* L'alliance *

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Vienne, Autriche, mars 2011

Elle l'avait choisi. Ce modèle l'avait conquise, non seulement par sa forme : trois anneaux entrelacés, chacun d'une nuance d'or différente, mais aussi par sa signification. Il s'agissait des anneaux borroméens, représentation de la force et de l'unité. Tant qu'ils la porteraient, leur amour serait éternel, avait-elle cru. Lui, il avait espéré qu'il soit assez solide pour résister tout simplement aux aléas de la vie.

Dans leurs moments d'intimité, elle aimait regarder sa main, contempler cette alliance, symbole de leur union, de leur amour. Elle lui disait admirer la force et la sécurité qu'elle procurait. « Elle est à toi » lui répondait-il, l'invitant à guider ses caresses.

Si jamais elle découvrait qu'il l'avait égarée, elle réagirait mal, il en était certain. Elle voyait des messages cachés là où il n'y avait rien. La perte de son alliance provoquerait indubitablement un désastre. D'un point de vue rationnel, l'apocalypse ne serait pas déclenchée par des signes obscurs, mais plutôt par un enchaînement de circonstances.

L'absence de son alliance n'était pas un problème en soi. Comme elle était en voyage, il disposait de deux jours pour la retrouver.

Il l'avait perdue suite à un banal accident qui, selon la loi de la probabilité, devait bien arriver un jour où l'autre. Il avait oublié de l'ôter avant de se rendre au bloc opératoire. Il s'en était aperçu lors du lavage des mains. À cet instant, il l'avait retirée et rangée dans une poche, sans la récupérer à la fin de l'intervention. Son alliance était partie dans les méandres du service de laverie de l'hôpital.

C'était la première fois que pareil accident lui arrivait. Signe du destin, ou simple distraction ? Il tranchait pour la seconde option, puisqu'il avait un engagement le soir même... pourtant cela ne l'emballait pas d'y aller.

Les mondanités n'étaient pas sa tasse de thé. Or, il devait soutenir les travaux de recherche réalisés avec un confrère en quête de sponsoring.

Après le symposium, Karl préféra rester discret, se limitant à échanger quelques poignées de mains, en excluant celles des interlocuteurs qui s'entretenaient à l'instant avec son collègue. Alors, il opta pour l'attendre au loin, près du buffet, où inévitablement Aleksander, son confrère, reviendrait.

Verre de jus d'orange à la main, il examinait les amuse-gueules. Finalement, il jeta son dévolu sur un mini-sandwich au saumon, le même que ciblait une brunette. Tous les deux lâchèrent le canapé et se dévisagèrent brièvement. Elle afficha un sourire cordial.

— J'ai trouvé très intéressants vos travaux, monsieur Essig ! s'exclama-t-elle.

Karl la regarda, attentif. Il remarqua surtout que les yeux marron de la jeune femme fixaient momentanément sa main gauche, celle qui portait son verre. Il savait qu'elle avait vu cette fichue trace laissée par son alliance due à l'été, pas si lointain, aux activités en plein air. La raison pour laquelle il évitait de s'afficher. Surtout auprès de ce couple avec lequel Aleksander discutait en ce moment.

— Je n'ai fait que lancer les diapos de sa présentation... et apposer mon nom à celui de mon collaborateur.

Il ponctua sa phrase d'un sourire en coin. Elle riva son attention vers son verre, lorgnant son annulaire nu. « Elles regardent toujours ça », songea-t-il. Dans le passé, il avait fauté et s'en était voulu.

L'alliance pouvait représenter une invitation, un défi, à l'instar de son absence. Il s'était promis de ne plus jamais infliger cela à Kirsten.

— Si nos travaux vous intéressent, mon confrère pourra vous en parler plus amplement, ajouta-t-il poliment. Vous représentez une compagnie pharmaceutique ?

— Oh, non ! Pas du tout ! Au contraire, je suis journaliste. Je m'appelle Eva Balbrechten.

D'un sourire ouvert, encadré par des lèvres pulpeuses, elle lui tendit une main avenante. Après quelques échanges de politesse, ils furent rejoints par Aleksander Dudak, un grand brun au teint hâlé, qui lança un sourire de connivence à son confrère. Celui-ci s'empara d'un canapé avant de lâcher :

— Tu aurais dû venir, elle m'a demandé où tu étais passé ! ajouta-t-il.

À l'instant, la jeune femme détourna son attention, regarda par dessus son épaule et, l'air grave, s'excusa d'avoir à les abandonner.

— Désolé, Karl, je t'ai fait rater ton coup ! dit Aleksander d'un ton moqueur.

— Ne sois pas idiot, répondit sèchement l'intéressé.

— Remarque, tu as raison de profiter pendant que ta femme n'est pas là, ajouta-t-il, taquin.

Habitué à ses provocations, il esquissa un sourire crispé, même s'il ne jugeait pas sa blague de bon ton. Il savait qu'il lui ferait payer de l'avoir laissé seul devant son futur mécène. Or, Karl lui avait précisé qu'il n'était plus intéressé par la poursuite de leurs travaux. Bien que la véritable raison d'être resté à l'écart était l'épouse du baron. Elle connaissait sa femme. Persuadé qu'elle s'apercevrait de l'absence de l'alliance, il supposait que tôt ou tard cela déclencherait des commérages qui n'avaient pas lieu d'être.

— Tu fais une fixation, cela devient comique !

La remarque d'Aleksander ne lui parut pas drôle. Même s'il n'avait pas tort.

Défi ou tentation. Il s'était promis de ne plus recommencer malgré le doute, l'ennui ou la routine. À bien refléchir, il avait remarqué dans son regard qu'elle ne s'intéressait pas à leurs travaux. Il la revoyait fixer sa main, la trace de son alliance, en s'interrogeant : « Et si... ? »

Mais il repensait à sa femme, aux morceaux à recoller. Elle était loin, mais lui faisait confiance. De toute façon, la tentatrice était partie et il ne comptait pas la revoir.

Il ne comptait plus la revoir.

Surtout pas dans ces conditions.

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