* Woman in love *

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Vienne, Autriche, mars 2011

Rares étaient les moments d’oisiveté de Karl, mais lorsqu’il en avait, il les appréciait. Profiter d’un après-midi ensoleillé pour prendre l’air au balcon, affalé sur une chaise longue et bouquiner. Vider son esprit après une semaine tendue, tandis que sa femme s’occupait de ses propres loisirs. La peinture dans le meilleur des cas, ou sinon, travailler, par passion, se documenter sur de nouvelles tendances, découvrir des talents, réfléchir à des idées d'expositions. Lui, il préférait la voir devant ses toiles plutôt que les yeux rivés sur un écran. Sa concentration, ses coups de pinceau et ses mélanges de couleurs la rendaient terriblement séduisante.

Ce jour-là, elle se consacrait à un énième tableau inspiré par l’œuvre d’un jeune peintre russe qu’elle avait découvert récemment, représentant la mélancolie des citadins, marchant sous la pluie. Elle avait des goûts assez hétéroclites en matière de musique, qu’elle aimait écouter fort, parfois en boucle, pour l’aider à se concentrer.

La voix de Barbra Streisand chantant « Woman in love » rythmait ses mouvements pendant qu’elle préparait ses couleurs, pensive. Elle se posait des questions sur son couple, elle sentait avoir délaissé son époux, trop absorbée par son travail, par ses voyages, ses rencontres. Elle ne lui avait jamais été infidèle ni menti, mais elle éprouvait de plus en plus le besoin de lui parler de ce photographe qu’elle admirait tant.

Une relation purement épistolaire s’était développée avec lui depuis quelques mois. Une amitié, tout simplement. D’ailleurs, en vue de sa venue à Vienne pour une exposition, elle aurait voulu en discuter avec Karl. Le moment était-il opportun ?

Éternelle insatisfaite, elle avait toujours senti un manque dans sa vie. Elle n’avait pas réussi à mettre des mots ni à l’exprimer. Son photographe l'avait comblée par ses histoires. L’imaginant intrépide, elle s’évadait dans ses récits et trouvait refuge dans son amitié qu’elle savait sincère. D’ailleurs, elle ne s’était jamais sentie aussi proche de quelqu’un, comme si l’écran, au lieu de barrière, les avait aidés à se dévoiler.

Elle ne remercierait jamais assez la baronne et ses idées avant-gardistes sur l’expression de la violence dans l’art. Elle l’avait orientée vers un photographe mexicain. Ce dernier ne voulait rien entendre, mais lui avait parlé de son confrère américain, un certain Scott, un ancien reporter de guerre. Elle avait imaginé un aventurier, dur à cuire, mais qui s'était revélé un homme sensible, fragilisé par un drame qui l’avait touché. Cet homme pensait ne pas mériter son attention sur son travail, mais le sujet de l’exposition trouvait écho sur une de ses photographies. Celle dont il avait honte. Finalement, elle avait réussi à le convaincre et à le faire changer d’avis sur ce fameux cliché, qui en était devenu l’affiche.

Il était temps d’en discuter avec Karl ! Elle avait posé ses pinceaux et sa palette pour venir le surprendre. Après tout, cette exposition représentait une réussite à ses yeux, puisque Scott n’avait pas été facile à convaincre. Pour être honnête, elle-même ne l’était pas au départ et se demandait ce que son mari penserait de ce thème particulier.

Lorsqu’elle s’était retournée vers lui, il ne la regardait plus. Elle avait enlevé sa blouse blanche et vint l’embrasser sur le front. La voix de Barbra Streisand retentissait pendant qu’elle s’agenouillait près de lui, rêveuse, attendant le moment idéal pour percer la bulle dans laquelle il s’était isolé.

— Tu dois être la dernière personne sur Terre à écouter cette chanson ! avait-il glissé sans lever les yeux de son livre.

Il aimait la charrier sur ses goûts musicaux d’une autre époque. Elle avait souri et continuait à le fixer. Un excès d’attention qu’il trouvait gênant dans sa lecture. Il sentait son regard percer la couverture et son illustration hypnotique : une sorte de soleil remplaçant la tête d’un homme.

Elle s’était mise à fredonner le refrain de la chanson, l’obligeant à abandonner définitivement sa lecture. Dès qu’il eut posé son livre au sol, elle s’était lancée dans un monologue sur ses envies, son travail, ses envies à nouveau. Karl ne l’avait pas écoutée. Maintenant que la littérature ne lui permettait plus de s’évader, d’autres sujets étaient venus le hanter. Un colloque, dans quelques jours. Ses travaux avaient attiré de l’intérêt et il s’interrogeait sur son devenir. Voulait-il poursuivre cette voie, la recherche ?

— À quoi tu penses ? lui demanda-t-elle, s’apercevant qu’elle parlait dans le vide.

— Au colloque, Aleksander et moi on va présenter nos travaux, tu te souviens ?

— J’aurais aimé t’accompagner.

— Pour quoi faire ?

Karl s’était étonné de son intérêt soudain, mais le ton abrupt de sa question avait intimidé sa femme. Elle réalisait qu’elle ne s’était jamais préoccupée de ses occupations : son travail, les problématiques de sa spécialité, ses activités. Pour un instant, une petite voix, bien enfouie en elle-même, s’était interrogée : « Qu’est-ce qu’on fait ensemble ? ». Pourtant, elle savait qu’elle l’aimait, elle se l’était répété plusieurs fois, pour mieux s'en convaincre. Mais elle réalisait et craignait que ses constants voyages avaient peut-être fini par les éloigner. Rien que le lendemain, elle avait un nouveau déplacement. Elle s’était promis de rentrer plus tôt pour l’accompagner à ce fameux colloque, s’intéresser à lui, comme avant. Cela faisait longtemps qu’elle ne le surprenait plus.

Elle l’embrassa à nouveau, sur la bouche, cette fois-ci, et le laissa seul avec son livre.

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