TI - 11   Permaculture et Potassium

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L’écran grésillant diffusait un vaste champ fertile, où les fleurs abondaient autant que les arbres. Phil bavait face à un tel spectacle, lui qui ne connaissait que poussière et désolation. Son bol de petit-déjeuner ne lui disait trop rien, aussi il maintenait son attention sur le passionnant documentaire sur la permaculture qu’il avait déniché dans les cartons de son grand-père. Dehors, l’ouragan frappait les vitres de sa maison avec rage.
Le plan du reportage s’ouvrait sur un individu plutôt gras, chemise à carreau, la salopette bien remontée au niveau des aisselles, le chapeau de paille enfoncé jusqu’aux tempes. Une banderole mauve en bas du cadre affichait « Gontrand Flavier, Agriculteur ». Hors champ, une voix féminine débitait un flot d’informations monotones :
— Monsieur Flavier, parlez-nous un peu de vos terres. Qu’est-ce qui les différencie des autres agriculteurs ?
L’énergumène s’agita face à la caméra, extraterrestre sur pattes. Sa bouche enflée nécessitait un rendez-vous immédiat chez le dentiste, quelques dents avaient d’ailleurs déjà pris des routes séparées. Son accent si lointain bénéficiait de sous-titres, au grand bonheur du jeune garçon.
— Mes champs, c’est comme les bébés. Les bébés, t’y fait pas d’mal, hein ? Mes champs, c’pareil. D’abord, faut bien connaître son milieu. La terre, f’la sentir, s’la mettre dans el’ bottes. Après, y faussi connaître les produits. Mi n’échalote, quand j’la plante, j’ui chante une berceuse, celle de ma maman. « Oh Marie ! Si tu savais... ». Il f’la couver pour qu’elle offre tout son cœur.
Un long silence ponctua cette déclaration, et la journaliste n’osa même pas tousser pour le combler. Le paysan exposait son sourire ravageur, qui aurait ravagé plus d’une narine, les poignets sur ses poignées d’amour. Un merle en profita pour déclamer sa flamme à une femelle.
— Très bien, monsieur Flavier. Je n’ai rien de plus à dire sur vos échalotes. Toutefois, nos téléspectateurs aimeraient vraiment savoir en quoi consiste votre permaculture. En quoi va-t-elle changer la face du monde ?
Gontrand balança son énorme bras en arrière et souligna la vue imprenable sur les montagnes de sa région. Au-delà de la forêt s’étendait toujours plus les hectares de son exploitation.
— On fait comme la nature. La nature elle nous prend. La nature, elle nous donne. On aime la nature. Les produits chimiques, n’en veut pas dans nos assiettes. C’qui compte, c’est l’naturel. Faire respirer l’produit. On l’plante, on le laisse vivre, pas d’intervention. C’est la nature qui se charge de nous nourrir, comme on s’doit de la nourrir.
Le message était clair et réjouissait Phil, le nez collé sur son écran. Les Anciens avaient quand même de sacrées bonnes idées, songea-t-il. Dommage que Papi ne soit plus là pour me raconter à quoi servait les grosses machines dans la vidéo.
Le reportage s’enchainait sur une présentation des divers légumes adaptés à la permaculture. Le garçon ouvrait de grands yeux face à cette diversité nouvelle. Un filet de salive s’échappa de ses commissures lorsqu’une succulente betterave entra dans son champ de vision. Tant de choix et de couleurs.

Soudain, le néant. Les magnifiques escapades dans la verdure se volatilisèrent. Derrière lui, le tambour funeste sonnait sa symphonie macabre :
— Encore à regarder ces conneries au lieu de bouffer comme il se doit ? grogna son démon de mère. Je savais que j’aurais dû brûler ces films de ton grand-père.
— Mais M’man !
— Tais-toi, avorton ! Tu m’fous un mal de crâne. Dépêche-toi de terminer ta purée de magnésium et arrête de rêver avec cette agriculture à la con. Regarde dehors et tu comprendras.
Les joues de Phil ruisselaient de larmes tandis qu’il pivotait son menton en direction de la vitre, sale des nombreuses tempêtes de sable. Le coin en était infesté. Même un seau d’eau nécessitait d’affronter plusieurs kilomètres dans ce Sahara du pauvre.
Les catastrophes naturelles empêchaient tout voyage longue distance et tout ravitaillement de la part du gouvernement, éparpillés un peu partout sur la planète. Par chance, certains camps abandonnés contenaient toujours des poches de rations encore intactes. Phil tenait toutes ces informations de son grand-père, qui avait insisté pour lui inculquer une formation de survivant d’élite. Il en aura bien besoin un jour, rabâchait-il à la mère du petit.
Celle-ci enfila une combinaison hermétique puis se dirigea vers la sortie. À intervalles réguliers, elle grommelait : « Pas foutu de respecter mon boulot c’con là ! », ou encore « J’vais l’y emmener dehors, il va l’avoir, sa verdure ». Avant de s’aventurer pour cette excursion vitale, elle se tourna vers son gamin et ordonna :
— À mon retour, je veux que t’aies avalé tout ton yaourt de potassium et ton gâteau au glucose, sinon t’auras affaire à moi, compris ? Après ça, c’est lavage de dents et au lit.
D’un coup de paume, le petit sécha son visage bouffi et acquiesça en salut militaire. À la mort de son père et de son papi, tous les deux pris dans une tornade, il avait promis de rester sage auprès de sa maman. Et il respecterait cette promesse.
Cette dernière quitta le foyer, non sans un pincement au cœur, comme à chaque fois qu’elle laissait son fils unique à la maison. Elle rassembla ses forces et s’élança à travers le désert, à la recherche des victuailles pour le mois à venir.
De son côté, Phil contempla la visqueuse pâte molle qui lui servait de souper, et en engloutit une bonne cuillerée, puis une seconde...

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