Chapitre VII. Sortie du gouffre - section 4/5

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Au matin, des gens d'armes s'emparèrent de lui, ôtèrent sa tunique et le conduisirent à l'extérieur, vers une grande place à la circulation abondante. Les regards se tournèrent dans sa direction tandis que sur une imposante estrade, des sergents lui attachaient les mains à une haute poutre transversale que soutenaient deux piliers. Levant son visage abattu, Jérémie aperçut son maître dans l'assistance, accompagné de gardes qui entouraient l'intégralité des esclaves. Ceux-ci soufflaient au creux de leurs mains au froid de décembre, emmitouflés au mieux dans leurs hardes. Ils affichaient des mines défaites, partagées entre l'horreur, la compassion et l'incompréhension.

Une clameur des citadins excités accueillit le bourreau qui montait. Le condamné tout grelottant glissa ses pupilles apeurées vers cet individu massif, cagoulé et équipé d'un long fouet. Sous ce masque noir, il ne vit que son regard. Un regard si neutre qu'il le sidéra et épingla à nouveau au fond de lui les yeux de sa victime, comme morts au creux de la nuit. Mais ces yeux là, au grand jour, allaient le punir. L'homme se posta derrière lui. Le coupable crispa les poings à s'en griffer et sentit son estomac se nouer en de vives douleurs lorsqu'il entendit un agent signifier à l'exécuteur des hautes œuvres :

— Soixante coups.

L'adolescent eut à peine le temps de serrer les dents qu'une première volée s'abattit contre son dos, lui arrachant des cris entrecoupés de sanglots. Les spectateurs encourageaient le tourmenteur. La liane revint encore et encore, chaque fois plus mordante. Le supplicié poussa de nouveaux râles, alors que l'instrument de torture lui déchirait la peau. Il lui semblait que des clous le traversaient. Son crâne commença à cogner. L'arme dansait, sifflait, claquait sur son corps en feu, proie d'un mal insoutenable. Son sang giclait et gouttait le long de morceaux de chair pendante, ou serpentait en filets de ses épaules jusqu'à ses jambes. Celles-ci finirent par le lâcher. Ses yeux se brouillèrent et après quelques frappes supplémentaires, le garçon s'évanouit sous les hululements des passants.

Il ne sut quelle fut la durée du trou noir, ni depuis combien de temps le châtiment avait commencé, lorsqu'on le réveilla avec de l'alcool. Une éternité. Jérémie ne tenait à la verticale que par ses poignets ligotés. Au sol, ses pieds ne possédaient plus de force. Il tanguait. De la bave léchait son menton. Il découvrit malgré sa vision embuée les attitudes dégoûtées d'une part de l'assistance. Horrifiés, quatre de ses compagnons cherchaient à détourner le regard. D'autres spectateurs, avides, interpellaient le bourreau et battaient des mains.

La flagellation et les hurlements reprirent. De longues zébrures bosselées s'accumulaient sur le dos en bouillie. L'esclave sentait vaguement des grumeaux se former aux intersections de certaines blessures. En rafales, les morsures du fouet lui arrachaient des cris de plus en plus faibles, qui ne devinrent ensuite que des grognements puis des soupirs. Il fut pris de convulsions, laissa sa tête tomber en arrière et défaillit une seconde fois. Le tourmenteur le ranima et poursuivit le supplice. La punition touchant à son terme, le captif tout juste conscient respirait avec difficulté. Des grincements à peine audibles sortaient de sa bouche alors que les ultimes coups l'entaillaient. La douleur qui s'éternisait se laissait elle aussi assourdir. Enfin, on délia ce corps qui n'était plus qu'une plaie béante et dégoulinante. On le porta au fond d'une charrette. Jérémie ferma ses yeux gonflés et perdit connaissance.

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Trois heures plus tard, quand ses paupières se rouvrirent, l'adolescent se vit allongé à plat ventre dans la cave du château. Le mouvement le plus infime lui aurait causé une atroce douleur. Il ne voulait, ne pouvait pas bouger. Ce corps ne lui appartenait plus. Il suffoquait. Sous la vigilance d'une matrone qui s'y entendait un peu en soins, Leïù et Eve avaient déjà appliqué de l'alcool sur ses blessures. Le supplicié gisait, dents serrées, tandis qu'elles le couvraient de couches de charpie en guise de pansements. Elles le levèrent légèrement, afin de maintenir ces plumasseaux par des bandes appliquées avec le plus de délicatesse possible autour du buste et jusqu'aux épaules rougies. Une mouche volait autour du groupe. Au milieu d'un silence glacial, l'employée expliqua :

— Faudra changer tout ça chaque matin. Sinon, les humeurs risqueraient la perversion. Et contrôlez les cicatrices. Si vous voyez du pus, c'est bien : la guérison est en bonne approche.

Après ces directives, la femme considéra Jérémie d'un regard d'acier et dit :

— Pauvre fou. Qu'est-ce que tu croyais ? T'as pas intérêt à recommencer. Une récidive et ça sera pas seulement le fouet. Tu auras un jarret tranché aussi. Vu ?

Elle parlait à une pierre. L'esclave ne répondait rien. Respirait tout juste. Leïù chercha ses yeux, et ne trouva que deux trous noirs et à sec comme des vieux puits ne possédant plus d'eau à verser.

— Estime-toi heureux de travailler céans, acheva la supérieure. T'aurais pu te retrouver aux mines ou aux champs. Passons… Va falloir que tu restes allongé une quinzaine de jours. Quand tu seras apte à reprendre les tâches, tu feras des heures supplémentaires en rattrapage.

Nulle réaction. Seulement le bruit des ailes de l'insecte. Elle tourna les talons et quitta la cave. Eve et Leïù rassemblaient le matériel de soins pour rejoindre leurs besognes. La demoiselle adressa un sourire tremblant au garçon puis murmura, refusant de le voir amorphe, sourd à ses mots :

— J'suis désolée… Écoute, faut être raisonnable. J'sais, c'est pas facile mais… Fais comme si tout c'que t'as connu avant d'arriver là existait pas.

— C'est c'qu'y a de mieux, ajouta la plus âgée sans détour. 'Toute façon, les rues sont truffées d'patrouilles. Et avec ça, on tiendrait pas un jour en liberté.

Elle découvrit son épaule droite où apparaissait le M imprimé au fer rouge. Leïù observait sa camarade, puis revenait au supplicié. Les entendait-il ? Elle l'espérait.

— Ça, ça va nous signaler jusqu'à not' mort quoi qu'on tente, pigé ? poursuivit Eve. Nous aussi, on avait des rêves. On est passés par là, hein. Fini. Crois pas qu'tu vaux mieux qu'nous, qu'tu vas réussir. Tu seras pas, tu seras plus une personne normale. Du réalisme, pis voilà.

— Oh, tout doux, c'est bon, la calma gentiment l'autre femme. Allez, on doit retourner à la corvée, nous. Repose-toi, Jérémie. Courage, d'accord ?

Le reclus resta hagard. Leïù tendit la main pour caresser ses cheveux. Mais elle retint son geste, pour préférer prendre sa main. Quand elle la serra avec la douceur protectrice d'une aînée, et la leva jusqu'à l'approcher de son cœur, ses yeux se figèrent devant l'inébranlable apathie du garçon. Son souffle se vit tranché net lorsque, lâchant la paume cuivrée, le bras resta en l'air. Les deux esclaves marquèrent un sursaut et la plus jeune ne put retenir un glapissement. Ses doigts tremblotèrent autant que ses pupilles à la recherche d'une explication. Elle secoua la tête et s'avança avec l'idée de remettre en place ce membre de statue, mais n'osa même pas le toucher et recula une seconde fois, plus brusque encore. Les pupilles hébétées des femmes se cherchèrent, s'évitèrent, se rejoignirent. Tandis qu'Eve s'occupa, en un geste rendu bourru par la panique, de remettre ce bras à l'horizontale, Leïù s'aventura alors seulement à dévisager le supplicié. Ses yeux. Ils… ne clignaient pas.

Elle attendit. Égrena le temps. Rien. Ses doigts frêles allèrent chercher ceux de l'aînée cependant qu'elle ne parvenait plus à se détacher du spectacle. Deux globes monstrueusement ouverts comme seuls les cadavres en avaient. Il respirait pourtant. Leïù blêmit. Elle porta une main à sa bouche et poussa un cri qui cette fois-ci n'avait rien de contenu. Le vol nasillard de la mouche fut l'unique son à percer son ouïe. Quand l'insecte vint se poser sur l'un des yeux noirs sans qu'il ne se fermât, Leïù bondit sur ses jambes. Elle vida sa terreur dans un hurlement qu'elle voulut maîtriser en se mordant la lèvre, fit demi-tour et dévala en pleurs les marches pour remonter à la surface, avant qu'Eve eût pu faire quoi que ce fut. Celle-ci demeura sonnée.

Elle se contenta d'un coup d’œil jeté au corps avec une froideur qui l'en protégea, puis de se saisir du matériel de soins avec lequel elle passa la porte du sous-sol, qu'elle referma. Le noir. L'isolement. L'écrasement dévorant.

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