Chapitre V. Bouffon - section 3/5

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Des trompettes se mirent soudain à chanter au bout de la pièce. Un introducteur franchit les portes. Sa canne frappa deux fois le sol et il proclama d'une voix sonore :

— Sa Majesté le Roi !

Une démarche décidée résonna au fond du couloir. Appliquant une leçon apprise sur le bout des doigts, les courtisans se rangèrent sur une allée imaginaire, selon un ordre précis. Chevaliers et barons venaient après les vicomtes, comtes et marquis, eux-même précédés par les ducs, ministres, princes et ambassadeurs. Les hommes devant, les femmes derrière et les domestiques dans les coins les plus sombres de la pièce, personne ne transgressait.

Seul l'infirme, qui ne bougea pas, perturbait ce patron de lignes rigoureuses par son fauteuil en travers. Son propriétaire restait droit contre son dossier, tandis que les pas approchaient. La salle se prosterna. Le Pourvoyeur, ployé à côté du baladin, le dévisagea sans trop savoir quoi penser de son attitude. Il en allait de même pour d'autres spectateurs, qui guignaient l'individu difforme osant se dispenser de révérence. Il afficha un grand sourire qui exhibait ses dents pointues et indisciplinées. Voler la vedette au roi, quel honneur !

Gérald Der Ragascorn était entré. Les têtes revinrent à sa personne. On le contemplait d'un regard prude à moitié baissé, conforme à la bienséance. Lénius, lui, le fixait. Ses petits yeux immobiles à la détermination mue par la haine, malgré l'inquiétude qui en réalité commençait à monter en lui, attirèrent immédiatement ceux du dirigeant, larges, bleu foncé, impressionnants. Ils perçaient tout avec éminence et sévérité. En l'occurrence, ils reflétaient ce que l'effronté en chariote tremblait intérieurement de ne pourvoir nommer fascination ou colère à son encontre. D'un geste de la main droite, le roi autorisa ses sujets à se relever. Sans attention pour eux néanmoins. Il restait rivé sur l'invalide qui le lui rendait bien, mais devait s'avouer qu'il feignait de ne pas se laisser troubler, pour la première fois depuis longtemps.

Immobile, l'on ne pouvait pas voir que ses membres s'étaient raidis d'anxiété et de colère. Son cœur battait fort quoiqu'il s'efforçait de n'en rien montrer. Der Ragascorn l'examinait. Il capta une expression de froide curiosité étirant sa bouche grave et ne put se raccrocher par l'oreille à une ambiance rassurante : seuls d'infimes murmures oppressants parcouraient la salle. Le tableau majestueux qui trônait face à Lénius satisfaisait son impatience. Pourtant, il ne s'était pas attendu à s'en trouver inquiet à ce point. Il avait déjà pu voir de loin la carrure de l'homme d'État. En ce jour, avec une telle proximité, elle imposait encore plus de respect. Ce grand corps appuyé sur une canne d'apparat partageait le charme et la force antique de son visage aux traits sculpturaux, vigoureux quoique striés de rides. Il était poudré mais sans excès, ce qui laissait deviner son teint naturellement très clair. Sa blancheur ressortait par contraste avec une longue perruque frisée, assortie à d'épaisses moustaches aussi brunes et fournies qu'un tronc solide, lesquelles rejoignaient des favoris qui encadraient ses joues carrées. Le souverain dégageait une fière et sombre autorité.

Après que le curieux puzzle de chair et d'os se fut enfin senti délivré de ses yeux pesants, il les vit se poser sur le Pourvoyeur qui s'empressa d'effectuer une deuxième révérence, puis commença :

— Sire ! Daignez recevoir le saltimbanque Lénius.

Der Ragascorn acquiesça d'un subtil haussement de sourcils, auquel l'émissaire répondit par un sourire mielleux. Ce fut le monstre qui intervint alors :

— Majesté ! Puisse ce nouveau jouet combler votre vide. Votre ennui.

Alors que les spectateurs n'osaient la moindre réaction, un rictus passa sur les lèvres fines du dirigeant. Derrière sa bouche close, Lénius serrait les dents. La haine de cet ennemi avait parlé pour lui et il savait qu'on l'avait amené céans pour servir des plaisanteries de cet ordre. Cependant, soumis à l'expression incertaine de son nouveau maître, il se défit et se posa l'inévitable question : jusqu'où lui serait-il permis d'aller ? Il se surprit, honteux, à quêter un mot, un geste de l'adversaire qui ferait de lui ce qu'il voudrait. En sortit enfin une voix sévère comme une colonne d'ébène :

— Arrogant, t'estimes-tu au-dessus de nous, depuis ton trône ?

Une lueur dans les yeux du monarque. Lénius déglutit, égaré, incapable de savoir s'il le mettait à l'épreuve, le poussait dans les retranchements du faux pas condamnable, ou s'amusait.

— Nous constatons que tu ne t'abaisses pas aux politesses et génuflexions d'usage à notre égard, poursuivit-il, impassible.

— Vous aurez l'amabilité de comprendre, Sire, que je n'en suis empêché que par mon incorrigible fainéantise, choisit de répondre le jouet, sans conviction – il fallait bien s'élancer.

— Jamais je n'ai vu sujet s'autoriser telles licences.

— Seigneur, elles sont le privilège du fou ! poursuivit-il, misant le tout pour le tout.

— Tu sembles en effet rôdé en ces matières de démence et d'incorrection.

— Pour sûr, ponctua niaisement le Pourvoyeur zélé, qui à l'instar de Lénius ne saisissait rien du sens véritable des remontrances du roi mais choisissait, lui, de ramper : Majesté, apprenez que cet individu s'est montré fort insolent envers un administrateur de la prévôté de l'Hôtel…

— Hum… Qui déjà ? Si je me souvenais de tous les amis que je me fais ! cracha l'histrion avec autant de mépris que possible pour le dignitaire stupide.

— Sache que pour moins d'impudence que cela, reprit Der Ragascorn, j'ai sévèrement châtié des hommes, des femmes et même de très jeunes gens.

— Alors je me félicite que l'on me classe d'ordinaire en la catégorie des animaux, Seigneur.

— Diable d'infirme, tu mériterais…

— Oui ? Laquelle de vos spécialités ? interrogea Lénius, calmement et courtoisement pour lutter contre sa propre terreur. Pourrais-je choisir ? La roue ? Le pal ? Une décollation ?

— Une décoration.

L'invalide circonspect observa Der Ragascorn dégager, en un geste délié, sa cape bleu roi ornée de petit gris. Elle vola gracieusement derrière lui tandis qu'il gagnait l'une des hautes entrées. Son Grand Écuyer et son cortège de gardes le suivaient. Les soldats portaient des cuirasses dont dépassaient les manches et les pans de pourpoints luxueux, aux rayures rouge et saphir, couleurs du dirigeant. Leurs lances luisaient en harmonie avec les coudières et genouillères métalliques du souverain.

Au cœur de ce tableau toujours calculé, le monarque abandonna sa canne au Grand Écuyer. Il reçut en échange, d'un domestique que les portiers venaient d'introduire, un curieux sceptre que Lénius ne parvenait pas à visualiser correctement, trop loin pour le moment. De retour vers le saltimbanque, le roi parodia sur lui le geste de l'adoubement avec ce qui était en fait une marotte. Puis il lui tendit ce bâton, orné en son chef d'un anneau de Saturne et de grelots au bout de rubans colorés. L'homme difforme restait muet. Il s'abandonnait à l'étrange logique de ce jeu dont il redoutait les risques. Il se contenta de saisir l'insigne, comme pour accepter le duel, happé par la colère et l'excitation intellectuelle. Lénius effectua une révérence bouffonne aux pieds de l'ennemi, laquelle amusa l'assemblée. Un noble frappa dans ses mains, d'autres suivirent.


Au milieu de ces applaudissements enjoués, les trompettes sonnèrent encore. L'introducteur réapparut, frappa le parquet de sa canne et annonça cette fois-ci :

— Sa Majesté, la Reine Henga !

La compagnie se rangea selon l'ordre protocolaire, puis se prosterna. Y compris l'histrion, qui témoignait plus de respect à la femme qu'à l'époux et trouvait là une nouvelle façon de contrarier son orgueil – de roi et de mâle.

Elle entra, escortée de ses dames de parage donnant la main aux princes et princesses. Un intendant se présenta et informa Ses Altesses que le repas les attendait. Le groupe ne jeta que de furtifs regards étonnés en direction du musicien, tout en gagnant la gigantesque salle de festin. Suivant l'impulsion, on se déplaça dans la pièce voisine.

Le troubadour considéra rapidement la silhouette de la souveraine. Sa robe bouffante à épaulettes et coussinets, qui dépassaient de ses manches à taillades, donnait plus de corps à cette longue femme osseuse. Elle était apprêtée pour incarner la fermeté, jusqu'à ses cheveux corbeau impeccablement lissés, coulant bien droit tout le long de son dos, sous un noir voile de tulle. Lénius se demanda si cette rigueur fondait au contact des enfants, et si elle tombait aux pieds des mariés, avec leurs habits, lors des moments d'intimité. Sans doute. À ce qui se disait, Henga et Gérald partageaient une certaine complicité, quoiqu'il ne se gênait pas pour chasser ailleurs. Lénius réprima un sourire.

On prit place autour des trois gigantesques tables disposées en U. Les courtisans conversaient allègrement. Ceux qui se trouvaient à proximité des têtes couronnées se disputaient leur attention en une joute de traits d'esprit. L'invalide y allait de nombreuses piques et pitreries. On s'amusait de lui. Enfin chacun se tut lorsque le Maître d'Hôtel frappa le sol, puis invita le monarque à s'asseoir sur sa chaise d'or après la bénédiction du repas par un prêtre. Der Ragascorn échangea quelques mots avec son épouse à ses côtés, tandis qu'il avait commandé au nouveau bouffon de demeurer aussi auprès de lui.

Un groupe de valets amena au dirigeant ses trois chiens de chasse, qu'il aimait prendre à ses pieds au cours des banquets. Les musiciens jouaient et les danseurs régalaient les yeux. Le ballet des écuyers tranchants, serdeaux et panetiers orchestrait le défilé des mets chauds et froids, salés et sucrés confondus. Dans un joyeux brouhaha, la Cour se faisait servir à sa guise. Sur chaque plat, un goûteur précédait la dégustation du roi. Celui-ci se sustentait, non sans donner parfois, de la main droite, quelques bouchées à ses animaux, et de la gauche à son infirme de compagnie.

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