Corvée (**)

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Vienne, Autriche, 6 février 2012

L'officier faisait tournoyer un stylo-bille entre son pouce et son index tandis qu'il relisait le rapport sur son écran. Alternativement, il levait un sourcil, puis l'autre, geste accompagné d'un rictus moqueur, difficile à dissimuler. Droit sur sa chaise, Karl tambourinait la table de ses doigts, exaspéré.

D’emblée, il avait la certitude que sa plainte n’aboutirait pas par manque d'éléments. Au mieux, elle servirait d'antécédent, au cas où ce Parker referait surface. Au pire, il passerait pour un fou. Il le devinait au visage du policier face à lui. Il arborait la même tête que lui, lors de ses entretiens avec des patients hypocondriaques qui exigeaient toute une batterie d’examens au moindre mal de crâne, convaincus qu’il s’agissait d’une tumeur.

Immanquablement, le souvenir d'Éva ressurgit. Elle aurait dû se méfier de ses céphalées et insister pour obtenir un diagnostic complet. Chez une patiente, il s'en serait inquiété. Or, elle n’en était pas une... au départ. Quoi qu'il en soit, son ex-femme avait contribué à ce qu'il relativise la gravité des migraines féminines.

Voilà que Kirsten revenait dans ses pensées. Il la chassa de son esprit en même temps qu’il secoua sa tête. Le policier récita la déposition, en accentuant les points ridicules. Lui, menacé par un type insignifiant ?

— En avez-vous parlé au responsable du club ? Commencez par là. Il connaît ses adhérents. Bref, c’est un peu creux pour l’instant. S’il recommence, revenez, conclut l’officier.

« Pour quoi faire ? » s'interrogeait Karl, sans lui en vouloir. À la place, il bredouilla un « Bien sûr » entre ses dents.

En sortant du commissariat, il plia la copie de sa déposition en quatre, la déchira et la balança dans la première poubelle venue. Il fit une halte pour dégainer son portable et consulter ses messages. Pas d’urgence.

— Monsieur Essig, je croyais avoir été clair concernant les règles, lança une voix agaçante derrière lui.

Il se retourna et découvrit le petit homme chauve, gros verres devant ses yeux de taupe et qui lui inspirait autant de méfiance que du dégoût.

Pourtant, le commissariat n’était pas loin. À peine Karl avait tourné la tête dans sa direction que Parker s’approcha et lui siffla :

— Allez-y, mon casier judiciaire est aussi vierge que le vôtre. Qu’allez-vous leur dire ?

Karl fixa son interlocuteur d'un air sérieux, dissimulant son désarroi.

— Que me voulez-vous ? lui demanda-t-il avec un semblant de politesse.

— Le petit papier que vous venez de jeter.

Karl cligna des yeux, indigné.

— Pourquoi le ferais-je ? Hors de question que je mette ma main dans une poubelle !

— Certes. Bon, je pourrais le faire. Vous n’avez rien à cacher, n’est-ce pas ?

L’individu s’approcha de la poubelle, un sourire débile sur son visage. Il y jeta un coup d’œil et leva sa main gantée, prêt à fouiller dans les détritus. Karl vint le voir.

— Mais que voulez-vous à la fin ? demanda-t-il d'un ton aigre.

— Que vous me preniez au sérieux. Pour votre bien. Enfin, pour celui de votre fille. Seule. Sans défense. Le ski est un sport dangereux, vous ne trouvez pas ?

Karl le foudroya du regard, retenant une irrésistible envie de le frapper. Mais dès qu'il vit les portes du commissariat, il se ressaisit promptement. Qu’aurait-il à gagner à part des ennuis supplémentaires ? La présence de ce type à cet instant précis ne lui semblait pas anodine. Parker l’invita à marcher à ses côtés. Karl obéit, retenant ses poings, bien dissimulés dans ses poches, prêts à lui faire regretter ses menaces.

— Je veux que vous exécutiez une tâche pour moi, chuchota Parker.

— Quel genre de tâche ?

Sa propre question lui paraissait stupide, puisqu’il avait compris quelle serait la réponse, aussi surréaliste et invraisemblable qu’elle lui parût.

— Un petit service. Certes, je pourrais le demander à un professionnel, mais je parie sur vous.

Karl encaissa. Seule sa respiration, forte comme celle d'un taureau enragé, le trahissait. Il fixa le bonhomme dans les yeux tandis qu’il cherchait ses mots, perdus parmi une foule d'interrogations.

— Pourquoi...

— Vous ?

Après un long silence pendant lequel Karl hésita à lui faire regretter la menace sous-entendue sur sa fille, il répondit sèchement :

— J'ai du mal à comprendre pourquoi vous vous adressez à moi.

Parker sourit malicieusement.

— Quitte à prendre un baltringue, autant qu'il soit à bas prix et avec des motivations garantissant sa fiabilité. Rassurez-vous, il y aura une gratification en cas de réussite, nous ne sommes pas des brigands ! s’esclaffa-t-il.

Il sortit une enveloppe de sa poche et la brandit comme s’il venait de décrocher le pompon du manège.

— Vous avez une semaine, ajouta-t-il, à nouveau sérieux. Avancez vos vacances, ça vous laissera du temps pour vous préparer.

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