Mehlsack

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Sation de Lech, Autriche, 8 février 2012

Un bon bol d’air de montagne. Une petite escapade pour raisons professionnelles. Une fois sa tâche accomplie, elle se voyait profiter de la poudreuse. L’atmosphère et la glisse l’aideraient à vider son esprit. Pas sa tête. Elle était déjà pleine, monopolisée par cet enfoiré d’envahisseur.

Une tumeur cérébrale. Le qualificatif « bénigne » avait été prononcé par le praticien d'une voix rassurante. Mais pour Charlotte, cela ne changeait rien, elle se savait condamnée. Elle vivait en sursis, sous une stabilité apparente, tant que son corps parvenait à le supporter. « Il faudrait opérer », répétait-il. Sans aucun doute la meilleure solution, mais, était-ce sans risque ? « Il y a toujours un risque ». Lequel ? La perte de ses facultés ? Comment pourrait-elle continuer à garantir un avenir qu'elle qualifiait de décent à sa famille ? Willy, voilà que l’image de son petit frère lui revenait à l'esprit. Il ne pouvait plus compter sur sa mère. Ils avaient la chance d'avoir Ludmilla auprès d'eux, mais ils ne pourraient pas toujours compter sur sa bienveillance.

Charlotte n’avait pas d’état d’âme quant à sa manière de gagner sa vie. De l’argent facile. Cela ne durerait pas éternellement, elle le savait. Néanmoins, certains avaient bien vécu de ce métier jusqu'à ce qu'ils décident de se retirer vivre paisiblement la fin de leurs jours. La retraite ? Quelle question ! Elle ne voulait pas y penser. Pas tout de suite, en tout cas. Avant d'y songer, il lui fallait un beau pactole.

Pourtant, elle savait qu'elle ne s'arrêterait jamais. C’était sa vie, aussi courte soit-elle. Sa réussite. Après avoir gravi les échelons les plus improbables pour devenir une experte en son domaine, elle ne pouvait pas s'arrêter là. On lui faisait confiance.

*

Charlotte attendait son guide à l’extérieur du magasin, à côté d’une cabane remplie d’équipements de randonnée alpine. A l’écart, elle guettait de loin une famille accoudée à la terrasse d’un restaurant. Les enfants qui chahutaient lui firent à nouveau penser à Willy. Il n’avait jamais profité des bienfaits de la montagne, elle n’avait pas pris le temps de lui offrir ce genre de voyage. « Il est trop jeune » se répétait-elle depuis... quand ? Cinq ans déjà ? Elle ne le savait plus. Willy était un éternel bambin à ses yeux.

Elle chassa l’enfant de ses pensées et se mit à examiner la motoneige à côté d’elle. Une affichette « Louez-moi » invitait à l’aventure... ou au pragmatisme. Pas pour l’instant et, pour y parvenir, elle avait besoin d’un guide.

En voilà un qui avait l'air tout content d’accepter ce rôle, pensa-t-elle lorsqu’un jeune homme (qu’elle aurait pu trouver mignon s’il n’avait pas l’air trop sûr de lui) sortit du magasin, armé de deux paires de ski.

— Bonjour, mademoiselle, lâcha-t-il en lui faisant un clin d'oeil, un sourire ravageur montrait ses dents étincelantes. Je m'appelle Tom, je serai votre guide !

« Petit con »

Elle ne le connaissait pas, mais elle savait qu'il finirait par l'agacer. Trop peu pour elle ce genre de techniques de séduction des mâles, tellement évidentes et risibles. Il ne tarderait pas à sortir le grand jeu, elle le savait. Comme un animal en rut.

Pourtant, ce Tom se comportait en parfait gentleman, plutôt poli, un peu fleur bleue, songea-t-elle. Il parlait de son expertise, de son savoir-faire, de son expérience. Quelle chance pour elle d’être tombée sur lui ! affirmait-il. Charlotte ne le pensait pas. Elle voulait faire ça vite.

Le jeune homme posa les skis au sol et, évoquant bêtement la scène où Cendrillon essaye la pantoufle en verre, l’invita à les chausser. Dans un soupir d’agacement, elle lorgna la motoneige une dernière fois avant de s’y plier.

Ils se mirent en route. Le guide avait jugé opportun de meubler le silence en étalant sa science sur les vertus de la peau de phoque pour faciliter ce type de randonnée, précisant qu’il s’agissait bien d’une peau synthétique et qu’aucune pauvre petite bête n’avait souffert pour qu’elle puisse jouir des bienfaits de la montagne. Charlotte demeurait mutique, le parcours lui paraissait un peu trop long, surtout si elle devait le supporter. Elle avait besoin de se concentrer. Alors, elle le lui fit comprendre en l'ignorant. Message reçu cinq sur cinq. Il finit par se taire.

En silence, ils s’éloignèrent de la station de ski et de toute trace apparente de civilisation, en suivant un chemin en pente, tantôt en montant, tantôt en descendant. Elle sentit la fatigue l’atteindre plus vite qu’à l’ordinaire et en fut étonnée. « C’est dans ta tête », se répondait-elle, réalisant l’ironie de cette phrase.

Après avoir traversé la forêt de pinèdes, un vent froid vint frapper son visage, annonçant qu’ils approchaient de leur but.

— Vous verrez, le pic de Mehlsack est magnifique !

Tom n’avait pas eu tort de rompre le silence. Au loin, elle percevait déjà un bout du sommet, une singulière pointe arrondie. Ils laissèrent la forêt derrière eux dans une petite plaine entourée par l’immensité de la montagne.

— Que vous amène-t-il par ici ? Mon collègue m’a dit que vous étiez journaliste.

« Des vraies pipelettes ». Elle se souvenait encore du fameux collègue, aussi bavard, bien que moins rentre dedans.

— Il parle de quoi votre article ? poursuivit-il.

— Des destinations de vacances pour les ermites, répondit-elle sèchement.

— Pour une journaliste, vous n’êtes pas très bavarde...

Elle ignora sa dernière remarque et décida d’avancer, toujours vers la falaise. Elle voyait dans le lointain des rochers, confirmant qu'ils s'approchaient à destination. Le guide avait bien fait son travail, même si elle aurait mieux fait de payer une option pour qu’il se taise.

— Vous voyagez seule ? enchaîna-t-il, dans l'espoir d'en tirer un sujet de conversation.

— Non, nous sommes huit dans ma tête, rétorqua-t-elle aussi sec. Quatre hommes et quatre femmes.

— J’essayais juste de...

— Paraître agréable ? J’ai bien dit « paraître ».

Charlotte n’était pas d’humeur et n'eut pas de remords à le démontrer. Ce n'était pas tant le guide qui l'énervait, mais le chemin qui devenait de plus en plus pentu. Elle refusait de se sentir fatiguée.

— Nul besoin d’être désagréable, je n’essaye pas de vous draguer, mademoiselle. La marche est plus sympa lorsque...

Finalement, la voix de son accompagnateur l'agaçait aussi.

— Je n’ai pas envie de discuter, grommela-t-elle.

— Parfait ! bougonna Tom, en s’arrêtant. Si jolie et si...

« Si jolie et si quoi ? » Il avait réussi à capter son attention. Charlotte stoppa et se retourna, lui lançant un regard noir qui pouvait bien se passer des mots. Pas la peine de gaspiller de la salive. D’ailleurs, sa bouche était sèche. Elle profita de cette petite pause pour sortir sa gourde et s’hydrater. Elle contempla les rochers qu'elle avait cru voir, il s'avérait une forme plutôt arrondie, comme un petit refuge en pierre sèche. Pendant ce temps-là, Tom déblatérait, comme si on l’avait invité à parler.

— Ah ! Vous êtes ce genre de filles qui n’aiment pas qu’on les aborde. Normal ! Je vous comprends, vous savez ? Parce que, mine de rien, quand je dois m'occuper d'un groupe de femmes, elles n’arrêtent pas de me faire des avances ! Et ça me dérange, moi aussi, vous savez ? C’est vrai que je suis plutôt beau gosse et...

— Ça ne m’intéresse pas, coupa-t-elle. J’aimerais écouter les sons de la nature.

Aussitôt, elle prononça cela, un vrombissement rompit le calme. Dans le ciel, un hélicoptère venant de la vallée d’en face approchait du pic de Mehlsack. Elle ne remarqua pas la réplique du guide, se moquant certainement d’elle et de ces fameux sons de la nature auxquels elle s'attendait. Elle dirigea toute son attention vers sa montre. Le lendemain, à la même heure, elle avait un rendez-vous à ne pas louper.

Elle referma sa gourde et décela un son particulier. Il aurait pu passer inaperçu, masqué par le vacarme des hélices, mais elle avait cette faculté, cette ouïe fine, sélective. L’un des talents qu’elle ne voulait pas perdre à cause de cette fichue tumeur.

— On appelle ça de l’héliski. Les skieurs fortunés aiment faire du hors-piste, lâchés par hélicoptère sur un sommet, intervint Tom d’un ton docte. Si ça vous intéresse, je pourrais...

Le bruit suspect éclata à nouveau et encore. Trois fois au total, à quelques secondes d’intervalle. Entre temps, l’hélicoptère se posa sur le sommet de Mehlsack et répartit par le même côté.

— Chut ! Vous avez entendu ?

— Quoi ? L’hélicoptère ?

— Non, rien. Laissez tomber.

Pour une fois, elle aurait aimé ne pas être la seule à avoir capté ce son. Et si c’était plutôt un de ces bourdonnements qui l’assaillaient de plus en plus, depuis que cette saloperie avait décidé de s’installer dans sa cervelle ?

Elle rangea sa gourde, fixant la cabane en pierre. Soudain, elle avait cru voir une forme bouger. Une bête ? Un loup ? Le guide ferait un bon plat de résistance, pensa-t-elle, un brin amusée et sans peur.

— On a une superbe vue d’ici, enchaîna-t-il sans avoir rien remarqué. On peut se rapprocher jusqu’au cabanon en pierre sèche au fond. C’était un abri de bergers. Il y en a partout autour de la falaise. De nos jours les randonneurs les utilisent pour... Ah ! Ben tiens !

Tom s’interrompit, surprit par la vue d’une silhouette sombre se relevant du sol. Croyant à un randonneur en détresse, il se précipita vers lui, talonné par Charlotte.

« Non, définitivement ce n’était pas un loup. »

Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, la jeune femme observa les alentours et distingua au sol des traces de ski se prolongeant en haut de la falaise, jusqu’à une autre cabane en amont. Elle se demanda si l’individu s’était perdu. Tom formula la même question, puis d’autres. Tous deux étaient intrigués par cet homme qui paraissait moins surpris qu’eux. Ou du moins, le démontrait moins.

L’inconnu semblait impatient, le ton de sa voix était plus explicite que la froideur de son attitude. Non, il ne s’était pas perdu. Non, il n’était pas tombé non plus. Pourtant, il se secouait de la neige restée sur son blouson et son pantalon. Charlotte l’examinait des yeux. Elle en déduit qu'il avait rampé ou s’était allongé sur la neige. Pourquoi faire ? Au sol, à côté d’un sac à dos, elle fut interpellée par un objet vaguement dissimulé. Le canon d’un fusil. Elle releva son regard vers l’inconnu, dont les lunettes noires l’empêchaient de le reconnaître. Toutefois, elle trouvait son visage familier, cette manière de faire la moue, tordant ses lèvres d’un seul côté, la gauche. Elle l'avait déjà vu, elle se souvenait d'avoir déjà ressenti cette attitude désarmante, hautaine, indifférente.

Tom continuait à poser des questions sans avoir remarqué l’arme au sol. Les réponses de l’inconnu restaient évasives, il avait l’air pressé de partir. Il avait surtout ressenti l’attention de la jeune femme, fixant son sac à dos.

— C’est un fusil, ça ? s’aventura-t-elle tout en pointant l’artefact.

— C’est une carabine, répondit-il d’une voix plate, s’adressant à Charlotte, puis il se tourna vers Tom pour continuer. Je vais reprendre le biathlon, je m’entraîne en conditions réelles...

Le guide acquiesça. Ça lui était déjà arrivé de croiser des biathlonistes faisant de même. La marche et le rythme ne sont pas les mêmes avec le poids de la carabine.

— J’ai entendu des tirs, ajouta Charlotte avec un sourire triomphant.

L’inconnu l’examina quelques instants. La moue avait disparue de sa bouche et on ne lisait plus que de la nonchalance sur son visage. Il ôta ses lunettes et planta son regard ozone sur celui de la jeune femme. Il avait un air plutôt intimidant. Elle fit le rapprochement. Elle ne se trompait pas, elle l’avait déjà vu. La dernière fois, c’était à l’hôpital.

— Vous avez entendu des coups de feu, mademoiselle ? demanda-t-il d’une voix suave.

— Ah, les femmes ! Un coup de feu ! Non, mais vraiment ! Comme si elles savaient les reconnaître ! s’exclama Tom, moqueur, face à un interlocuteur qui manifestement ne partageait pas ce genre d’humour.

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