Chapitre VII. Sortie du gouffre - section 2/5

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Alors que Jérémie noyait des casseroles au fond du large cuvier de la souillarde, son regard froid scrutait moins le métal des ustensiles que les renseignements moissonnés sur le tableau des tâches qui trônait dans l'aile utilitaire. Il n'avait eu aucun mal à décider que ce dimanche offrirait l'occasion parfaite : le garçon savait depuis des semaines qu'un nombre réduit d'employés, lesquels profitaient à tour de rôle du repos dominical, signifiait moins de passage en tous points du domaine. Ses pairs et lui-même travaillaient cependant davantage encore le Septième Jour pour compenser les effectifs réduits – point non stipulé en bas du contrat de Dieu. L'esclave balaya l'eau de sa main : il abandonnerait son poste. Ce soir. Il avait réitéré une secrète inversion de prénoms sur le tableau verdâtre, du bout crissant d'une craie imitant l'écriture de Marthe. Le mécanisme était lancé.

Cette journée avançait trop lentement – et effroyablement vite. Jérémie se sentait le corps mû par deux mouvements contraires : le rythme rouillé de ses bras en balancier à la pompe, au balai, à la brosse, aurait pu donner à quiconque ayant prêté un tant soit peu d'attention à l'automate déréglé, l'impression d'un contrepoids, d'une lutte avec les transports d'impatience qui tiraient vers le ciel son regard luisant aux vifs sursauts. L'après-midi lui sembla une éternité. Il se repassait le plan en boucle, réfléchissant aux moyens de mettre toutes les chances de son côté. À ces cogitations se mêlaient cent émotions à fleur de cœur. Le dernier mot de son père résonna en lui. « Courage ! » Du courage, sa mère et sa sœur devaient en faire preuve aussi. La capture, l'errance… Que leur était-il arrivé ? Elles pouvaient se trouver n'importe où : cette perspective laissait une once d'espoir.

Au milieu des figures de ses souvenirs vinrent s'ajouter celles des compagnons qu'il s'apprêtait à quitter. Quel égoïsme de sa part ! Il grimaça et serra le poing à cette pensée, avala un filet de salive puis secoua la tête : non, après tout ils en feraient autant que lui s'ils jouissaient de ses capacités, ou si demain ils en recevaient les moyens. Certains de ses pairs songeaient peut-être même aussi à préparer une évasion, établissant des calculs proches des siens. Nul moyen de le savoir, et il n'avait pu confier son projet à ses amis. Jérémie devait suivre son plan avec son ombre pour unique alliée, une fois encore. Ces idées l'agitaient sans répit et seul un ordre de Marthe, comme un tir de canon ouvrant la manœuvre, vint y mettre un terme en début de soirée :

— Toi ! À la corvée d'eau. Puis aux pots de chambre au troisième.

Parfait. Sa ruse au tableau des tâches rencontrait son second succès. L'heure était venue d'agir. Ou de renoncer. Il rejoignit la pompe d'un pas crispé, mais sentit malgré ses craintes que rien ne le déciderait à abandonner. Songer à sa famille l'irriguait d'une force inébranlable devant laquelle se tut même sa raison la plus scrupuleuse. La nuit tomba. Les complies frappèrent sa poitrine. Jérémie porta à la cuisine deux pleins seaux et prit un couteau qu'il glissa à l'intérieur de ses hauts-de-chausses troués. Au fond de la pièce surveillée par Marthe, Leïù posait des œufs dans une caisse remplie de graisse de mouton censée les conserver. Il la dévisagea et lui adressa un sourire trouble en guise d'adieu. Elle ne put le comprendre et rougit tandis que déjà, le fuyard avait déserté.

Il parcourut les longs corridors avec suffisamment de rapidité pour ne pas prendre du retard, mais pas assez pour s'attirer des regards suspects. De son pas alerte, le garçon traversa un vestibule et aperçut de loin la demoiselle Rebecca en la compagnie de son père, au cœur du grand salon. Sous les yeux vigilants de sa gouvernante, la fillette de cinq ans présentait au maître des bibelots attrapés sur les tables ornant chaque côté de la cheminée. Assis, tranquillement appuyé contre sa canne, le noble tassé recevait les statuettes et entrait dans le jeu d'échanges initié par l'enfant. L'angelot contre le chat, le chat contre le buste d'un Hermès. Sous une perruque blanche lourde de poudre, la tête bouffie du comte affichait un sourire qui étirait sa fine moustache aux bouts arrondis comme son ventre. L'enfant gazouillait, heureuse de cette trêve entre ses leçons et les multiples cérémonials attendus d'elle. Les pupilles bleu clair de l'homme la suivaient tendrement. Il aimait son rôle de père lorsqu'il s'agissait de se divertir. Jérémie inspira, cœur battant. Il retrouverait le sien.

L'esclave s'empressa de continuer son chemin appris par cœur, suivant une branche, puis une autre, bifurquant sur une voie de secours quand un importun surgissait – non sans une vague de chaleur et une vive tension des muscles. Au centre du château, il grimpa d'un pas pressé l'imposant double escalier en hélice soutenu par quatre piliers, qui tournaient, passaient et revenaient successivement devant ses yeux comme en un manège. Ayant posé le pied au dernier étage, Jérémie heurta de plein fouet un valet qui allait descendre. Il se raidit. Celui-ci grogna :

— Qu'est-ce que tu fiches là, toi ? Et t'as le feu au derrière, maladroit ?

— Pardon… Pardon, Monsieur. J'étais distrait. Je vais laver les pots de chambre.

Convaincu, le laquais s'éloigna. L'adolescent haleta et maîtrisa son cœur qui venait d'accélérer. Il fallait se hâter. Il rejoignit le grenier et s'y enfonça. S'arrêta. Posa ses mains aux genoux et inspira, tête baissée, pour apprécier une humble victoire. Ni sa mémoire, ni ses calculs, ni les arborescences de son parcours ne l'avaient trahi. Ses pas s'étaient déployés avec autant de rapidité sur le sol que dans son imagination. Il se redressa enfin pour traverser cette immense caverne où s'entassait tout et n'importe quoi, en un étrange désordre organisé. Il s'approcha d'un rideau dans un coin de la réserve et le tira, découvrant une porte où trônaient les molettes chiffrées qui déclencheraient le mécanisme. Jérémie composa le code sans réfléchir. Un déclic le récompensa par l'accès vers le discret escalier qui rejoignait le toit. Un vent de fin décembre soufflait dans la coursive à peine éclairée, fouaillant le visage du fuyard qui, en se tenant aux murs polaires, grimpait les marches de pierres froides. Elles dardaient ses pieds nus. Il avait pris soin de refermer derrière lui.

Le sommet du domaine lui jeta à la face une profonde nuit sifflante. Un frisson le secoua. L'esclave expira. Lentement. Garder l'esprit posé. Progresser avec une méthode aussi impitoyable que l'air qui lui prenait la gorge. Il devait vite rejoindre le bâtiment repéré comme lieu de passage à l'autre bout de la propriété. Allons, courage. Le garçon s'accroupit, au mépris de l'angoisse qui lui perçait le ventre et déformait ses traits. Il se mit à avancer plié, doigts, pieds et genoux rivés aux tuiles. Jérémie se pinça la lèvre. Vitesse. Prudence. Si se déplacer sur ces traîtresses vagues brunes était relativement facile pour les employés – qui œuvraient le jour, debout et sécurisés – pour lui cela se résumait à une démente épreuve d'agilité.

Il commença à poser une main devant l'autre, à s'agripper, à se contorsionner pour franchir les passerelles qui reliaient chaque aile à la suivante. Ses bras tremblaient comme une feuille que la bise torturait en tous sens. Il devait au plus tôt offrir à son esprit une prise salvatrice. L'espoir fou de sonder cette gigantesque ville qui apparaissait au loin, d'en déplier les complexes aspérités pour y retrouver son père. Cette fourmilière inextricable, sur les toits de laquelle il dénicha un point aussi fixe qu'arbitraire où focaliser son regard. Cette fourmilière opaque dont il avait cherché, en vain, une carte à apprendre chez son maître, afin de mieux y lutter. Cette fourmilière… Un vent violent le secoua.

L'estomac recroquevillé, il se mordit jusqu'au sang pour ne pas hurler sa frayeur. L'équilibre lui revint. Il avança encore et se baissa le plus possible quand la silhouette d'un garde se détacha sur le noir infini en contrebas. Sa poitrine et son menton épousaient la toiture glaciale qui fit crisser ses dents aussi cruellement que sa crainte. Le soldat passa son chemin. Jérémie poussa au ciel un frêle soupir reconnaissant. Puis persista. L'objectif se rapprochait. Les yeux brûlants de l'esclave criaient sa douleur : les tuiles humides et gelées le faisaient se raidir. Des pointes le transperçaient. Il arriva sur un versant pentu. Sa respiration s'accéléra sous le coup d'une dangereuse panique. Il sentit une sueur froide ramper le long de sa tempe. Ne pas perdre le contrôle.

Il lança en avant un genou qui atteignit une tuile traîtresse. Il chancela. Autant que son cœur décroché dans sa poitrine et l'horizon lugubre devant son regard brouillé. Épouvanté, il aurait poussé un rugissement rauque s'il ne fut aussitôt secoué d'une nausée qui répandit sa bile le long du dévers. Elle y dégoulina au milieu des gouttes d'une pluie naissante. L'adolescent scruta ses mains si crispées que les os semblaient vouloir s'en échapper. Il jeta son bras de côté et s'agrippa à ce qu'il put trouver de plus solide pour ne pas se retrouver aspiré vers le vide. Il se mordit, haleta, prit le temps de soulager au mieux ses tripes prêtes à exploser, et de retrouver l'ascendant sur ses membres tétanisés. Une ivre ténacité l'envahit. Un sec grognement lui redonna la force de progresser.

De nouveau assuré, Jérémie darda ses yeux sur l'horizon, happé par une idée vague et terrifiante du futur qui l'attendait dehors. Une vie de secret. La fuite. La faim. Le garçon volerait si nécessaire. Et il le faudra, tant qu'il ne trouverait quelque sécurité pour lui et son père. Il ne serait rien, mais il serait libre. Libre ? Non. Cette délivrance elle aussi se résumerait à un bien dérobé, que personne ne lui reconnaîtrait. Ses doigts d'aigle se serrèrent autour d'une tuile que ses ongles griffaient. Il haussa le menton en un sursaut de fierté. Rien ne serait pire que de demeurer chose aux mains des maîtres.

Enfin, il posa ses genoux écorchés sur le dernier bâtiment. Une traînée de sang marquait la route parcourue. Avançant le visage au-delà du toit, il découvrit la clôture en-dessous. Le bataillon de pointes fusait vers lui. Éreinté, il prit courage pour atteindre de ses pieds la barre latérale qui reliait les pics. Il marqua un arrêt, scruta le contrebas où un garde avançait lentement. Trop lentement. Ses pupilles les suivirent jusqu'à ce qu'il s'en aille. Un interminable frisson avait habillé l'attente.

Jérémie s'employa à se mettre à plat ventre et à passer ses jambes dans le vide. À tâtons. Ne pas se blesser. Ses talons cherchèrent appui sur la tige horizontale. Une fois ses pieds positionnés, le reste du corps suivit, tandis que l'esclave gardait les mains agrippées au toit. Le sentiment de victoire proche lui donna une vigueur qui lui permit d'achever la manœuvre sans trembler. Il empoigna le bas d'une pointe à sa gauche, une autre sur sa droite, et s'accroupit en plein vide du côté extérieur de la grille, non sans qu'un bout acéré ne l'érafle au passage. Le garçon rentra le ventre et grogna entre ses lèvres pincées. Un filet vermeil zébrait son torse, mais rien de grave. Il avait eu de la chance. Il se laissa aller le long des barres. Le temps que dura la glissade plus ou moins maîtrisée, ses muscles se détendirent tant qu'il dût même veiller à ce qu'il ne lâchât pas prise d'un coup. Enfin, ses pieds touchèrent le sol. Il sentit des herbes gratter ses talons et de la boue avaler la pointe de ses orteils. La victoire le laissa sonné, la conscience en suspend, jusqu'à ce que le vent en coup de fouet le rappelle au réel. Il eut envie d'éclater de rire mais retint son ivresse.

Lui, dehors ! Ses égratignures et le froid le brûlaient moins que le feu de joie qui l'envahit. Il leva les yeux au ciel. Et si l'Auteur lui permettait de réaliser son rêve ? L'occasion était providentielle.

Une secousse le happa aussitôt : il ne devait pas traîner, un garde approcherait sous peu. Il fit demi-tour et observa le paysage : un désert. Parfait. Au mépris des basses températures qui lui crispaient les membres, il se mit à courir. Loin.

Dans sa cavalcade fauve et affranchie de toute contrainte, le temps se trouva aboli. Jérémie n'eut pu poser la moindre durée sur le périple qui l'éloignait de sa prison, et n'y songea même pas. Il progressait, le corps tendu en avant, sans accorder d'attention ni aux bruits de la nuit craquelée, ni à la boue qui chuintait et bavait sous ses pieds le long des grands chemins perdus, ni au vent froid qui soufflait telle une liberté rigoureuse mais puissante. Ses yeux noirs voguaient, constellés comme le ciel d'encre. S'y découpait une cage construite par l'enchevêtrement des branches nées des arbres qui cernaient le garçon le long de son chemin.

Il arrivait parfois qu'un rare routier enveloppé dans les ténèbres, gardiennes de quelque affaire qu'on préférait ne pas exposer au grand jour, apparaisse au coin d'un sentier ou de derrière un tronc. Par réflexe, le fugitif bondissait, filait lui aussi vers un chêne ou un roc pris pour allié, le temps que passe le spectre. Il ne pouvait s'empêcher de se sentir complice de ces gens qui œuvraient dans le secret, loin de leurs semblables endormis ainsi que le voulait l'habitude. La nuit était confidente de l'anormal. La nuit était belle.

À nouveau seul au creux des mains de la nature aussi sombre que lui, Jérémie reprit sa quête, le souffle court, mais grisé par l'immensité. Les yeux amis d'oiseaux nocturnes, les odeurs douces de la terre ensommeillée portaient le marcheur. Il en oubliait les mouches, le fumier, la mort omniprésente au milieu de la vie ici-bas. La flèche du regard tirée vers le lointain, il vit se dessiner de façon de plus en plus nette l'ombre protectrice des toits de la cité, le rempart qui grandit devant lui pour l'accueillir et de l'autre côté duquel il pourrait se cacher, dérober un peu de nourriture, fureter la trace de son père. Il n'eut pas grand mal à s'introduire au sein de Nérée, aidé par le drap noir et dans le sillage d'un véhicule autorisé de passage par une sentinelle lasse à cette heure tardive. Puis il fusa à l'abri du premier mur qui s'offrit à lui. Le garçon inspira, carra les épaules, laissa un sourire victorieux étirer ses traits et se livra à une course d'ivresse profonde.

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