Chapitre III. Deux vagabonds roulants - section 3/8

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Chacun laissa une pièce au chanteur. Si quelques uns reprirent leur route, d'autres restèrent au spectacle. Ayant ramassé sa recette, il joua encore six mélodies, sous le regard bienveillant du larron infirme. Celui-ci s'autorisait à ne pas poursuivre ce jour-là son parcours de mendiant et de chapardeur dans la ville : la bourse qu'il était parvenu à dérober lui assurait deux semaines de nourriture. Il se permit donc d'écouter paisiblement le musicien.


En début d'après-midi, l'artiste cessa son activité, se mêla au public et plaisanta avec les spectateurs. Il avait fidélisé des dizaines d'auditeurs devenus des amis. Ainsi chaque numéro se voyait-il suivi d'un moment où Lénius venait bavarder, prendre des nouvelles des uns et des autres, rire en leur compagnie. Le voleur demeurait à l'écart de cet échantillon du vaste réseau de son acolyte, préférant ne pas déranger leur animation. Silencieux, il attendait que tous eussent fini. Enfin, la gargouille rejoignit le garçon qui l'accueillit d'un regard luisant, accompagné du sourire que l'homme lui enviait. Son bras passa autour des pâles épaules tombantes.


– Tristan ! Heureux de te voir ! Si j'en crois ta présence ici ainsi que ta mine tranquille, tes affaires marchent bien, non ? s'enquit-t-il avec un clin d'œil.

– Oh oui ! En c'moment j'me débrouille, répondit une douce voix traînante.

– Viens, si tu es d'accord, partons nous donner des nouvelles dans un lieu plus calme ! Et puis, nous pourrions en profiter pour manger, j'ai faim !


Son ami acquiesça. Ils roulèrent côte à côte au sein des allées fourmillantes. Tristan ployait la tête face aux regards horrifiés, décontenancés ou méprisants qui fixaient leurs chariotes et la morphologie de Lénius. Ce dernier s'en moquait. Autour d'eux défilaient droguistes, écrivains publics, arracheurs de dents, bibelotiers et cireurs de souliers tenant boutique à l'extérieur, n'hésitant pas à user de la voix afin d'attirer le client. Sur les quais, des imageurs peignaient des portraits, des bouquets, ou mille autres motifs à vendre aux bourgeois.

Notant que son compagnon ralentissait son véhicule pour admirer les magiciens des formes et des teintes, Lénius avança moins prestement pour lui donner le temps d'apprécier les images. Il le vit se laisser porter par l'émotion que dégageaient les gracieuses courbes d'un visage, ou la beauté d'un paysage suggéré avec de simples touches colorées. Lorsque le garçon ne pouvait croiser ces œuvres ni s'y attarder, sa sensibilité accueillait les nuances environnantes. Celles des fruits, des vêtements, des regards, mais sa préférence allait à celles des cieux, profondes, si belles et changeantes.

À présent qu'il s'était sorti des étroites venelles où l'obscurité l'avalait tandis qu'il chapardait, Tristan buvait la lumière du jour et des toiles dans ses grands yeux effilés. Pourtant cernées des légères ombres de la fatigue, ses iris peintes aux couleurs d'un radieux jour d'automne dansaient sur les tableaux sortis d'une main humaine ou divine. Lénius était touché par cette contemplation : son ami recevant les émotions en son jeune cœur de quinze ans, dans l'absolue discrétion où il se voilait.

Le laissant à sa rêverie, l'homme aux bésicles se dissipa et promena partout ses yeux captivés, réjouis par cette ambiance effrénée où il se sentait léger. Tête haute, il sifflotait. Un sourire étira ses lèvres devant la joie de trois mômes sur sa droite, sautillant près de leurs parents qui achetaient des jouets au colporteur. À gauche, il croisa un duo de marchandes ambulantes qui proposaient bouquets et pâtisseries.


– Ô fleurs parmi les fleurs ! interpella Lénius de sa voix sonore et chantante.


Elles eurent un petit rire flatté, puis gêné en recevant en pleine vue l'une des pattes arquées et la rangée de crocs de l'étrange animal qui les apostrophait. Les yeux d'abord fuyants des demoiselles choisirent néanmoins de lui rendre son regard taquin. Lénius nota alors qu'une des filles se mit à observer Tristan avec un air absorbé, cet air curieux posé sur quelque figure artistique presque irréelle et pourtant si charnelle. Il suivit l'attention de la vendeuse le long des courbes à l'étrange élégance qui jaillissaient des vieux habits du voleur, sur la pointe retroussée de son nez fin, dans ses cheveux châtains en désordre, au fond de ses iris. Et Tristan baissait le visage. Lénius soupira, se racla la gorge, fixa les marchandes. Sa voix sympathique s'éleva :

– Combien pour deux de ces beaux gâteaux ?

– Trois rilchs, Monsieur, annonça la plus grande d'un ton amusé mais où pointait un évident malaise, en se demandant si la gargouille flirtait, plaisantait ou ne voulait qu'accompagner sa commande de délicats compliment.

– Tenez, charmantes demoiselles.

– Merci à vous ! Et voici, prenez. Bonne journée !

Il fit un élégant baise-main à celle qui venait de lui servir les pâtisseries et de le saluer, avant de reprendre sa flânerie, suivi de Tristan. Celui-ci tint absolument à rembourser la friandise que le musicien lui offrait. Comme Lénius refusait, il acheta à son tour pour eux deux quelques fruits auprès d'un épicier.

Ils s'enfoncèrent dans une venelle qu'un décrotteur balayait et où seuls quelques citadins passaient. Les pupilles du voleur, installé à l'ombre d'un balcon pour déguster le repas, pétillaient encore, amusées par le numéro auprès des vendeuses. L'excentricité de son ami le surprenait toujours, bien qu'il commençait à le cerner. Sa verve le captivait. Mais il refusait de s'avouer que sous chacun de ses enthousiasmes, au fond de ses mots admiratifs, de ses applaudissement, la jalousie pointait. Le troubadour le devina une nouvelle fois au coin de son sourire malicieux.


– Eh ben en v'là-t-y d'la prestance, M'sieur le séducteur ! souffla l'adolescent sur un ton gentiment taquin, après un échange de regards complices.

– Ha ! Séducteur… Affranchi plutôt ! Je ne me pourrais point permettre ces fantaisies si j'espérais réellement plaire, répliqua Lénius, espiègle. Ô liberté !


Pas une once d'amertume ne tachait ses propos. Cependant, Tristan décelait à chaque plaisanterie une ombre de mélancolie dans ses yeux, furtive, à peine visible au milieu d'une façade exubérante. Le garçon voulut changer de sujet, plus pour lui-même que pour son ami armé du radieux bouclier qu'il aurait bien volé aussi.

– Bravo pour ta dernière chanson, au fait.

La face rieuse du baladin, touché du compliment, s'assombrit quelque peu lorsqu'il surprit une contrariété venant plisser le nez et le front du jeune mendiant.

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