Chapitre III. Deux vagabonds roulants - section 6/8

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Tristan ouvrit les yeux. Il écarta lentement les rideaux qui entouraient son lit, pour laisser la lumière le baigner à tâtons. Le garçon resta plusieurs minutes immobile, disant sa prière, avant de s'asseoir complètement et de rajuster son sarrau ainsi que la petite croix en bois qui ne quittait jamais son cou.

Il effectuait sa toilette de chat à l'aide d'une cuvette emplie d'eau savonneuse, lorsqu'un coup retentit contre la cloison entre les chambres des compères. Son ami vérifiait s'il s'était réveillé. Il répondit de la même façon. À la double frappe qui suivit, Tristan esquissa un sourire : Lénius demandait s'il pouvait venir auprès de lui. Il prit appui sur le mur et s'agrippa à une colonne de la couche, puis passa du matelas au siège. Le garçon se baissa, attrapa ses jambes et posa ses pieds sur la barre transversale du véhicule qui lui servait de cale.

Il saisit sa veste au vol et y dissimula à nouveau, bien au fond des poches, les deux couteaux qu'il avait, par habitude, gardé à portée de main pour la nuit. À peine quelques secondes lui suffirent à se rendre de l'autre côté.


Il trouva Lénius encore allongé mais chemise, pourpoint et chausses lui avaient déjà été enfilés. Dans l'angle de la pièce, Tessy laçait ses bottes. Elle leva le visage et, d'une expression avenante, salua le nouvel arrivant qui lui rendit la politesse puis la regarda rabattre ses cotillons sur de longues jambes au beau galbe. Cette femme d'au moins la trentaine avait un certain charme. Son maintien sans vulgarité traduisait un paisible détachement. Une ample chevelure frisée, très brune, ornait son visage où trônaient deux larges et captivants yeux verts. L'expression chaleureuse de ses traits dégageait une grande bonté. Tristan comprenait que son compagnon se soit fort attaché à elle, après qu'il eût fréquenté plusieurs autres filles de l'établissement.

Les yeux brillants de Lénius, cernés de poches légèrement violacées, indiquaient au mendiant que le sommeil ne l'avait pas tenu longtemps. Il rayonnait pourtant.


– Vous désirez rester encore un moment céans, ou vous en retourner sous peu ? interrogea Tessy qui fixait l'invalide allongé tout en s'apprêtant.

– Oh, nous allons y aller de suite, je pense, répondit Lénius après un bref regard consultant son ami, qui acquiesça.


Alors que la femme avançait vers son client pour l'aider à rejoindre son siège, une soudaine grimace d'embarras tordit les traits de l'homme et son visage s'empourpra légèrement. Il posa des yeux désolés sur son compère, puis sur Tessy, et souffla :


– Pardonnez-moi, je… Pourrais-je compter sur vous pour – gêné, il marqua une pause d'hésitation – le pot de chambre, s'il vous plaît ? Ce… Cela vient…

– Évidemment. Je file juste chercher le nécessaire. Je reviens vite.

– Merci, Tessy… Merci pour tout.


Il y avait beaucoup de respect dans ces mots, comme dans sa relation à la belle-de-nuit auprès de qui il se payait surtout le droit de témoigner de l'affection, devinait Tristan avec un regard attendri allant de la prostituée au saltimbanque. Il n'achetait pas qu'un bout de chair chaude. Du moins, plus maintenant. Lénius lui avait confié, honteux, qu'une année auparavant il ne cherchait encore que de l'anesthésiante jouissance et ne s'attachait surtout pas aux filles qu'il prenait, brutalement, en série, sans estime. Une pratique du sexe qui jamais ne pansait le gouffre rouvert en lui.

Avant de quitter la chambre, Tessy sourit à ce reflet inversé de bon nombre de ses clients. Comme eux, dans ses bras, la gargouille abandonnait un masque social. Cependant, là où les hommes ordinaires affichaient aux yeux du monde une retenue conventionnelle, le rôle de Lénius était le plaisir déchaîné, indécent. Celui de l'acteur d'une farce perpétuelle. Auprès d'elle, certains valides tombaient le costume poli pour se changer en bêtes. L'infirme, animal grimaçant le jour, devenait galant la nuit. Le fou rieur et la fille de joie s'étaient apprivoisés. Les entrevues démarraient par de complices danses endiablées, puis prenaient un tempo ondoyant et sensuel. Voire plus aucun, lorsqu'il ne souhaitait que la chaleureuse présence de sa partenaire, juste des paroles ou de lentes caresses. D'autres soirs, il ne la payait que pour les captivantes conversations et les traits d'esprit dont elle avait aussi le talent. Pour devenir l'héroïne d'une pièce galante où Lénius était le beau servant.

Il s'oublia au rêve, soupira, laissa tomber ses paupières comme le rideau après la courte comédie.


Tristan le regardait se blottir au creux du plaisir qui opérait encore. Il n'osa l'interrompre et s'imprégna de l'instant paisible avant le retour aux rues animées. L'esprit de lavande dont Tessy s'était parfumée flottait dans la pièce. Des volutes cotonneuses, nées du bac d'eau chaude qui restait de la toilette du client, s'échappaient par la fenêtre pour s'en aller mourir près des hauteurs. Les voix fatiguées mais rieuses des filles vibraient derrière la cloison. Le voleur s'accrocha à celle de Tessy, à l'instar de Lénius qui, les yeux toujours clos, avait tourné la tête vers la porte.

Tristan n'émettait jamais d'opinion quant aux bals nocturnes de son ami. Y compris lorsque parfois il percevait, comme la veille, les voix et percussions frappant sans demi-mesure dans la chambre voisine. Les douceurs du corps et les voyages intérieurs restaient un domaine trop mystérieux à ses yeux pour qu'il avance là-dessus la moindre idée sensée. Il acquiesçait simplement aux allusions que faisait Lénius aux services de Tessy. Son compère en avait besoin : c'était son unique certitude.

L'adolescent entendait moult hypocrites condamner les jeux de l'amour, et plus durement encore leurs praticiennes dont ils ne connaissaient rien. Lui, depuis si longtemps qu'il traînait dans la rue, les côtoyait au plus bas. Il sentait leur passé cabossé et les lourds jugements de bien-pensance. Tristan se savait étonnement proche des singulières travailleuses. Il les aimait, tout étranger qu'il était à ces voies de plaisir, et répugnait à juger un style de joie qui ne l'intéressait pas. À la bombance, il se contentait du repas et du repos. La plupart du temps, ses paupières se fermaient vite et il dormait, indifférent aux passes dans l'autre pièce. Ou heureux pour son ami.

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