Chapitre XXXV : La Saurienne Boueuse, Partie 1

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 La Tourbière des Damnés, tel que son nom l'indiquait, n'était pas un bosquet verdoyant et illuminé par de cristallins rayons de soleil, bien loin de là. L'atmopshère pesante du lieu n'avait d'égales que l'odeur nauséabonde et la noirceur lugubre qui imprégnaient chaque recoin vaseux et grouillant de ce marécage. Marais que seuls les plus téméraires - ou plus idiots - l'auraient traversé sans craindre de s'y perdre après avoir inhalé des spores hallucinogènes et être devenus fous, ou pire, de se retrouver nez à museau avec son implacable protectrice : la terrible Enielah'Ed'Trom.

 La créature légendaire passait le plus clair de son temps, tapie et enfouie sous les eaux croupies et poisseuses de la tourbière, guettant les imprudents qui, gorgés de courage et de prétention, auraient imaginé pouvoir venir à bout d'Elle. Cette dernière, bien que dissimulée sous la surface putride de cette lande en décomposition, percevait les vibrations alentours – qu'elles proviennent des pas dans la boue ou des voix – grâce à deux crêtes dorsales mauves et striées de rayures noires, ornées de pointes osseuses, elles aussi sombres comme le ciel nocturne. Ainsi, même recouverte par la tourbe, la Dracène, pouvait sans se montrer, rester à l'affut.

 Cette reine du camouflage, n'était pas pour autant de fébrile constitution : son corps mesurait plus d'une vingtaine de mètres, tandis que quatre Mithreïlidiens se grimpant sur les épaules, ne seraient pas arrivés au garrot de l'animale. L'envergure de ses ailes s'élèvait à une quinzaine de mètres ; cependant, l'étriquement du terrain ne permettait pas à la saurienne de les étendre, aussi, ces dernières restaient toujours repliées le long de son corps afin de ne pas gêner ses déplacements. Outre ces quelques aspects témoignant de la grandeur d'Enielah'Ed'Trom, l'armure écailleuse qui la protègeait, luisait d'éclats noirs et pourpres qui, même dans la pénombre, scintillaient. Le fuselage et la perfection de ces plaques aussi belles que solides, permettaient à la Dragonne de s'enliser sans effort, et d'évacuer les miasmes de tourbe sans même avoir à agiter une griffe.

 Le titan des marécages, bien que quadrupède, se déplaçait aussi rapidement dressé sur ses pattes postérieures, que sur ses quatre membres ; tous munis de membranes palmées ainsi que de serres aussi longues et tranchantes que des espadons. Concernant son potentiel d'attaque, bien que Enielah'Ed'Trom tirait un avantage colossal de sa maîtrise de l'embuscade, il était à rappeler que la Gardienne du Marais, possèdait une gueule allongée de cinq mètres de long, garnie de deux rangées de crocs semblables à des sabres. Le crâne fin de la créature, se voyait lui agrémenté de quatre cornes, dotées de la même capacité de perception que les crêtes dorsales. Sa tête effilée, elle, était maintenue par une nuque robuste, ornée d'une colerette constituée d'écailles noires et blanches, se dressant ou se pliant, à la guise de sa porteuse. À l'opposé de ce promontoir mortel, une longue queue surmontée de pointes acérées permettait à la fabuleuse protectrice de maintenir son équilibre une fois hissée sur ses pattes arrières.

 Bien que d'ordinaire, les sauriens soient à tort tous assimilés à des cracheurs de feu, la Dracène de la Tourbière, elle, se contentait de projeter un gaz hallucinogène à haute pression. Si ce dernier ne vous avait pas projeté et empalé contre un des arbres crochus du marécage ou détruit les os, les substances contenues dans le souffle psychoactif auraient fait vivre un cauchemar éveillé au malheureux survivant. Laissant la victime de l'émanation mourir à petit feu, poursuivie par les voix de la lande putride, jusqu'à ce que la folie ne l'emportât vers une éternité de tourment, jusqu'à ce que les marécages ne l'engloutissent.

 Tout est bien, qui finit bien.

 Mais passons là les présentations, car durant une belle journée dans la tourbière, c'est-à-dire un taux d'humidité atroce, une obscurité morbide avec laquelle les gargouillis infâmes des flaques croupies se lient ; la belle et terrifiante Enielah'Ed'Trom, se prélassait dans la boue, digérant les derniers aventuriers un peu trop sûrs d'eux qui avaient osé pénétrer son domaine. Certains ne manquaient pas de toupet, me direz-vous.

 Ce jour-là, une autre escouade de cinq membres, semblait s'approcher du bosquet pourrissant où, paisible, la Dracène était en train de paître. Ces derniers voulaient raccourcir leur long périple en coupant à travers le marécage, la traversée permettait en effet de gagner une bonne journée de marche... À condition de ne pas mourir durant ce périple, bien sûr.

 Malheureusement, pour ces débutants de la vadrouille, pour ces coureurs de sentier dégagé, nul d'entre eux n'avait pris la peine d'illuminer leurs alentours... Cela aurait pourtant permis aux novices d'apercevoir les deux crêtes dorsales émergeant de la tourbe, ou même les anormales pointes osseuses sombres garnissant la surface de l'eau gluante. Mais il y a un temps pour tout, et pour ces néophytes, c'était le glas de la mort qui sonnait, car Enielah'Ed'Trom les avait repérés.

 Avertie tardivement par un remous peu rassurant, une des égarés, se retourna avant de faire face à quatre lances obscures qui vinrent la perforer de part en part, seul un cri étouffé s'échappa de sa bouche, mais il était trop tard. Aussitôt, le comité déjà privé d'un de ses membres se préparait à contre-attaquer, toutes lances, épées et haches tirées. Mais contre quoi ? Ou contre qui ? Rien ne semblait être en vie ici, si ce n'était eux. La frayeur inhérente à l'atmosphère morbide du marécage s'amplifia dans les âmes et dans les cœurs des malheureux, qui regrettaient déjà de s'être aventurés en terrain inconnu.

 Fatalement pour eux, la Dracène n'avait que faire des remords. Projetant la boue et les monticules en décomposition tout autour d'elle, la Gardienne se dressa hors de son refuge nauséabond, tout en poussant un rugissement horrifique. Imaginant pouvoir percer son abdomen, deux guerriers se hâtèrent d'y asséner des coups puissants, mais l'acier des armes éclata au contact de l'armure écailleuse impénétrable de la saurienne, qui elle, se contenta de brasser l'air de ses pattes antérieures, déchirant les corps mous de ses opposants. Désarmés par l'effroi, les deux derniers survivants ne pouvaient qu'admirer le ventre et le cou enflés d'Enielah'Ed'Trom, qui s'apprêtait à déverser un torrent de gaz en direction des froussards.

 Dans un élan de courage désespéré, l'homme tentait de s'interposer afin de protéger la dernière femme du groupe, qui aurait pu peut-être s'en tirer en fuyant. Le sauveur fut broyé par le choc, puis éjecté tout désarticulé dans les végétaux en décomposition. La rescapée de l'assaut, noyée dans la substance volatile hallucinogène, commençait à délirer, accablée par la distorsion de tout ce qui l'entourait, par l'amplification de certains sons au détriment du mutisme d'autres. Sous le regard amusé de la Dragonne, l'aventurière titubait, puis chutait dans la mélasse, ce qu'elle croyait solide était mou, ce qu'elle pensait être une échappatoire était sa fin. Dans un ultime effort, elle se mettait à ramper dans ce qui lui semblait être une douce prairie, alors qu'en réalité, elle s'immergeait dans la boue. Quelques instants plus tard, les poumons remplis par la tourbe, la femme s'asphyxia et mourut à son tour.

 Tout était bien qui finissait bien, Enielah'Ed'Trom, sereine, se tapissait à nouveau dans sa tourbière. Néanmoins, pour la puissante protectrice du lieu pourrissant, cette journée n'allait pas être de toute tranquillité car seulement quelques heures plus tard, la Dracène percevait à nouveau qu'on approchait d'elle. Pour la saurienne, il s'agissait d'intrus quelconques qui allaient finir dans son estomac, ou dévorés par les marais.

 Les deux profanateurs venaient de subitement stopper leur progression à quelques pas de l'endroit où l'animale était ensevelie dans la boue ; pour la créature, il était clair qu'elle avait été repérée. N'ayant plus à compter sur l'effet de surprise, la saurienne s'extirpait puissamment de la vase, elle se dressait sur ses membres postérieurs, tout en scrutant et analysant la femme qui lui faisait face et qui ne semblait pas être effrayée. Enielah'Ed'Trom comme tous les dragons souffrait d'une égomanie maladive, aussi ne pas voir son opposante fuir, la courrouça au plus haut point. Après avoir poussé un rugissement furieux et reposé lourdement ses pattes dans une explosion boueuse, la Dracène posa son regard hargneux sur Hérylisandre, qui elle cramponnait fermement la garde de son espadon.

 Si l'humaine paraîssait physiquement minuscule face à la saurienne boueuse, la créature avait décelé des pulsations anormalement dangereuses émanant de son adversaire bipède. Une aura plus obscure que l'atmosphère du marécage, enveloppait la guerrière, dont le regard semblait s'être gorgé d'une résignation inflexible à terrasser la Gardienne. Consciente du potentiel de son adversaire, Enielah'Ed'Trom parta du principe qu'il ne fallait pas sous-estimer l'épéiste.

 La réaction de la Dracène ne se fit pas attendre. En un instant, elle avait exhalé une vaste nappe opaque de gaz hallucinogène, qui recouvrit rapidement les alentours. À peine l'air du lieu était-il devenu irrespirable et la visibilité quasi-nulle, que la saurienne s'était à nouveau dissimulée dans l'eau croupie et vaseuse, s'y déplaçant tout en modifiant la topologie déjà chaotique des environs. Hérylisandre avait bien compris la stratégie de la saurienne, aussi se mit-elle à courir, arme à la main, en prenant soin de ne jamais garder de trajectoire constante. Néanmoins, l'épéiste savait bien que son souffle ne serait pas éternel, car même si elle arrivait à déjouer les tentatives d'assaut de la Dragonne en restant en mouvement, la jeune femme s'efforçait de maintenir son apnée du mieux qu'elle le pouvait tout en bondissant seconde après seconde afin de ne pas trébucher. Il lui fallait rapidement trouver une idée lui permettant de respirer normalement, ou elle finirait dévorée tout en ayant l'impression d'être dans un bon bain chaud.

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