Club de tir (**)

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« Je vous ai observé. »

Les mots de l'inconnu à lunettes épaisses résonnèrent dans la tête de Karl. Étonnamment, cet individu qu'il trouvait insignifiant, à l'allure ridicule, lui inspira de la méfiance, peut-être même de la crainte.

Parker proposa de poursuivre la discussion dans un lieu plus approprié. Karl se sentit obligé d'accepter, sans trahir son impatience. Il voulait obtenir des réponses : que cherchait-il et comment s'était-il emparé de la photo ? Les femmes de sa vie. Le bonheur disparu. Depuis quelques jours, il lui arrivait de s'y attarder, par nostalgie. Impossible. Il n'aurait jamais pu l'égarer, ce type avait fouillé son casier.

Le tireur récupéra sa veste et son manteau au vestiaire, puis rangea la photo dans son portefeuilles. Il réfléchissait, étudiait la situation. Qui était-il vraiment ? Etait-ce un danger ? Avait-il menacé sa famille ? Que signifiaient ces mots ? « Etre déstabilisé par cette cible ». Il ne comprenait pas... ou ne voulait pas comprendre, imaginant les pires scénarios.

— Je vous écoute, fit Karl, inclinant la tête vers son interlocuteur, le fixant d'un regard noir.

— Maintenant que j’ai toute votre attention, Monsieur Essig, j’aimerais qu’on discute...

Parker marqua une pause théâtrale, exaspérant d'autant plus Karl, qui haussa les sourcils pour le recadrer :

— Ce n’est pas ce qu’on fait ?

— Bien sûr. Bien sûr, cela vous intrigue. N’est-ce pas ?

Le parasite ponctua sa phrase d'une voix mielleuse. Karl se redressa, se demandant pourquoi il restait encore là. La photo et ce « Je vous ai observé » s'agitaient dans son esprit. « Un fou », espérait-il, avec ceux-là, faut jouer leur jeu.

— Allez directement à l'essentiel, exigea Karl, la voix posée.

— Je recherche quelqu’un avec vos qualités pour un petit travail.

— Pourquoi moi ? Quelles qualités ? s'étonna-t-il.

— Ah ! Vous les connaissez, vos qualités. Ne soyez pas modeste. Quant au pourquoi... Am Stram Gram, fallait bien choisir quelqu’un. Vous savez, je m’étonne que votre première question n’ait pas été « Quel genre de travail ? ».

L'individu lui paraissait de plus en plus étrange. Karl déglutit, par réflexe. lI aurait pu le trouver drôle, mais il ne l'était pas. Ces énigmes finissaient par l'énerver, mais il continua à jouer le jeu alors qu'ils sortaient du bâtiment :

— Quel genre de travail ?

— Vous le saurez le temps venu, ponctua Parker, en esquissant un sourire pervers, tandis qu'il replaçait ses lunettes. Je vois donc que vous êtes d’accord. C’est parfait ! Si vous saviez comme certains sont difficiles à persuader.

Karl s'arrêta et le fixa, les sourcils froncés.

— Vous vous trompez, je n’ai rien accepté.

— J'étais ironique. Vous n’avez pas à accepter, cher monsieur, conclut-il.

Lorsqu'il acheva sa phrase, ses lèvres se retroussèrent dans un curieux rictus qui évoquait une hyène, plutôt qu'une ridicule taupe. Avant de franchir la dernière porte menant à l'extérieur, Karl sentit un léger frisson lui parcourir l'épine dorsale.

Ils quittèrent le club. Dans la rue déserte, Karl poursuivit son chemin en direction du parking public, sans s'occuper de son chaperon, qui marchait à ses côtés. Une pluie fine commença à tomber lorsque Parker leva la main et fit signe de s'arrêter. À l'abri, sous le portail d’un vieil immeuble, l'individu tira un paquet de cigarettes de sa poche, en proposa une à son interlocuteur.

La patience de Karl était à bout. Sans ménagement, il arracha le paquet qu'il maintint dans son poing ferme, hésitant à le balancer par terre. Il respira un grand coup et le rangea dans la poche de son manteau. Parker ne sembla pas intimidé par ce geste abrupt, au contraire, il sourit du coin de la bouche.

— Je ne supporte pas la fumée de cigarette, ajouta-t-il sèchement. Cessez vos énigmes et expliquez-vous !

— Je vois, répondit-il calmement. C’est vous le médecin, après tout. Si vous connaissiez les bénéfices de la cigarette, vous fumeriez. J’en ai la certitude ! Pourquoi vous ?

Comme un illusionniste, Parker lui montra une cigarette, esquissant un sourire narquois. Il s'empressa de l'allumer tandis que Karl recula légèrement.

— Avez-vous des choses à vous reprocher, Monsieur Essig ?

Karl aurait voulu dissimuler son étonnement, mais ses sourcils rehaussés trahirent sa surprise. Cela ne l'empêcha pas de le foudroyer du regard la seconde d'après. Ce type à l'allure insipide le fatiguait autant qu'il l'inquiétait, mais il se garda d'afficher sa préoccupation. Il ne montra plus aucune émotion et demeura de marbre, portant ce masque glacial que son ex-femme lui reprochait.

Parker reprit, sur un ton pompeux :

— Karl Essig, l'éminent chercheur et neurochirurgien, n’a-t-il jamais perdu un patient ?

— Non ! s'empressa-t-il de répondre.

— En êtes-vous sûr ? insista Parker, caustique.

Karl fit une rapide recherche dans ses souvenirs. De mémoire, il n'avait jamais perdu un patient au bloc. Quant aux suites postopératoires, il se sentait moins concerné. Il se convainquit que ce type voulait le perturber inutilement.

— La médecine ne fait pas de miracles, assura-t-il, agacé.

Il n'avait plus envie de gaspiller son temps avec cet individu qui n'en valait pas la peine.

La pluie s'épaissit, des flocons se mirent à tomber. Instinctivement, Karl pensa au bulletin météo du matin et aurait voulu rentrer avant qu'il neige. Ignorant les questionnements climatologiques de son interlocuteur, Parker retira son appareil auditif et le lui montra. Bouche ouverte, il mimait la fausse admiration digne d'un vendeur vantant un produit de piètre qualité. Karl saisit le lien avec sa dernière phrase.

— Oh que si ! répondit ce dernier en le replaçant. La médecine fait des miracles. Mais Eva Balbrecht ne serait pas de cet avis.

— Qui ?

Karl fut surpris. Ce nom lui semblait vaguement familier, hors sujet.

— Une de vos patientes. L’avez-vous déjà oubliée ?

— Je ne peux pas me rappeler le nom de tous mes patients, se justifia-t-il, sentant son sang bouillir.

— Pourtant, vous avez eu une liaison avec elle. Votre femme l’a su ? Est-ce pour cela que...

— Stop ! Fermez-la ! fulmina-t-il, en pointant un index menaçant sur Parker.

— Donc, cette pauvre Eva, un échec, n’est-ce pas ? En tant que patiente, je veux dire. L’avez-vous tuée pour garder le secret ?

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