Club de tir (*)

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Vienne, Autriche, 1 février 2012

Dans un fracas assourdissant, les projectiles perçaient les cibles sans répit. Il se faisait tard et au fur et à mesure que l'heure de fermeture approchait, les détonations s'estompaient peu à peu, ne laissant qu'un seul homme sur le pas de tir.

Karl, neurochirurgien, ancien athlète, terminait son entraînement à cinquante mètres, puis comptait conclure sa session par celle à dix mètres. Juste pour vérifier s'il maintenait ses performances. Son expérience de haut niveau lui avait permis de nouer un lien fort avec le gérant. Quelques discussions et flatteries plus tard, le médecin avait gagné le privilège d'accéder aux installations comme bon lui semblait, avec l'avantage de pouvoir s'exercer seul.

— On dirait un tueur à gages ! plaisanta un jour le responsable du centre, ébahi par sa dextérité.

Il ne répondit rien, trouvant la comparaison idiote. Si tel était le cas, le club regrouperait une sacrée bande d’assassins. Karl considérait sa discipline comme un sport, tout simplement. Ou un art.

On ne devrait pas laisser une arme à portée de n’importe qui, pensait-il lorsqu’il observait d'autres membres. La peur, l’anxiété ou le sentiment d'invincibilité les envahissaient et ils ne comprenaient rien à la beauté du geste. Empoigner le pistolet, l'armer, le porter à hauteur des yeux et viser. Double perspective. Cible floue, guidon net. Inratable.

Un art et un loisir relaxants. Un lieu où il usait des mêmes qualités que dans son métier : concentration, agilité, adresse et rapidité. L'avantage ? Ici, Karl pouvait souffler. Rater une cible était une option, bien qu'il n'eût jamais échoué depuis un bon bout de temps. Si cela devait lui arriver, ici au moins, il n’y avait pas mort d’homme.

Une fois son chargeur vidé, il inspecta son Glock 19 semi-automatique. Le rameneur approchait ses résultats. Record maintenu. Trop facile. Encore une session d’entraînement réussie.

Afin de préparer un dernier essai, il approvisionna le chargeur, l'inséra dans la crosse et arma la culasse.

Durant cet instant de silence accru par la protection auditive, juste lui et le souffle sourd de sa respiration, parfois un battement de cœur qui pulsait comme un écho lointain, il sentit une présence derrière lui. Il posa le pistolet à plat, se tourna et découvrit un individu de petite taille, aux verres en cul-de-bouteille, regard extasié.

— Monsieur Karl Essig ? siffla le nouveau venu.

Karl le détailla froidement, sans répondre, peu habitué à ce qu’on le dérange.

— Vous êtes un excellent tireur ! poursuivit l'importun.

L’ancien sportif haussa le sourcil, comme pour l'inviter à développer son propos, et lui tourna le dos pour reprendre son exercice.

— Monsieur Gauss, le gérant, m’a parlé de vous. De votre passé commun, votre passé commun de champions de biathlon.

Karl sourit à l’évocation de sa jeunesse. Sélectionné, mais obligé de choisir entre sa passion et ses études de médecine. De toute façon, il ne s’entendait ni avec son entraîneur ni avec son équipe.

Assez de souvenirs, il leva son pistolet vers la cible, visa. Une seconde avant d'effectuer le lâcher, il demanda à l'individu derrière lui :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

L’autre demeura silencieux, mais sa présence exaspérait Karl. Il rata intentionnellement la cible pour mettre un point final à sa séance et se débarrasser de ce type.

— Je n’ai pas l’habitude de répéter mes questions, prévint-il, en le regardant droit dans les yeux.

En attendant sa réponse, le sportif procéda au retrait du chargeur et enleva une à une les cartouches non utilisées. L'intrus réagit par un sourire, sortit les mains de ses poches et expliqua :

— Ah, désolé, vous m’aviez demandé quelque chose ? Je n’ai pas entendu.

Puis, il lui montra un appareil auditif qu’il inséra dans son oreille.

— Je n'entends pas très bien. Avec le bruit ici, j’ai préféré l’enlever. J'attendais que vous ayez terminé pour discuter calmement.

Le tireur souffla et reformula poliment :

— En quoi puis-je vous aider ?

— Ah ! Voilà qui est mieux ! C’est drôle, dès qu’on montre un handicap, les gens sont plus indulgents. J’ai lu vos travaux sur la régénération cérébrale. Dans le futur, je pourrais peut-être en bénéficier, vous croyez qu'un implant guérirait ma surdité ?

Le Glock rangé dans son étui, Karl scruta son interlocuteur, à la fois agacé et troublé par sa présence.

— Que voulez-vous ? Troisième et dernière fois.

— Ne vous énervez pas, je comprends. Je vous perturbe. Puisque vous venez de tirer à côté de la cible. Je me demandais si...

— Je n’ai pas raté. Je n’avais pas envie de réussir.

— Cela vous arrive-t-il avec la chirurgie aussi ? Vous en avez ratés ?

Karl trouvait épuisantes les questions de cet encombrant individu.

— Le risque zéro n’existe pas. Veuillez m’excuser.

— Dites, je me demandais si quelqu’un comme vous se déstabiliserait facilement, par exemple devant ce genre de cible ?

Le parasite sortit une photo de sa veste et la posa négligemment sur l’étui du Glock. Karl l'aperçut furtivement puis le fixa, de ses yeux bleu ozone remplis de haine. Brusquement, il le saisit par le col et le souleva de quelques centimètres, menaçant.

— Handicapé ou non, vous allez le regretter.

— Vous avez dû la faire tomber dans le vestiaire, Monsieur Essig, remarqua-t-il.

Karl le relâcha et le défia du regard tandis qu'il récupérait la photo.

  • Calmez-vous, Monsieur Essig. Mon nom est Parker. Et je vous ai observé.

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