Chapitre III. Deux vagabonds roulants - section 8/8

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Lénius aimait la grand' messe dominicale. Non parce qu'il y assistait, mais parce qu'elle mettait sur sa route des paroissiens susceptibles d'écouter ses saynètes en passant – certaines éveillant en eux des idées dont ils se pourraient repentir aussitôt à l'église. Par cette fraîche matinée, le saltimbanque s'était installé au bord de la principale voie qu'empruntaient les fidèles.

Bientôt, il fut entouré d'une petite assistance, arrêtée comme de coutume par la vue de sa laideur et de sa lyre. Il se mit à jouer. Il n'extériorisait rien de la contrariété qui le tenait depuis le départ inexpliqué de son compère deux jours auparavant. Durant les heures de liberté où il n'avait ni prestation musicale ni numéro en prévision, l'histrion s'était échiné sans succès à écumer la ville pour retrouver Tristan. Le fuyait-il ? Il ne comprenait pas. Chose qui lui rendait l'absence plus pénible encore. Mais pour l'heure, les airs s'enchaînaient dans une complicité qui emportait l'auditoire et l'artiste. À tel point qu'il demeura brièvement étourdi lorsqu'une voix grave interrompit sa ballade par un autoritaire :


– Tu es bien ledit Lénius ?


Il détacha les yeux de son instrument et découvrit quatre massifs sergents en face de lui. Les commis prévôtaux venaient de fendre le groupe des spectateurs, qui se renvoyaient des regards interloqués en un pesant silence. Le musicien avait cessé de gratter sa lyre. Plus une note ne sortait de sa bouche. Finalement il lança, badin :


– Ledit Lénius ignorait que sa célèbre personne allumait maintenant des ardeurs telles qu'il lui faille sa garde rapprochée !

De timides rires parcoururent le public impressionné par les agents de marbre.

– Ordre t'est donné de nous suivre sur le champ, commanda l'un d'eux.

– Serait-ce abuser que de vous en demander la raison ?

– Tu la connaîtras en temps et en heure.

– Que me veut-on ? réitéra l'invalide, déjà plus anxieux.

– Silence. Obéis, saltimbanque.


L'interpellé inspira. Cœur battant, il posa les mains sur ses roues et mit le fauteuil en mouvement. Un des hommes d'armes fit bruyamment claquer ses bottes, donnant à ses collègues le signal du départ. Lénius reprit son masque souriant et scanda :

– En avant… marche !

La troupe démarra. On s'écarta pour lui céder le passage, sans un mot. L'infirme adopta une expression détachée et, tournant la tête vers l'assistance, il conclut, rieur :

– Allez donc prier pour moi !

Ses doigts firent un salut aussi léger que s'il eut été certain de son retour à cette place le lendemain. Pourtant, son cœur était lourd et terrifié. Il redoutait autant les raisons pour lesquelles on l'emmenait, que de ne pas revoir son ami.

* * * *

– À votre bon cœur… Dieu vous le rendra…


Tristan demandait l'aumône aux derniers croyants qui pénétraient dans l'édifice – où il n'osait et ne pouvait entrer à son tour, à la suite de la cohorte des fidèles. Une volée de marches autant que sa crainte d'être indigne, d'attirer les regards condescendants ou méprisants de ces saintes familles, l'en empêchaient. Et sans doute ne le voulait-il même pas. Curieux chrétien qu'il se sentait, ce Dieu des lourdes pierres chargées d'or et de latin n'était pas tout à fait sa divinité à lui. Une seconde, ses yeux la cherchèrent dans la forêt à l'horizon – un point très loin derrière la ville.

Il se ressaisit. Lorsqu'il eut fait le tour de ceux qui passaient devant lui, Tristan rangea les piécettes recueillies avant de détaler, assez vite pour qu'un concurrent ne vienne pas lui dérober ses gains. Il connaissait le manège : certains mendiants attendaient que les rivaux encaissent leurs prises pour fondre sur eux et les leur subtiliser.

L'adolescent se trouvait à présent loin du parvis. À l'ombre d'une arcade, il sortit son argent et se livra à un compte dont il fut satisfait : cinq repas en perspective. Il avait eu raison de se présenter au sanctuaire deux heures avant le début de l'office ! Il fallait bien cela, si on voulait devancer d'autres pauvres et se réserver un poste à l'une des petites portes – la grande étant déjà l'inviolable terrain de chasse d'une bande à laquelle chercher des histoires s'avérait suicidaire. Soulagé, l'invalide sourit. Aussitôt cependant, ce fut un pli mélancolique qui s'imprima à ses lèvres : sa dernière si bonne recette, c'était il y avait trois jours seulement, avant cette soirée passée à La Bombance avec Lénius.

Lénius… Lui qui évitait le musicien depuis sa récente découverte. Bêtement. Par jalousie ridicule. Il rentra la tête dans ses épaules et rougit. Le souvenir du noble fauteuil impressionnait encore Tristan, qui avait pris ses distances alors même que l'aîné devait le chercher. Il s'était senti si différent, si trompé. Mais tout de même, jouer cette scène avait été stupide ! Il fallait se rattraper. Il fallait vite aller retrouver Lénius, qui à cette heure devait sans aucun doute chanter quelque part aux abords de l'église. Tristan venait de récolter une jolie somme : il lui offrirait un bon repas, lui présenterait ses excuses, il le prierait de le pardonner, et tous deux pourraient parler. Le garçon ne tenait pas à briser une telle amitié. Il se sentait honteux également d'avoir prolongé cet éloignement coupable soi-disant pour se donner le temps de réfléchir. L'adolescent s'était concentré des heures sur les mots à employer et plus ou moins préparé à ceux qu'il devrait encaisser. Le moment n'était que trop venu. Fort de sa décision, Tristan se mit en route avec des gestes alertes et résolus, vers la réconciliation qu'il espérait tant. Un peu plus tard, le tandem en viendrait bien à aborder le cas de la chariote ornée ainsi que l'épineux sujet de ses origines. Quoi que Lénius lui confierait, ils rendraient à leur relation son cours ordinaire : le besoin de leur présence mutuelle serait le plus fort.

Son landau s'engagea dans l'itinéraire qu'il connaissait par cœur et très vite, quatre lances à l'horizon attirèrent son attention. Il n'en voyait que les pointes. Des gardes devaient mener leur tour de surveillance, ou régler un problème dans les parages. Soudain, le garçon aperçut des roues encadrées par les jambes des hommes d'armes. Ciel ! Lénius ? Le maraudeur entreprit de suivre l'inquiétant groupe, mais celui-ci ne cessait de disparaître, de resurgir, de disparaître à nouveau, aspiré au milieu des marcheurs. La circulation ralentissait Tristan. Il arriva à distinguer une nouvelle fois, peu de temps, la petite troupe : un pourpoint roux, une lyre. Oui, c'était bien Lénius ! Pourquoi cette effrayante escorte ? Où se rendait-elle ? Il blêmit, retint son souffle, lança son siège à toute allure. Mais les militaires et l'interpellé s'éloignaient irrémédiablement. Il les perdit.

Sa respiration accéléra sans qu'il pût l'apaiser. Que ferait-on à son ami ? Le mendiant secoua la tête comme pour chasser la vision qui l'horrifiait. Jadis, son modèle et presque grand frère l'avait sauvé. Il ne l'oublierait pas. Comment l'aider à son tour ? Comment se faire pardonner ? Comment… Il sentit son souffle emprisonné, incapable de suivre son paisible roulis ordinaire. Pris d'horreur, il resta cloué sur place un moment, son cœur écorché par le regret de ce mauvais tour joué à celui qui le fascinait tant et restait le seul à lui témoigner un intérêt bienveillant. Mais il était trop tard. Tristan avait découvert à quinze ans ce qu'étaient les nœuds d'une amitié intense, et il ne voulait plus jamais se sentir arraché à celui pour qui il tremblait maintenant. Lénius… Pourvu que son passé ne lui attire point malheur ! Et voilà que des agents venaient de l'interpeller.

Il ne parvint pas à retenir des larmes d'impuissance et de terreur.


[A suivre : chapitre IV - Un instrument vivant]

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