Chapitre II. Guerre contre Monbrina - section 6/8

6 minutes de lecture

Monotone chapelet d'heures et de jours. Cycle implacable de longues marches, de nuits brèves. Défilé d'ardentes plaines, de hameaux détruits, de vallons parsemés de morts, de chemins boueux ou armés de cailloux tranchants. Morne cadence des pas, rythmée par l'incessant grincement des fers. Puis une pause. On détachait les mains, on servait eau, pain, brouet. On reprenait son souffle assis à terre, on murmurait et on s'interrogeait.

Déjà il fallait repartir. Les esclaves de nouveau liés, le trajet se poursuivait. Jusqu'à la énième poste aux chevaux où les bêtes les plus épuisées étaient remplacées et les marchandises les plus abîmées, soignées. Puis se répandait le soir où les soldats, qui se relayaient à la garde des captifs et montures, dressaient les tentes. Déploiement de l’aube. La route continuait. Encore et encore. Une pause. Des vivandiers venaient livrer une nourriture médiocre, distribuée selon un rationnement très strict. La marche reprenait. Indéfiniment. À mesure que le moral s'affaiblissait et que s’égrainait le temps, d'autres régiments allongeaient ces files de combattants et de captifs qui regagnaient Monbrina.


Fabrice souffrait de ses pieds crevassés. Trempé de sueur, il se traînait davantage qu'il ne marchait. L'inévitable finit par arriver : il s'écroula au sol, vidé de ses forces. Habitués aux chutes, des gardes lui donnèrent aussitôt du pied.

– Debout, pauvre merde ! Non ? T'en veux encore ? Tiens ! Lève-toi !

Le paysan laissa échapper un râle et une bouillie de mots incompréhensibles en essayant de se redresser. À la voix de son père, Jérémie cessa d'avancer et jeta un regard en arrière. Un regard qui, espérait-il, ne serait pas le dernier avant d'abandonner l'être cher au ventre de la terre. Le fils se sentit lourd. Terriblement lourd alors que, quoique droit sur ses jambes, la chute de son père parut l'ancrer au sol avec celui qui naguère lui avait appris à se mettre debout et marcher. Jérémie prit sa tête entre ses mains, serra les dents puis laissa sa rageuse impuissance éclater dans un cri. Le fouet d’un ennemi le fit rapidement taire, cependant il ne se calma réellement que lorsqu'il vit, soulagé, les voisins de Fabrice qui l'aidaient au mieux, gênés par les liens, à retrouver l'usage de ses pieds. Ils essuyèrent son visage suant dans leurs habits, ils lui chuchotèrent quelques phrases pour lui donner du courage mais un militaire les réduisit vite au silence de ses poings. Puis, les colonnes repartirent. Un cycle absurde où Jérémie se sentait aspiré à mesure que la fatigue croissait. Il ressentait celle de Fabrice au plus profond de ses chairs. Père, père, pourquoi ? Ne m'abandonne pas. Des arrêts, des départs, des chutes – combien de stations encore, sur le grand crâne vide du monde ?

Seules ces chutes perturbaient le trajet des colonnes gagnant la frontière. Certains se relevaient. D'autres non. Les cadavres de femmes, d'adolescents, d'hommes trop sévèrement blessés pour continuer jonchaient l'itinéraire. Tout détenu craignait d'être la prochaine charogne à nourrir les oiseaux ou à pourrir au soleil. En ce jour, ça aurait pu être Fabrice. Demain, ça pourrait être lui. Jérémie serrait les dents et tentait de ne pas grincer aussi fort que les chaînes que les gardes ôtaient des corps inertes. Celui-là, c'était le sacristain. Celle-ci, la mère de Théa, une camarade d'enfance. Cet autre, un journalier, comme Papa. Tout ceci ne comptait plus. Et il fallait avancer. Toujours.


Une halte. On attendait que des gardes aient le dos tourné pour happer une énième fois les compagnons d’infortune avec de furtives questions :


– Dis ? Mon mari, est-ce que tu sais s'y s'est enfui ? Et la Mariette ?

– J'ai point réussi à voir qui abandonnait l'village, non, soupirait un homme.

– Et… Et Daphné ? Maman ? essaya Jérémie, se tournant à droite, à gauche.

– Ta mère ? Attends… Oui, j'l'avais croisée. À vot' maison. Y a même eu une explosion. Une grenade. Y avait la face bien amochée, la Suzie. L'était en furie. Elle cherchait la môme, j'pense. J'sais pas si elle l'a trouvée, mais elle a déguerpi en cachant Dieu sait-y quoi contre elle, chuchota une voix.

– Quelqu'un pour Mariette et mon époux ? Oh, s'v'ous plaît, s'v'ous plaît…

– Et Théa et ses frères ? Personne au moins… les a vus morts ? Toi, gamin ?

– Non. 'Me semble même qu'ils filaient vers la forêt, murmura le fils Torrès, les yeux rivés sur son père assis plus loin dans la masse – trop loin pour parler.

– Ta frangine par contre, j'sais qu'elle s'est planquée. Dans un cul d'sac où y avait une charrette bourrée de foin, j'lai vue faire très vite. 'Fin, je crois bien…

– Daphné, vraiment ? Alors ça veut peut-être dire que… Oh, merci…

– Nan, t'emballes pas hé. Ça grouillait d'soldats, tu sais. Alors la môme…

– Et nous, foutredieu ? Quel boulot y vont nous filer à Monbrina ? Hé là !

– Dame, t'es fou toi ! Demander aux gardes, c't-y comme creuser ta tombe !


On interrompit brusquement les murmures épars. On rudoya les prises, on repartit. Trouvant parfois la force de lever son regard rougi, Monsieur Torrès tantôt fixait son fils attaché loin devant lui, tantôt constatait le triomphe de Der Ragascorn : des vainqueurs prenaient leurs aises au sein du royaume soumis, tandis que le reste de l'armée rentrait. Ils croisaient des convois de meubles, des carrosses : les gouverneurs s'installaient dans la récente annexion. Les yeux des campagnards, n'ayant jamais vu tant de richesses ni de lieu plus prospère que leur bourg, se laissaient happer. Les chefs monbriniens volaient leur pays. Certains captifs crachèrent leur mépris au sol, recevant aussitôt des gifles sonores. Sur le chemin, Fabrice voyait des adversaires se faire servir mieux que des nobles. Ils ne se refusaient aucun excès et malmenaient les locaux.

Bien des esclaves eurent la nausée en percevant ici les cris de pauvres qu'on lynchait, ou là les gémissements de filles livrées aux meutes. Jérémie ne pouvait voir les visages de ces proies. Mais celui d’Alice s’y peignait. Parfois, ceux de Daphné et Suzanne. Alors il comprimait les poings, il éructait. Non ! Pas sa mère, pas sa sœur ! Sa sœur… Jamais il ne pourrait plus être son complice et chevalier. Jamais il ne pourrait tenir la promesse qu’il lui avait faite : qu’elle reçoive comme lui, qu’ensemble ils percent des secrets.


La fatigue brouillait les yeux vitreux du fils Torrès, qui s'efforçait d'observer ce qui défilait autour de lui. Frénétique, il cherchait des combinaisons propices à une fuite, quoique son corps n'en aurait peut-être pas la force. Mais qu'importait. Espérer et occuper son esprit pour ne pas sombrer. Les lieues s'accumulant, cet espoir fou s'éteignit. Impossible de parvenir jusqu'à Papa et de le libérer. Encore moins de s'échapper. Désabusé, il n'inspectait désormais les environs qu'en vue de tromper la peur qui le tenaillait à chaque fois qu'il pensait à Maman et Daphné. Vivaient-elles ? Où étaient-elles ? Libres, ou captives ? Le garçon frémissait à ces questions. Il fallait s'en détourner. Cependant l'angoisse l'obsédait, lancinante comme une blessure. Aussi Jérémie s'aspira-t-il toujours davantage, décortiquant, interrogeant tout ce qui lui passait sous l'œil. Il se concentra sur ce malheureux divertissement qui remplaçait par d'autres questions celles, terrifiantes, auxquelles il n'aurait nulle réponse.


Il s’étonna à proximité de Meldsor : des sergents vinrent enjoindre aux troupes de contourner la capitale. Même de loin, les murailles de la Cité captivèrent le fils Torrès. Une étincelle d'admiration ranima son regard noir. Il s'était souvent demandé à quoi ressemblait le prestigieux siège d'Iswyliz. Ses tours, les sommets de bâtiments luxueux, ornés de flèches et de statues, s'élevaient avec majesté au-dessus des remparts. Splendeur tombée sous le joug ennemi. Des préparatifs surprenants pour une défaite occupaient la ville : des oriflammes d'équipes sportives se dressaient sur les hauts murs et de la nourriture entrait à Meldsor.

Le garçon saisissait ces détails par bribes, mais une telle effervescence citadine le ramena quelques années en arrière, lorsque son père l'avait autorisé pour une fois à l’accompagner à la foire. Fou de joie, affamé d'images et de savoir, il avait tout regardé, tout écouté, tout senti, tout questionné. Il se souvenait notamment de son petit rire discret à la vue de ces badauds que des clowns distrayaient, tandis que des complices leur vidaient les poches. Le fourbe tableau le saisit tout particulièrement à ce moment, où il contemplait la mécanique d'une rouerie de plus grande ampleur – autre divertissement. À croire que gueux et rois usaient des mêmes systèmes. Faire plaisir pour contrôler. Pourtant, l'ennemi donnait à sentir aux humbles et aux nobliaux ruraux le poids de la défaite. Hordd en avait pâti et la surveillance s'organisait dans les campagnes, où la milice s'installait. Mais il fallait endormir les Grands. Ne pas montrer les captifs dans la Cité cachait la vérité aux nobles. En les informant mal et en ne leur donnant que du jeu, Der Ragascorn s'en protégeait. L'adolescent découvrait ces rouages avec presque plus de fascination que de dégoût. Quel genre d'homme était ce roi ? Non pas qu'une bête. Il avait de l'horrible génie.

Annotations

Vous aimez lire DameMoria ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0