Hippocrate (*)

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**** Résumé de là où on est :) c'est la suite directe du chapitre "Interrogations (***)" où on était dans le chalet. Enjoy, si vous arrivez encore, et sinon... euh... ben, merci quand même d'atterrir par ici :P ****

Quelque part dans la montagne, Lech, 10 février 2012

Vivi sursauta, laissant tomber la photo et le portefeuille par terre. Elle se retourna vers son père, surprise par le ton inhabituel de sa voix. Ses yeux ozone n’exprimaient pas le reproche auquel l’adolescente se serait attendue, mais plutôt de la joie. Il s’était redressé d’un bond. Et assis sur le lit, il l’emprisonna dans une étreinte effusive qui l’étonna d’autant plus. Le genre de marque d’affection qu’elle avait peut-être connue jadis. À l’époque où elle était cette petite fille qui l’observait sur papier glacé, comme pour lui rappeler ces temps de bonheur oubliés.

Elle ne sut que dire alors qu’elle trouvait que cette démonstration de tendresse s’éternisait un peu trop. De toute façon, elle ne savait pas par où commencer : annoncer la disparition de Charlotte, l’interroger sur cette dernière, se plaindre pour ce départ retardé... Ou tout simplement le pourquoi de cette réaction soudaine, excessive. À sa décharge, elle ignorait tout de ce réveil d’un cauchemar qui n’était pourtant pas fini.

Sans aucun doute Karl était heureux de la retrouver. En vie. Mais la joie n’expliquait pas pourquoi il s’accrochait à sa fille avec tant de ferveur. Il se tenait à elle le temps que cet affreux tournis s’atténue. Lorsque le mal de crâne et la sensation vaseuse se dissipèrent, il la repoussa doucement. Qu’allait-il lui dire ? Il éprouva des difficultés à trouver sa salive pour s'enquérir d'elle. Avant d’émettre un mot, assoiffé, les lèvres sèches et la bouche pâteuse, il scruta la chambre, à la recherche de sa gourde. Il ne la trouva pas.

Un timide « ça va ? » sortit enfin. Il aurait voulu se montrer plus expressif, puisqu’il se sentait revenir de loin. Malgré tout, Vivi détecta bien une attitude mièvre peu habituelle chez son géniteur. Elle secoua la tête nerveusement, sans comprendre.

Toujours assis sur le lit, Karl examina autour de lui et son attention se dirigea vers le sol, où se trouvaient son portefeuille et la photo. Il les fixa d’un air perdu avant que Vivi ne les ramasse et les dépose sur la table de chevet.

— Elle est où ? s’enquit-il, comme s’il se parlait à lui-même.

— Charlotte ? Elle s’est barrée, répondit Vivi, ses yeux bleus pointés vers les poignets de son père; ils portaient de drôles de marques.

Karl la regarda, ébaubi.

— Elle a pris la voiture ?

— Bah non ! Pourquoi ? répondit Vivi, comme si cela lui paraissait une question débile.

— On va y aller, ne t’inquiète pas !

— Mais je ne m’inquiète pas...

Vivi ne laissait rien apparaître, mais elle commençait à comprendre des choses et à échafauder des conclusions hâtives. Par exemple que Charlotte et son père ne se connaissaient pas vraiment, pas comme elle imaginait. Et que le séjour dans ce chalet haut de gamme, tout comme la visite inopinée de la jeune femme ne relevaient pas de la normalité. Pour une fois, elle aurait pu exprimer sa colère et lui récriminer cela et tous les défauts qu’elle ressassait. Toutes les insultes qu’elle se gardait pour se plaindre de ses parents. Or, elle préféra se taire. Elle craignit avoir découvert une autre facette de son père. Aussi incroyable que cela puisse paraître, elle le voyait baigner dans une histoire louche. De celles qu’elle voyait de loin, à l’écart, dans la fiction ou les sornettes racontées par les petits malins qui faisaient des trafics au lycée.

Pour une fois, elle ne dirait rien et le laisserait respirer, se préparer pour quitter ce vaste chalet qui lui parut soudain trop étroit, trop sordide.

Enfin seul, Karl prit une grande bouffée d’air et sortit du lit, la chambre ne tournait plus, mais ses jambes avaient du mal à le supporter. Il pestait intérieurement contre cette sensation, contre cette folle de Charlotte, contre lui. Car il savait qu’il était allé trop loin. Il avait accepté la tâche, il avait même fait l’effort de l’accomplir. Et il avait raté. Il aurait été naïf de sa part de penser que tout s’arrêterait là, qu’il retournerait vivre sa vie d’avant. Quelle vie ? La voulait-il ? Non. Mais pour rien au monde il ne mettrait en péril sa famille. Alors, quitter ce chalet devenait sa priorité, même si, il en était conscient, quoi qu’il fasse, où qu’il aille, il savait qu’il était marqué par ce qu'il avait accepté de faire. Parker ou Charlotte ne tarderaient pas à refaire surface, l’un pour demander plus, l’autre pour... Il l’ignorait. Il n’avait toujours pas compris son intervention.

D’un pas hésitant, il se déplaça jusqu’à la salle de bains. Face au lavabo il ouvrit le robinet d’eau froide, pencha sa tête, et but goulûment ; puis il se passa de l’eau sur le visage. La fraîcheur l’aida à se donner une contenance. Qu’avait-il fait ? se reprocha-t-il à nouveau, furieux contre lui-même d’avoir cédé à la peur, au chantage... ou était-ce de la curiosité ? Quoi qu’il en soit, c’était un moyen farfelu de canaliser sa colère et sa frustration d’avoir raté son mariage, son rôle de père, ses travaux de recherche. Pourtant, il n’était pas à plaindre. Tout le monde éprouve, à un moment ou l’autre, de la lassitude, voire du dégoût de sa vie. Tout le monde peut agir par impulsivité et faire le choix le plus irrationnel, comme il l’avait déjà fait. Et cela l’avait conduit au naufrage. Sauf que cette fois-ci, il ne s’agissait pas de la survie de son mariage, mais de sa propre survie et de celle de sa fille. Tout ceci ne s’arrêterait pas comme par magie avec son retour à Vienne.

Il se rhabilla, dévora, affamé, la barre chocolatée que Charlotte avait laissée sur la table de chevet et mit le reste de ses affaires à la va-vite dans son sac. Il s’était résolu à ne plus penser aux conséquences, ni pour lui ni pour ses proches. Pas pour l’instant. Au fond de son sac, il découvrit son téléphone portable éteint. Il pensa à Kirsten. À l’heure qu’il était, elle devait se faire un sang d’encre si sa fille continuait à ignorer ses appels. Il la rappellerait plus tard.

— On y va, annonça-t-il en sortant de la chambre.

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