Chapitre 18D: août 1769 ⚠

5 minutes de lecture

Je revis plusieurs fois François. Je savais qu'il avait vingt–six ans, qu'il vivait encore chez ses parents, mais qu'il pourrait m'offrir après nos noces un logement décent. Pas d'autres mots à dire, j'étais ravie. Ce crétin de Célestin allait pourrir dans la rue, tandis que je vivrais la vie que j'entendais vivre avec un grand V. En attendant, je restais encore un peu à l'hôtel, profitant d'Amédée avant qu'il ne parte chez son précepteur à l'anniversaire de ses sept ans, ce mois de décembre. Quant à Camille, je ne sais pas si elle boudait ma présence, mais en tout cas je n'eus plus de nouvelles durant l'été.

Quelques visites de France et les enfants, trop de journées à la chaleur accablante, beaucoup d'ennui, et surtout énormément de rêveries et lectures. Je pensais à la fois à tout, et a rien, et lorsque j'entamais des discussions avec moi-même cela donnait un résultat assez étrange, que je vous laisserais imaginer.

Je sortais aussi me balader dans la ville, j'aurais aimé passer ces moments-là avec Camille, mais elle n'avait pas l'air d'avoir très envie de me parler, alors que c'est moi qui devrait lui en vouloir. Curieusement je ne lui en voulais pas, c'était sa vie de maman qui devait la stresser et la fatiguer. Un jour alors que je me baladais près de l'hospice, j'aperçus une mère déposant un enfant dans la tour d'abandon, par respect je me tenais éloignée puis je me rapprochais lorsqu'elle eu prit congé. L'enfant n'avait pas été placé dans la tour d'abandon, mais à côté. Je dévoilais le linge qui dissimulait son visage, l'enfant avait les yeux plissés, tel les asiatiques qui apparaissaient dans certains livres de la bibliothèque de Jean. Le bébé, qui n'avait pas plus que quelques jours, portait une étiquette sur laquelle était inscrit ce petit mot :

''Je m’appelle Gabrielle, je suis née le 16 août dernier. Je ne suis pas baptisée. Que les mains de Dieu me protège.''

C'était donc une petite fille. Qui portait en plus un joli prénom. Quel avenir aurait-elle dans cet hospice ? Ses petits yeux en amandes me regardaient avec pitié, mais la vie était bien trop cruelle. Je la prenais dans mes bras, l'embrassais sur le front, et la déposais dans la tour. Adieu et bonne chance petite Gabrielle. Je rentrais, pensive, mélancolique, tant d'enfants étaient abandonnés, quel monde cruel !

Le soir, en rentrant d'une journée passée à Paris avec un ami que je venais de retrouver, venant des bas-fonds de mon enfance, je trouvais une lettre scellée sur la table du salon. En voyant que j'étais le destinataire de cette lettre, je la dé-scellais, et lisais attentivement. Mon monde s'écroula, François était mort. Malgré tout, je ne pleurais pas et m'imaginais seulement tout ce qui ne se ferait pas : le mariage, les enfants joyeux, mon bonheur si proche venait d'être repoussé a dans très longtemps. Ma surprise ne s'arrêta pas là, puisque le soir au souper, Célestin m'apprit qu'il venait d'acheter à bas prix un esclave, une sorte de promotion, boitant et trop vieille pour enfanter, que personne ne voulait. Cela me soulagea de savoir que je n'aurais plus à préparer les repas, à faire la vaisselle ou à nettoyer l'appartement qui comptait une bonne douzaine de pièces.

La soupe que nous prépara la grosse négresse était succulente, et Célestin me fis beaucoup rire lorsqu'il l'appela par le surnom que son ancien propriétaire lui avait donné : Chocolatine. Quel était son nom de naissance? Je ne le su jamais, car lorsque je lui posais la question, elle me répondait :

—''Chocolatine mademoiselle.

Le lendemain, j'allais voir Camille pour lui annoncer l'annulation de mon mariage. Elle lisait lorsque j'entrais dans son appartement. Lorsqu'elle me voyait, elle leva les yeux de sa lecture.

— Bonjour Camille, je ne vous dérange pas ?

Elle s’agaça.

—''Non, qu'avez-vous encore à me dire ?

—''Figurez-vous que François est mort et que mon mariage est de ce fait annulé.

Camille voulait s'empêcher de sourire, mais cela ne marcha pas et je vis la joie sur son visage. Moi aussi j'étais contente de ne pas me marier tout de suite. Je restais un peu avec elle, puis rentrait, j'étais soulagée qu'elle ne m'en veuille plus. Ce soir-là, je riais aux larmes : Célestin humiliait Chocolatine. La grosse, assez bête, tentait d'attraper le morceau de gâteau que Célestin lui tendait, et qu'il retirait au dernier moment.

Cependant il profita du fait qu'elle soit incontinente pour la rabaisser jusqu'au fond: dès le lendemain matin, alors qu'elle tentait de dissimuler sa honte, Célestin attrapa le linge souillé d'urine et lui accrocha toute la journée autour du cou tel un foulard : la noire, impuissante, ne s'emporta pas pour autant et resta à la place qu'elle méritait. Une autre fois, c'était beaucoup plus drôle, il exigea d'elle qu'elle se mette sur les genoux tandis que les quatre enfants de France, venus pour passer un après–dîner avec nous, lui jetait des morceaux de pain, amusés. Georges et Philippe tentèrent même de toucher sa peau curieusement couleur chocolat, mais France leur interdit formellement : on ne connaissait pas la réaction que pouvaient avoir ces bêtes-là. à la fin du repas, je descendais dans la cuisine les restes de ragoût dans la gamelle qui servait autrefois à mon cador. Alors que je déposais l'écuelle à terre, nos regards se croisèrent : dans ses yeux du vide, dans les miens du dédain, c'était une sorte de singe, et les singes ne ressentaient ni la haine, ni aucun autre sentiment ou émotion. La nuit, bien que nous ayons des chambres inutilisées, Chocolatine dormait au pied du lit de Célestin, sur le tapis.

Camille nous rendit visite vers le mois de septembre, une première depuis la naissance de son fils. Elle arriva, ravissante dans sa robe qui lui allait si bien, avec son mari, un bouquet de fleurs dans la main. Auguste m'offrit les roses roses. Je le remerciais, plaçais le bouquet dans le vase, puis nous sortîmes nous promener. A la fin de l'après-midi, Camille questionna son époux qui marchait devant, sans qu'il ne l'entende pour autant :

— ‘’ Auguste ? Ne devrions-nous pas rentrer ?

—'' Si tôt ? Lui demandais-je.

—''Le fils est gardé par ma belle–mère, et nous lui avons dit que nous rentrerions avant la tombée de la nuit.

Camille était soucieuse de l'image qu'elle donnait à sa belle–mère, car celle–ci lui avait déjà fait sous–entendre que son éducation était trop libertine et ses manières reprochables. Elle répéta la question à Auguste et ils rentrèrent tous deux. A notre retour, Chocolatine avait fait des siennes. Dans le salon, le vase dans lequel se trouvait les fleurs d'Auguste était brisé par terre, les fleurs gisaient sur le beau tapis dans une flaque d'eau et un livre était ouvert par terre, les pages cornées. J'eus peur pour elle et préféra me réfugier dans ma chambre, mon cocon, ma tanière réconfortante et impénétrable. Je n'entendis rien, mais lorsque le souper fut prêt, la nègre portait un gros collier de cuir au cou auquel était attaché une laisse. Célestin noua le soir venu la corde au pied de son lit pour qu'elle ne fasse plus de bêtises.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Lanam ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0