Chapitre I. Les Torrès - section 4/4

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Un silence absolu régnait sur la maison. Seul, concentré, Jérémie rafistolait quelques outils en vue de futurs travaux. Ses gestes rapides et nerveux trahissaient sa hâte d'en finir : déjà, son esprit ne songeait qu'à la mission qui l'attendait ensuite.

Quand il eut assez bricolé, pansé, poli, le garçon rangea le matériel et réfléchit quelques secondes. Son père se trouvait aux vignes, en cette saison on employait des journaliers à les tailler. Maman venait de partir au puits pour le plein d'eau. Daphné veillait, jusqu'au soir, sur la basse-cour à la ferme voisine. Il était temps de passer à l'action. La fumée seule tapissait les murs de la maison. Plus aucune silhouette vivante sur les parois de torchis, outre celle de Jérémie. Son ombre pour complice, il ne put résister davantage. Il devait savoir. Percer ce qui lui était interdit de connaître de sa famille. Silence absolu. Tentation au désert. Le garçon se leva, inspira et donna la main à son intuition, résolu à se laisser aspirer dans une fouille du logis.

Il palpa, tira, leva couettes et paillasses. Se pencha pour inspecter l'intérieur des châlits vidés des matelas qu'ils encadraient. Ouvrit chaque coffre, du plus humble au plus gros, en sortit les piles d'habits qu'il déplia, les ustensiles… Mit son nez dans le saloir, privé de viande par le carême. L'inventaire ne donna rien d'inhabituel : des pelotes de chanvre, la poignée de piécettes qui composaient la fortune de son père…

Inspiré soudain par quelque souffle malin, le fils eut l'idée de retourner et secouer les meubles les moins lourds. La surprise le figea lorsque, renversant l'un d'eux, il entendit chuter sur la terre battue une étroite planche accompagnée d'un petit paquet. Cette boîte interdite possédait un double fond. Jérémie ne l'avait jamais remarqué ! La curiosité submergea le garçon, qui écarta frénétiquement les pans de l'enveloppe en tissu. Son cœur se mit à battre plus encore lorsqu'il en découvrit le contenu.

Assis sur ses talons, immobile, il contemplait – sans oser y toucher – l'incroyable bijou qui luisait face à lui : un pendentif ayant la taille d'un fruit au creux de sa paume. Ses grands yeux noirs croquaient avidement cette merveille aux élégantes rondeurs, où serpentaient de minutieuses gravures. Écarquillés, ils buvaient tout l'or de ce joyau. Trois perles trônaient au centre du jardin suggéré par les arabesques. Le paysan promena son regard alentour. En comparaison, le logis et lui-même apparaissaient d'une telle nudité ! Il eut honte. L'objet luxueux jurait, sifflait un secret, crachait à la face de la pauvreté qu'affichait la famille. Non, il ne pouvait appartenir aux Torrès. Volé, peut-être ? À moins qu'il ne s'agisse d'un gage dans une affaire où trempaient les parents ? D'une main tremblante d'hésitation, comme devant un mystère ou une fragile splendeur trop belle pour être à sa juste place, l'adolescent saisit la chaîne dorée de la parure. Il la souleva au-dessus de sa tête, la suivit des pupilles. Elle tournait, projetant dans la pièce des éclats de lumière teintée. On eut dit autant de lucioles batifolant au cœur d'une nuit enfumée. D'infimes pépites au milieu de la boue. Un semblable spectacle ne s'offrait à Jérémie que lorsqu'il s'émerveillait devant les vitraux de l'église. La danse du pendentif lui dévoila son envers : un D. y était finement dessiné. Il passa ses doigts sur la lettre, en imaginant non sans plaisir de quelle contrée enchanteresse pouvait venir ce trésor échoué là. Pourtant, l'angoisse grignotait son esprit. Quels maux cette trouvaille venait-elle de libérer ?

– Mais qu'est-ce que c'est Dieu que ce bordel ?

La protestation mordante de Madame Torrès tira le fils de sa contemplation. Pris en flagrant délit, la peur lui fit ressentir un brusque coup de chaud. Tremblant, il cacha le bijou. Tournant ses yeux vers l'arrière, il découvrit ses parents, furieux, tout près de lui. Fabrice et Suzanne étaient déjà de retour ! Les minutes avaient coulé sans que Jérémie ne s'en aperçoive. Il n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche pour tenter quelque justification, que le père gronda de sa voix monocorde mais stricte :

– Tu fouilles maintenant. J'attends des explications.

– Moi aussi ! rétorqua le garçon, en mettant le joyau sous le nez du couple.

La gifle qu'envoya sa mère, devenue blême, faillit le faire tomber à la renverse.

– Insolent ! Tu réclames des comptes en plus ! Et rends-moi ça, tempêta-t-elle en arrachant le médaillon des mains de la jeune fouine. Il est à moi.

Outré, Fabrice saisit son fils par la bras pour le remettre debout et annonça, froid :

– Tu vas tout remettre en bonne place. Et que ça saute. Ensuite tu seras puni.

Jérémie rougit et n'osa rien répliquer. Gêné de s'être laissé surprendre, il s'exécuta sans mot dire, les yeux baissés, quoiqu'il ressassait déjà son échec et la sanction. Lorsqu'il eut terminé de ranger, son père le poussa contre un mur du fond et conclut :

– Tiens-toi roide céans jusqu'à nouvel ordre. Et bouge pas. Ça t'apprendra à te montrer plus calme et respectueux !

Le fautif resta immobile à l'endroit indiqué, rongé par une aigre colère. Ses parents cachaient des choses importantes. Même dangereuses et compromettantes, qui sait. Ne se trouvait-il pas dans son droit en s'inquiétant des mystères qui peinaient la famille ? Oh, mais si le secret visait au contraire à les protéger ? Papa et Maman devaient savoir ce qu'ils faisaient. Le fils se rendait lentement à la raison, honteux. Cependant, le joyau comme un soleil brûlait toujours ses pupilles et sa mémoire.

Il lui fallut abreuver sa pensée, s'efforcer de trouver une diversion qui dompterait la curiosité qu'il serait bien peu stratégique de laisser éclater maintenant. Pour mieux se contenir, Jérémie finit par observer les mouvements d'insectes au sol, interrogea le mécanisme de leurs ailes fascinantes. Il laissa ses yeux voguer au-dehors, questionner la ligne de l'horizon et ce qui pouvait s'étendre au delà – et jusqu'où ? Tombait-on au bord du monde ou marchait-on à l'infini ? Il imagina ce qui adviendrait si le soleil et les étoiles s'entrechoquaient ou si une bougie céleste finissait par chuter à terre, attirée comme chaque créature. L'univers pouvait-il s'aspirer en lui-même ? Ses pensées se déployaient aussi haut que les branches des chênes qui accrochaient son regard.

Fabrice le libéra au bout de deux heures, lui faisant sauter le repas du midi. L'adolescent présenta ses excuses puis se fit tout petit jusqu'au début de la soirée.


Le calme revenu, le garçon tenta de se renseigner, gentiment cette fois. Les choses atteignaient le point de non-retour. Il s'assit à côté de Suzanne et murmura, hésitant :

– Dis… Le pendentif, je l'avais jamais vu jusqu'à aujourd'hui. Est-ce que tu veux bien me raconter… D'où tu le tiens ?

– Hum… Tu es encore sur cette histoire, remarqua-t-elle sèchement. Bon, je t'explique un peu et tu me fiches la paix. J'ai reçu ce présent d'une amie, autrefois, pour lui être venue en aide. D... Dorienne, elle s'appelait.

– Oh ! Et… Et où est-ce que tu as connu une personne aussi riche ? rejoua le fils, dont la voix tâtonnante cherchait à garder l'équilibre, comme ses pieds qui avanceraient sur un fil tendu, de plus en plus périlleux.

– Avant, on vivait à Monbrina, ce maraud de voisin qui commence à vouloir nous poser grand ennui, à ce qu'on raconte, lâcha son père, contrarié.

– Alors vous faisiez quoi ? Sûrement autre chose qu'agriculteurs, non ? questionna l'enquêteur sans se préoccuper, pour l'heure, des pressentiments politiques de Fabrice. Oh, pardon… C'est vrai, j'arrête.

– Oui, ne deviens pas pénible. D'autant que c'est trop complexe pour que ça te soit détaillé céans, en deux mots, se contenta de résumer le chef de famille.

– Hum, d'accord… fit traîner le garçon frustré. Maman, tu l'as jamais portée, cette parure, si ma mémoire est bonne. Pourquoi tu la planques sous trappe ?

– Que je la mette ? Et puis quoi encore !

– C'est vrai qu'elle est trop laide, tu as mieux, plaisanta Jérémie sans aigreur.

– Pff… C'est évident, non ? Des vols, c'est diable si vite arrivé. Suffit à présent. Bon, en route, je dois aller chercher Daphné.

L'évocation de la fillette raviva l'émotion compatissante de son frère. Craignant de trop tirer sur la corde, mais enhardi par son triste souvenir du charivari, il articula :

– Pauvre Daphné, elle… se figure qu'on l'aime moins. Vous en voyez nenni ? Et on se méfie de nous partout ! Vous commencez à me faire peur.

– Tais-toi !

– Je m'en viens presque à l'idée que… que vous détruisez notre famille.

– Silence ! Tu en veux une deuxième ? menaça Suzanne, la main ouverte.

– Paix ! Là… intervint son époux embarrassé. Il faut que tu saches, ajouta-t-il maladroitement en se tournant vers son fils, que ces secrets nous enjoient pas davantage que ta sœur et toi. Pour vrai, c'est peine, mais c'est chose sérieuse.

– Elle est mal… C'est-y pas… sérieux aussi ? bafouilla l'adolescent désolé.

– Notre discrétion a raison assez suffisante, poursuivit froidement Fabrice.

– Laquelle ? essaya Jérémie.

– Pas maintenant, siffla la femme.

– Alors quand, enfin ! Pas maintenant… C'est une plaisanterie ?

– Holà ! Maîtrise-toi, dame ! ordonna Suzanne pour elle autant que pour les hommes, après un long souffle de décompression. Écoute, tu sauras plus tard. Tu comprendras pourquoi et jusqu'à quel point je suis allée loin pour la famille.

– C'est que tu me rassures pas vraiment, là…

– Tu parles sans t'y entendre, Jérémie. Attends. Ça nous sera grand bénéfice. Par ma foi, j'ai de bonnes intentions. Oui, de bonnes intentions, répéta-t-elle en appuyant son propos comme lorsqu'on se justifie sans souhaiter en avoir l'air.

Sa mère venait de s'exprimer moins durement. L'intonation se voulait rassurante, même. Pourtant, le garçon n'aurait su dire si elle se montrait totalement apaisante. Une autorité quasi inquiétante pointait toujours. Il s'assit, ramena ses jambes contre son buste et plongea en un silence lourd d'angoisse. Il nageait sans but. À un passé inconnu faisait écho un futur dissimulé ; un avenir où il occuperait un rôle, à son insu toutefois. Comment s'accommoder de ce vide apparent, manipulé par d'autres ?

Le désarroi du garçon ne put échapper à ses parents. Ils vinrent l'enlacer durant plusieurs minutes. Il n'eut d'abord, pour unique réaction, qu'une vague mine un peu plus attendrie. Puis sa voix, désormais calmée, murmura :

– J'voulais pas vous blesser… Désolé. Mais, c'est dur d'vous comprendre.

Chose rare : le visage froid de Suzanne fondit, elle se mordit la lèvre pour retenir son émotion. Sa main vint caresser l'épaisse tignasse corbeau de Jérémie, comme lorsque jadis elle le consolait d'un cauchemar ou quand, durant les veillées d'hiver, il s'endormait dans ses bras, s'abandonnant à elle en une tendre confiance. La solide construction mentale de Madame Torrès se fissurait. Pour elle aussi, en cet instant, le futur ouvrait ses portes sur un inquiétant inconnu. Ses choix étaient-ils bons ? Ce qu'elle avait préparé en valait-il la peine ? Il semblait néanmoins trop tard pour reculer. Jérémie perçut les soupirs anxieux de sa mère. Son profond regard noir chercha le sien. Il y vit une onde vacillante au lieu des habituels yeux gris-bleu métal. Suzanne, elle, lut en son fils plus d'incompréhension que de fureur. Comme après un mauvais rêve, il attendait une parole rassurante. Maman chuchota :

– On t'aime. On vous aime. Pardon. On ne peut rien vous dire encore, mais surtout, pas de bêtises. C'est absolument pas le moment de te mettre en danger.

– Oui, pour l'heure, nous allons nous voir confrontés à d'autres problèmes nettement plus inquiétants, annonça Fabrice en guise de diversion.

Ses traits ombrageux laissaient deviner que les rumeurs d'une actualité menaçante le hantaient. Pour Iswyliz et ses habitants, Monbrina devenait dangereux.

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