tu es passée par là. 

Je me fais toute petite dans mon fauteuil, honteuse d’avoir eu une réaction aussi excessive face à une situation que beaucoup d’autres jeunes filles avaient dû traverser elles aussi.

—   Eh oui ! Tu sais, le destin fait parfois bien les choses. En plus, je n’ai pas eu la chance d’avoir de parents aussi compréhensifs et bienveillants que les tiens, me taquine-t-elle en me donnant un coup de coude.

Annie, la plus jeune de nos domestiques et notre cuisinière, fait son entrée dans le salon, accompagnée d’une odeur très alléchante de cuisine pour nous annoncer que le dîner est servi.

Nous ne sommes pas surprises de voir Saphir venir pointer le bout de son museau, narines toutes dilatées, pour quémander son dû…

Dans le même état d’esprit que mon chat, je ne perds pas une seconde pour m’installer à table et me jeter sur la nourriture.

—   Délicieux ! Tu es un vrai cordon bleu Annie ! m’exclamé-je en avalant ma première bouchée bien vite suivie par la suivante. Ma petite escapade en forêt m’a ouvert l’appétit plus que de raison.

Mes papilles gustatives ne peuvent s’empêcher de danser la valse dans ma bouche face au repas préparé par Annie. La volaille était fondante sous mon palais et les légumes cuits à la perfection, le tout agrémenté d’une sauce au rhum assaisonnée par un mélange d’épices dont elle seule en connait le secret.

—   Je partage l’enthousiasme de ma fille, Annie. C’est effectivement très bon, elle insiste sur le mot en me faisant les gros yeux quant à mon comportement un peu trop exubérant à son goût, et mange plus doucement, je te prie, dit-elle à mon adresse.

Ça y’est ! On est reparti pour un tour !

Ma mère a vraiment le don de me faire sentir comme une petite fille en me réprimandant de la sorte. Où est le problème ? Nous sommes seules, et je ne suis pas encore mariée donc je peux me permettre de manger aussi bruyamment qu’une truie si cela me chante.

Au diable les bonnes manières !

Je décide de ne pas répliquer sachant pertinemment que cette discussion ne nous mènerait nulle part, et me contente donc de hausser les épaules d’un air innocent en continuant de manger goulûment.

Annie nous remercie d’une petite révérence et retourne vaquer à ses occupations.

Pensive, ma génitrice malmène de sa fourchette un morceau de viande dans son assiette à peine entamée. Je saute sur l’occasion ô combien rêvée de la réprimander à mon tour :

—   Mère, voulez-vous bien, je vous prie, cesser de jouer de la sorte avec votre nourriture ? C’est tout à fait inconvenant ! 

Elle lance un regard noir, mais peine à cacher son amusement derrière son verre de vin.

—   Allez, dis-moi ce qui te tracasse comme ça ? 

Elle reprend une gorgée de vin en se tenant bien droite sur sa chaise.

—   Laisse-moi deviner, tu as rencontré un gentilhomme, mais tu redoutes ma réaction. C’est ça ? 

Surprise, elle relève la tête de son assiette et me regarde comme si un troisième bras m’avait poussé sur le visage.

—   Un gentilhomme ? J’ai bien peur de ne pas comprendre ce que tu insinues. 

—   Maman, ne fais pas l’innocente. Tu sais de qui je veux parler, le frère cadet de Lisa. Tu dis qu’elle n’arrête pas de le vanter. Comment s’appelle-t-il déjà ? Henry ? Willy ? Non… Ah, oui ! Ça me revient maintenant : William ! 

Son petit secret découvert, ma mère manque de s’étouffer avec le morceau de viande qu’elle s’était décidée à manger. Prise d’une violente quinte toux, elle tente tant bien que mal de dégager ses voies respiratoires, les joues aussi rouges que le nez de Dominique quand il force trop sur le rhum.

Paniquée, je me lève et l’évente avec sa serviette en tissus tout en lui tapotant le dos.

Au bout de quelques instants, elle finit par se dégager et se rassoit, haletante.

—   Bon sang, tu veux me tuer, ma fille. Sers-moi un peu d’eau, s’il te plait. 

J’attrape la cruche d’eau et remplis son verre à ras bord.

—   Voilà, doucement. 

Lorsqu’elle termine son verre d’eau et reprend ses esprits, je retourne m’assoir, rassurée.

—   Franchement, maman, je n’aurai jamais pensé que tu puisses avoir un faible pour un homme plus jeune que toi, la taquiné-je, hilare.

—   Mais enfin, il n’est pas pour moi. Il est pour toi. 

Je déchante rapidement, la bouche ouverte dans un O  parfait. Je suis estomaquée, pétrifiée, médusée et incapable de sortir le moindre son de ma bouche.

—   Qu-que… quoi ? QUOI ?! 

Je finis par retrouver l’usage de la parole et me relève comme une folle furieuse de ma chaise, l’envoyant valser au sol, en abatant mes mains sur la table.

En ce moment précis, je regrette amèrement de ne pas l’avoir laissée s’étouffer avec son morceau de dinde !

Alertées par mon remue-ménage, Maria et Annie déboulent, aux aguets, dans la salle à manger, respectivement armées d’une poêle et d’un couteau, prêtent à nous défendre d’une quelconque bête sauvage ayant envahi les lieux.

La plus âgée des deux baisse les armes quand elle se rend compte que la bête en question n’est rien d’autre que moi vociférant comme Martha, notre voisine, prônant la fraicheur de ses légumes un jour de marché. Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre que je venais d’être avertie, la même journée, des projets de ma génitrice qui, comptait non seulement me marier, mais en plus de ça, à un vieil homme.

Maria jette un coup d’œil à ma mère qui, la tête entre les mains, récite des prières de désespoir à qui veut bien les entendre.

—   Bien, je constate que tu le lui as dit… 

Pendant que je cours m’enfermer dans ma chambre en claquant la porte, ma mère trouve à peine la force de relever la tête et de dire :

—   Cette journée a été beaucoup trop longue, Maria. Que Dieu nous vienne en aide… 

—   Tu sais bien comment elle est, Élisabeth, lui dit-elle en lui massant les épaules. Tu verras ! Je suis sûre que tout ira pour le mieux demain matin…  poursuivit-elle en se signant ne sachant laquelle des deux elle essaye le plus de convaincre.

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