Chapitre I. Les Torrès - section 1/4

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Les roues braillaient. Des dizaines de véhicules perçaient en une même houle l'allée principale de Hordd. Ce matin de septembre 1603, l'ensemble des villageoises s'affairait autour du convoi qui n'embarquait exceptionnellement ni foin ni victuailles mais des montagnes de vêtements. Levées aux aurores pour la besogne, les paysannes tiraient les charrettes qu'elles avaient alourdies la veille jusqu'à la rivière.

D'ici une heure, la gent féminine noierait ces piles d'habits en tissant plaisanteries et commérages. Les filles secondaient leurs mères sur le voyage et les assisteraient, tandis qu'aux champs regains et labours mobilisaient pères, fils, esprits et corps.


– C'est-y là une belle journée ! On a d'la chance qu'le temps est avec nous c't' année pour la grande bue(1).

– Oui, et y fait point trop chaud. Heureusement ! Nous v'là parties vers l'Enfer. Que c'est déjà bien assez crevant comme ça !

– Allons, courage mes bonnes. Ce soir, le plus dur s'ra fait. Et pis demain, ça s'ra t'y pas le Paradis !


Seuls quelques bouts de nuages mouchetaient le ciel ensoleillé de cette fin d'été. Il dorait les visages des campagnardes dont le teint basané tranchait avec la blancheur de leurs modestes coiffes. Ces figures reflétaient la vaillance de celles qui, égayées par quelques chansons et conversations, menaient leur cargaison en Enfer pour l'y torturer dans l'eau profonde. La veille déjà, les ouvrières s'étaient livrées au rude office qu'elles nommaient Purgatoire. Entasser dans l'immense cuve du bourg ces quantités de tissus, y ajouter mixtures nettoyantes et seaux d'eau bouillante leur laissait aux doigts de cuisants souvenirs. Le chemin s'achèverait au Paradis : la masse de vêtements serait étendue au sein des pâturages afin d'y sécher au soleil, sous les mains dansantes des villageoises qui la béniraient de quelques gouttes censées en raviver l'éclat. Avant-goût d'au-delà, invitant à s'y présenter proprement.


Sur des coudées et des coudées le long de la rivière, draps, chemises et quanquans défilaient. Pendant que tous ces bras tordaient, battaient, exposaient les hardes salies durant les douze derniers mois, les langues cousaient les potins de la commune. On pointait et châtiait les taches sur la conscience collective. Au fil des conversations, les foyers passaient chaque année au Jugement dernier. Hordd se voyait mis à nu.


– Figurez-vous pas qu'le père Pelliaron, y aguiche la crémière ! Mais j'ai encore mieux ! jubilait la Berthe. C'est clair c'te fois, les Torrès, y sont bizarres.

– Pour sûr, v'là gens à part. Dis qu'est-ce qu'y ont donc à nouveau fait ?

– Eh b'en, y paraît qu'leur Jérémie y sait lire… Et d'une façon ! D'une façon que c'est point permis ! Pas juste déchiffrer trois mots aussi vite qu'on y serait toujours demain, comme les mieux instruits de nous autres…

– Hein ? Fi, les aventures du Pelliaron et de sa queue vont attendre, alors. Raconte plutôt : comment qu'y auraient pu lui apprendre au gamin, le Fabrice et la Suzanne ? Bon déjà, d'où tu tiens t-y ça, toi ?

– C'est ma petite Gabrielle qu'est venue m'l'annoncer hier soir.

– Et t'es sûre qu'elle te f'sait pas marcher ?

– Ça avait point l'air. Elle était allée s'amuser avec le petit Torrès et les aut' mômes. D'ailleurs, y ont dû faire Dieu sait quelle bêtise : le diacre les a sermonnés. 'Fin passons… En revenant, elle m'a sorti : ''M'man, Jérémie lit !''

– J'me demande ce qu'ils ont trafiqué. En tout cas, ça confirme que cette famille-là est pas claire. J'me souviens encore de leur arrivée au village, l'année où ma dernière est née. Déjà là, ils m'ont paru suspects. J'y avais flairé. Leur histoire d'attaque de brigands dans le bourg d'où y venaient… ça sent la fable.

– Pourquoi ? C'est fréquent, hein, ces passages d'routiers ou d'voleurs…

– J'sais, mais j'crois quand même qu'le Fabrice et la Suzie y sont partis pour d'aut' raisons. Y disent jamais rien d'leur passé ! Y évitent les questions et tout.

– Par contre, baissez d'un ton, les filles ! La Suzanne et sa môme sont juste là-bas, elles peuvent entendre !

– Oui, et puis tout ça fait point avancer la bue… Allez, du nerf plutôt.


En aval, à une douzaine de pieds derrière la Berthe et les commères, une grande femme charpentée se tenait accroupie, les bras dans la rivière. Légèrement à l'écart, occupée comme les autres à frotter ses hardes, elle fixait d'un œil sévère et discret le trio qui venait de parler un peu trop fort. La paysanne au visage droit, dur quoique fin, avait surpris son nom et prêté l'oreille, sans parvenir à saisir une seule phrase complète. Toutefois elle se doutait si bien de leur teneur qu'écouter lui était inutile.

Madame Torrès détacha du petit groupe son regard gris-bleu acéré et le décocha dans l'eau. D'un mouvement nerveux, elle sortit de son chignon serré une mèche sur laquelle deux doigts glissèrent lentement, comme pour la lisser – bien que ses longs cheveux fussent déjà raides. Plus raides que Justice. Son esprit contrarié rapiéçait sans mal les on-dit. Elle savait ce que Hordd pensait d'elle, de son époux et même de ses enfants : qu'ils étaient différents ; qu'ils étaient mystérieux. La réserve du couple s'avérait néanmoins nécessaire, se défendait Suzanne Torrès quand pointait le doute. Pour l'avenir de la famille. En attendant il fallait demeurer discret, ne pas faire de vague et supporter en expiation les stupides bavardages des vampes et petits chefs.


Tout ce monde étriqué attisait son mépris ; on divertissait son pauvre esprit par des quêtes aux potins, exposés ensuite fièrement comme un tableau de chasse ; on jouissait dans la curiosité et la médisance ; l'on aimait s'épier ; on se mesurait. Autre forme de masturbation. D'ailleurs le lendemain, le Paradis – leur paradis – ne serait que regards dardés sur les vêtements des différents foyers étendus sur l'herbe, et gloussements comparatifs. Qui possédait le plus de tenues ? Et en meilleur état ? Quelles familles devaient se contenter de chemises en chanvre, de cotillons et blouses de toile ? Lesquelles avaient eu honneur de monter en grade et de se procurer des habits en lin, un manteau, un justaucorps, une robe de grandes occasions, voire – ô comble du luxe – des petits mouchoirs ? Les Pelliaron conservaient-ils leur place de maisonnée la plus aisée ? N'était-ce pas leur fille de ferme – et non Madame – qui se farcissait la bue ? Le Paradis puerait, comme chaque année. Les caquets y vrilleraient les oreilles. Les poules aussi auraient-elles droit à la vie éternelle ?

Suzanne désirait mieux pour les siens. D'un geste appliqué, elle rentra la mèche dans sa sévère coiffe blanche, dont les pointes encadraient son long visage anguleux. En arrangeant son bonnet du bout des doigts, la femme ne put s'empêcher de se repasser l'ensemble de l'histoire pour y analyser, non sans un certain pincement au cœur, les étapes successives de l'inéluctable isolement.

Pourtant, elle et son mari avaient reçu un bel accueil, à leur arrivée il y avait de cela onze ans. De gentils voisins s'étaient impliqués dans l'installation des nouveaux venus, les aidant à construire leur modeste demeure et se relayant pour veiller sur les petits Izac et Jérémie. À dix-huit mois, comme ils remuaient ! La curiosité avait vite démangé les villageois, mais sans trop. Suzanne se rappelait surtout de la période qui suivit le décès d'Izac, du hameau compatissant : ce pauvre bébé, mort à peine une semaine après l'emménagement des Torrès. Un voyage mal supporté, sans doute. La gent n'avait pas voulu se montrer indélicate ni imposer au couple diverses interrogations. Le motif de déplacement fourni par Fabrice la satisfaisait, alors.

Dès les mois suivants, les étrangers s'étaient mêlés au motif, mailles solides du bourg comme s'ils partageaient ses tâches depuis toujours. L'irrépressible curiosité du voisinage se réveillait cependant par à-coups et appelait quelque invention de Fabrice et Suzanne, espérant vaincre les rumeurs. Malgré tout, un soupçon ronronnait, au fond de la conscience commune, et n'attendait qu'un faux pas pour rugir de nouveau.

Un faux pas auquel Jérémie venait de s'abandonner. La colère s'empara de sa mère. Quelle bévue avait commis le garçon ? Cette maladresse ravivait les feux de suspicions fort légitimes, Suzanne le comprenait. En y réfléchissant plus calmement, elle-même se sentait peinée de contraindre sa maisonnée à la réserve. D'autant qu'au fond, ces villageois n'étaient pas méchants, au contraire. L'imposante femme jugeait parfois ces cœurs simples avec trop de sévérité. Mais l'effort demeurait nécessaire. Si le plan fonctionnait, elle et les siens seraient plus tard loin de ce hameau, au-dessus de ses habitants souvent aussi médiocres qu'étouffants. Madame Torrès inspira une longue bouffée d'air, tandis qu'un sourire étirait ses lèvres finement dessinées. Mais Diable… Jérémie ! La paysanne fronça les sourcils et pencha la tête. Enfouissant un vieux tablier au fond de la rivière, elle le frotta non sans hargne et bougonna :

– Il va avoir affaire à moi…

– Pardon, Maman ?

Daphné. Suzanne l'avait oubliée. La mère posa le regard sur sa fillette, qui restait immobile, à la dévisager d'un air interrogateur.

– Rien, asséna-t-elle d'une voix autoritaire mais tachée d'embarras. Joue.

Les immenses yeux noirs de la petite quittèrent ceux de la femme. Ils revinrent sur la figurine en chiffons qu'elle dorlotait, bien que l'enfant eût remarqué le moment d'absence où Suzanne venait de glisser. Elle fredonnait une chansonnette à sa poupée, jusqu'à ce que sa mère lui commandât de lui faire parvenir d'autres vêtements qui attendaient de passer à l'eau. Daphné songeait à ce qui avait pu agacer Maman ; le divertissement ne l'absorbait qu'en partie. Derrière les naïvetés de la fillette de sept ans, rien n'échappait à son observation des grands. La curieuse discrète qui cachait tant d'attention obéissait ainsi sans cesse à la consigne de Suzanne : elle jouait – la comédie. Sa conscience maladroite interrogeait tout objet qui s'y offrait.

De temps en temps, son regard déviait et fixait l'adulte quelques furtives secondes, au travers des mèches d'un châtain orangé qui tombaient devant son visage ployé. Bientôt, un autre ordre interrompit la cogitation qui accompagnait ses mouvements.


– Tiens, essore ce devantier(2). Puis apporte-moi les vêtements suivants.


Pensive, la mère l'observa amener une pile de linge imprégné de racines et de coquilles pilées. Elle se remit à la plonge. Daphné venait d'essuyer ses menottes sur sa tunique brune avant de trouver un nouveau jeu. En sifflotant, elle ramassait des noisettes qu'elle essayait de faire tomber dans de petits trous. Par moments, Suzanne levait les yeux et se demandait si son enfant pouvait avoir vent des commérages. À l'instar de Jérémie, la mère ne venait-elle pas de commettre une erreur ?

La paysanne se rassura : une fillette de cet âge ne pose jamais longtemps son intérêt sur quoi que ce soit, sa pensée volait d'un sujet à un autre aussi vite que son petit corps changeait d'activité. N'avait-elle pas déjà dégoté un énième amusement ? Madame Torrès révisait tout avec l'organisation qui la caractérisait : il fallait que Daphné elle non plus ne sache rien. Suzanne devait continuer à la garder autant que possible près d'elle. Une crainte assombrit soudain ce plan minutieusement dessiné : la fillette ne risquerait-elle pas de se sentir, tôt ou tard, prisonnière ? Peut-être. Tant pis. Offrir le meilleur aux deux enfants qui lui restaient : telle était sa façon de les aimer, derrière sa rigueur. Jérémie et Daphné incarnaient pour l'instant sa seule descendance, debout parmi ces trois ombres de bébés morts dès la naissance ou durant leurs premières années. La fragilité des petits corps, les disettes, les saisons froides et maladies accomplissaient leur office. L'ambition de Suzanne comptait donc sur sa fille – mais davantage encore, sur le feu-follet qui lui servait de fils.

Il allait d'ailleurs devoir lui rendre des comptes.


* * *


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(1)- La grande lessive qui avait lieu une ou deux fois l'an.

(2)- Ancien terme désignant un tablier.

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