Le tir

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Quelque part dans la montagne, Lech, 9 février 2012

Karl fixait sa montre, puis l'horizon. Sous un ciel limpide, le pic de Mehlsack le défiait. À ses pieds, une falaise, une forêt de conifères et un manteau de neige le séparaient de son repère, là où il abattrait sa cible comme du simple gibier. D'ailleurs, en ce moment il regrettait ne pas avoir pratiqué la chasse. Tirer pour tuer n'était pas sa tasse de thé. Qui aurait cru qu'il se retrouverait dans les mêmes conditions, avec du très gros gibier comme cible.

Cette idée n'apaisa en rien les palpitations qu'il cherchait à contrôler. Elles n'étaient certainement pas dues à l'anxiété, ce devait être l'effort, se rassura-t-il. Il avait skié vite, pour pouvoir rentrer rapidement, comme promis à sa fille.

Respirer un grand coup, ressentir la fraîcheur de l'air de la montagne frapper son visage et humer les senteurs de sapin l'entourant, suffirent à apaiser ses sens.

Quelques inspirations et expirations l'aidèrent enfin à contrôler son souffle, son rythme cardiaque et sa concentration. Mettre toutes les chances de son côté pour ne pas rater. Bien que, tout compte fait, tous les paramètres jouaient en sa défaveur : manque d'expérience à cette distance, calcul approximatif de l'angle de tir, absence totale d'une quelconque prise en compte de la pression atmosphérique et de l'altitude. Un tir au pif, en somme. Enfin, le dernier facteur qu'il ne voulait pas reconnaître : le stress.

Quoi qu'il en soit, il ne pouvait pas accepter une défaite par anticipation. Il n'avait qu'à s'en remettre à la théorie, de ce qu'il en avait retenu et... advienne que pourra. Si encore ça avait été son seul problème. Bien sûr qu'il préférait penser à ce genre de questions. Viser un panneau, ça allait. Atteindre un point vital de sa cible, dans ces circonstances-là, rien ne le garantissait. Il risquait tout au plus de l'égratigner.

Il observa autour de lui et décida de se réfugier dans la cabane en pierres sèches, laissant ses skis à même le sol afin de ne pas signaler sa présence à d'éventuels randonneurs. Pourvu qu'il ne croisât personne, se dit-il. Et si cela arrivait... il verrait bien le moment venu. Mais au lieu qu'un problème chasse l'autre, chaque interrogation l'accablait et le renvoyait vers la même question : la vie derrière sa cible ? Cible. Victime. Non, il éviterait de confondre les deux. Il lui fallait penser cible, même si ce mot englobait un être humain. Une vie innocente ou une ordure coupable ? Qu'allait-il faire ? D'ailleurs, s'agissait-il d'une femme ou d'un homme ?

Cette perspective le troubla davantage. Il pensa à la photo de sa famille. Sa femme... son ex-femme, sa fille. Une femme, à la différence d'un homme, peut porter une autre vie en elle, une vie innocente.

Voilà que les divagations recommençaient. Sans penser à sa morale ou à son éthique. Il tenta de s'attarder sur des questions pragmatiques, s'interrogeant sur pourquoi se donner tant de mal pour tuer quelqu'un ? Pourquoi faire appel à un homme comme lui ? Il aurait été plus utile pour éliminer un patient à l'hôpital. Si on le lui avait demandé, il l'aurait fait avec une simplicité étonnante. Cette dernière pensée lui donna des frissons, comment pouvait-il songer à cela ?

Il se trouvait là, un point c'est tout.

Dans cette attente interminable, il retrouvait une respiration calme et profonde, bercé par la quiétude de la montagne, scrutant le ciel. Et s'il profitait de sa cachette pour trouver un meilleur support pour le canon. Quelques pierres manquaient à l'une des extrémités de la cabane, en guise de fenêtre. Il gagnerait en stabilité, se convainquit-il, même s'il savait pertinemment que le problème n'était pas là, mais dans l'angle de tir, dans les conditions atmosphériques et... en lui-même.

Dans le lointain, le vrombissement d'un moteur se fit entendre. L'hélicoptère approchait, inutile de consulter sa montre. Se calmer, se concentrer sur son tir et partir. Sa conscience se manifesta une dernière fois : si tu es prêt à faire ça, que feras-tu d'autre sous la menace ?

Vivi...

C'est terrible d'aimer quelqu'un.

Il avait pourtant hésité à la laisser seule dans le chalet. À mieux y réfléchir, elle aurait été en sécurité dans un hôtel à la station. Mais, cela l'aurait éloigné de sa cible. En somme, d'une manière égoïste, il avait fait passer cette tâche en premier. Pourquoi ? Il aurait pu se blâmer qu'à force de vouloir la protéger, il l'avait abandonnée.

Au chalet, n'ayant rien trouvé d'inquiétant derrière la porte fermée à clé, il n'avait rien fait. Et il s'en voulait, car il n'avait pas de meilleur choix : soit il accomplissait la tâche, et assumait les conséquences, soit il ne le faisait pas et les assumerait tout autant.

La porte donnait sur une buanderie sur une cave attenante. Hormis l'humidité et les objets encombrés, pas l'ombre de restes humains... ni de supplices qu'avaient certainement subis les propriétaires du chalet. Congélateur, machine à laver et sèche-linge se trouvaient bien vides. Seules quelques affaires personnelles traînaient, entassées dans un recoin : des cadres, des photos de famille. Qu'étaient-ils devenus, ces gens-là ? Du moins, avait-il un nom et un visage sur qui enquêter à son retour.

Le vacarme le fit sortir de ses pensées. Tout s'enchaînerait assez vite, il n'avait pas une minute à perdre. Il observa par la fenêtre, jumelles à la main, qu'il n'eut pas besoin d'utiliser. Même sans elles, il distingua le détail qui clochait. Sur les trois skieurs, aucun ne portait de bonnet rouge. En voilà une question d'éthique. Si les ordres étaient de tirer sur celui qui en porterait un, que faire ? Tirer sur tous ou sur aucun ? Le trio attendit le départ de l'hélicoptère afin d'entamer leur descente. Il hésita à attraper la carabine. Ce n'était qu'une question de secondes avant qu'ils n'atteignent son créneau de tir.

Comme en chirurgie, il lui fallait prendre une décision sur le champ. Celle qui comporterait le moins d'impacts. Dans son métier, il s'agissait de sauver des vies en limitant les dégâts. Le choix de l'homme, du médecin, aurait été d'abandonner, de rentrer et d'affronter les conséquences.

Or, la peur lui dictait le raisonnement inverse : tuer, au lieu de sauver. En toute logique, les trois devraient être abattus. Lui, qui doutait de ses capacités de réussir un seul tir, se trouvait confronté à une triple cible.

Il s'empara de l'arme, vérifia le chargeur et l'épaula.

Les skieurs entamèrent leur descente, glissant avec des mouvements fluides. Des vrais experts, jugea-t-il. Jeunes. Sains. Ils passaient certainement un agréable moment d'insouciance.

Karl posa sa joue sur le busc et visa le panneau.

Les skieurs ralentirent et s'arrêtèrent, le temps de franchir la crevasse.

Le tireur vérifia la ligne de mire, en contrôlant sa respiration ; elle ne devait ni le gêner ni le distraire. Puis la bloqua, rectifia l'angle de tir et guetta le moment idéal. Une seule pensée en tête : il ne s'apprêtait pas à tuer un homme, mais seulement à toucher une cible. Enfin, il lâcha la détente en maintenant la visée.

Le coup partit. Détonation. Les trois individus se figèrent, étonnés, mais pas affolés. L'un d'entre eux venait d'échapper à la mort.

Karl, lui, avait raté.

Il rechargea, respira un grand coup, il remonterait l'angle. Avant qu'il ne vise à nouveau, une décharge retentit. De l'autre côté de la falaise, un homme tomba. Nouvelle explosion, un second à terre. Enfin, le troisième ne fit pas long feu, une dernière déflagration l'avait achevé. Karl, lui, demeurait figé, arme chargée, sans savoir que faire. D'où venait ce tir ? Il n'était pas seul et il avait signalé sa présence.

Un bruit caractéristique s'entendit et il vit, du côté des victimes, un léger éboulement de neige. Il attendit. Rien de son côté. Mais, que lui restait-il à faire ? Patienter jusqu'à ce que l'autre tireur vienne l'achever ? Il déglutit en pensant à Vivi. Était-il sûr qu'il y avait un deuxième tireur ? Combien étaient-ils ? Vu sa réussite, ce ne devait pas être un amateur.

Il réfléchit en vitesse, évalua les options. D'une part la falaise, de l'autre la forêt. Dans tous les cas, il lui fallait sortir de sa cachette et avec son blouson noir, il devenait une cible facile. Il ne lui restait qu'à attendre la tombée de la nuit, en espérant que l'autre ou les autres ne le cherchaient pas. En fouillant dans son sac pour vérifier son équipement, il entendit un bruit de moteur. Un son qu'il avait entendu auparavant, noyé par le vacarme de l'hélicoptère et par les cris de sa conscience. Une motoneige. Loin. Le tireur s'était positionné dans un autre axe. Le point en amont, celui marqué dans son plan, suggéré par Parker ? Son intuition l'avait sauvé... pour l'instant. Car rien ne paraissait plus compromis que sa situation présente. Quelles étaient les intentions de l'autre tireur ? Savait-il qu'il était dans les parages ?

Vivi.

Il se désespérait de ne pas avoir un moyen de la contacter et se voyait obligé d'emprunter un chemin plus long, à travers la forêt afin d'éviter la motoneige... laquelle se trouverait loin, ou pas. Comment savoir ?

Prudent, il sortit de sa cachette. Personne aux alentours. Il remit ses skis et glissa jusqu'aux arbres, se frayant un parcours, boussole en main, pour rejoindre le chalet. Il pria pour y arriver avant la tombée de la nuit.

Finalement, au soleil couchant, il réussit à atteindre le chalet. Au garage, il se délesta sans ménagement du sac, du fusil et des skis, maudissant ne pas avoir la clé pour accourir plus rapidement vers Vivi.

Il se précipita vers les marches de l'entrée principale, chercha la clé dans sa poche et lorsqu'il se tourna, remarqua, ébahi, la motoneige stationnée.

— Vivi !

Il poussa violemment la porte, croyant la trouver ouverte, l'intrus à l'intérieur. Or, elle se trouvait fermée, comme il l'avait laissée. Dans son empressement, la clé lui glissa des mains. Alors qu'il se penchait pour la ramasser, un bruit derrière lui, semblable à un coup de feu étouffé, éclata.

— Putain !

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