* Boucan d'enfer *

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Vienne, Autriche, novembre 2012

— Vous vous éclatez bien ici ! On vous voit de plus en plus souvent ! commenta le type derrière le guichet.

Depuis quelques jours, Karl ressentait le besoin de se défouler dans le club de tir. Sans cette remarque, il ne se serait jamais rendu compte qu’il avait doublé son rythme de fréquentation. L’attitude du responsable avait changé, elle aussi, depuis quelque temps. Sous prétexte de partager un passé commun de biathlète, il était devenu de plus en plus bavard et le fatiguait avec ses anecdotes. Tandis que l’un avait abandonné à cause d’une blessure qui le faisait encore boiter, l’autre avait préféré suivre ses études de médecine.

A chaque fois qu'il venait l’interrompre, Karl le laissait parler, puisqu’à la fin il y trouvait son compte aussi : son emplacement favori sur le pas de tir lui était toujours réservé, et il pouvait s’exercer un peu après la fermeture, dans un calme relatif.

KarI ne s’épanchait jamais sur sa vie privée, à peine quelques bribes sur son passé. Il avait néanmoins découvert qu’ils avaient partagé le même entraîneur. Le monde est petit, pensa-t-il. Pourtant, il trouvait curieux cet intérêt soudain. De manière pragmatique, il estimait que l’effort fourni lui paraissait proportionnel au bénéfice escompté. De plus, il ne voyait pas d’inconvénient à retarder son retour à la maison, surtout lorsque sa femme était là.

Il ne réalisait pas encore que le fossé se creusait fatalement entre eux. Lorsqu’ils se retrouvaient enfin tous les deux, Kirsten se montrait selon son humeur du jour : parfois distante, d’autres fois elle n’exprimait que des reproches, puis elle parlait de ressouder leurs liens, « faire des efforts » sans expliquer ce qu’elle attendait de lui. Ne comprenant pas ce qu'elle voulait vraiment, il attribuait son attitude à la fameuse crise de la quarantaine. Pour l'instant, la meilleure stratégie s'avérait l'évitement.

*

Chez eux, Kirsten l'attendait fébrilement. Résolue. Elle ne s'autoriserait aucune marche arrière. Ce soir, son destin prendrait enfin un tournant salutaire.

La table était dressée comme pour les occasions spéciales. En l’occurrence, il s’agissait de leur dernier dîner « en amoureux », en tant que couple. Il l’ignorait. Et certainement, il ne s’y attendait pas. Pour autant, était-elle cruelle ? Pour une fois qu’elle pensait à son bonheur. Elle préférait le dialogue entre deux adultes civilisés. S’expliquer posément et éviter le mélodrame à tout prix. Elle ne lui en voulait pas et souhaitait rester en bons termes avec lui. Pour leur fille.

Sa décision le surprendrait, mais à la fin cela ne changerait rien à leurs vies. La distance s’installait subrepticement entre eux deux. Elle était devenue quoi ? Un ectoplasme. Elle se sentait vivre pleinement lorsqu'elle se trouvait à l’extérieur de leur « nid d’amour », loin de lui. Elle ne s'épanouissait que dans son travail, sa véritable passion. Elle s’était découvert également des sentiments pour un autre. Sa rupture ne lui semblait pas égoïste et il était inutile de continuer à mentir.

En attendant, elle répétait son discours dans sa tête afin d’éviter l’écueil des émotions. Autrefois, rien que de penser à la séparation la déprimait. Prononcer ces mots terribles, « Je te quitte », quelle sinécure ! Des mots capables de détruire. Des mots qu’elle avait déjà lâchés, une fois, par dépit, pour se raviser ensuite. L’époque de leur première grande crise. Une infidélité de lui. Une infidélité qu’elle avait eu du mal à lui pardonner. Et pourtant, une infidélité salutaire, car elle avait servi de catalyseur à sa quête de bonheur.

Elle lança un coup d’œil à la pendule de la cuisine. Son impatience se transformait en doute. Était-elle vraiment convaincue ? Était-ce le bon moment ? Peu de chance que son cœur traître devienne sentimental. Non, elle ne ferait pas marche arrière. D’autres souvenirs émergèrent dans sa mémoire pour faire l'inventaire de leurs nombreuses disputes idiotes. De tous ces reproches provoqués par des détails insignifiants, mais qui la touchaient profondément. Sa valise qui traînait dans le salon après ses voyages. Pourquoi ne comprenait-il pas qu’elle avait envie de souffler, de se sentir chez elle ? Respirer. Si ça le dérangeait, il n’avait qu’à s’en occuper. Ou ses choix en matière de restaurant, toujours introuvable, loin, une surprise gâchée par les reproches. Sans compter les difficultés avec Vivi. Tous ces petits riens, inoffensifs en apparence, la blessaient sournoisement et cumulaient un océan de rancœur. À présent, ils offraient de quoi se blinder pour repousser les sentiments.

*

— Ça sent bon ! s’exclama Karl en rentrant.

Il aperçut la table et se demanda s’il n’avait pas oublié une quelconque célébration débile. Ce n’était pas leur anniversaire de mariage ni celui de Kirsten. Quoi alors ? Leur rencontre ? Comment pouvait-elle fêter ça ! Leur première sortie ? Elle s’en souvenait de ça ? Ou mieux encore, était-elle enceinte ? Elle allait le surprendre certainement, comme elle avait toujours eu ce don, se convainquit-il. Il l’embrassa comme à son habitude et tant ses interrogations comme la routine détournèrent son attention de la froideur de ses lèvres scellées.

— Tu veux du vin ? proposa-t-elle, consciente qu’il buvait rarement de l’alcool et seulement à des occasions spéciales.

Pour elle, fine amatrice, il accepta d’ouvrir la bouteille de Chablis persuadé que son annonce devait avoir un rapport avec la France. Une promotion, à coup sûr. Elle aimait fêter ses réussites. Il commençait à se douter que la suite ne lui plairait probablement pas. Elle affichait un calme plutôt artificiel, inquiétant. Elle insisterait à nouveau pour déménager à Paris. Pourquoi pas, à la fin ? Il s’était déjà renseigné, il pourrait exercer, se consacrer davantage à la recherche, comme il l’avait envisagé. Si elle le voulait, alors il l'accompagnerait pour changer d'air lui aussi. Ces conclusions hâtives le rassérénèrent.

— Karl, je voudrais qu'on parle...

Ça commençait mal.

« Ça ne va plus entre nous... »

Ah bon ?

« J’ai besoin de respirer... »

Finalement, toutes les hypothèses envisagées venaient de s’effondrer avec fracas. Cette phrase ô combien clichée n'avait qu'une seule signification : elle voulait divorcer.

Le goût du vin lui parut soudain infect et la bouchée de lasagne tomba lourdement dans son estomac. Que pouvait-il répondre ? Elle semblait si déterminée et lui, il n'avait rien vu venir. Il ne se dénigrerait pas à exiger des explications. Il ne supplierait pas non plus. Alors, comme il ne savait pas comment réagir, il demeura silencieux.

— Je te dis que je veux te quitter... et tu ne dis rien ! Comme d’habitude ! s’empressa-t-elle d’ajouter, sans cacher son émotion.

— Que veux-tu que je te dise ? répondit-il platement, au bout d’un moment.

En effet, que pouvait-il faire ? Son métabolisme n’arrivait pas à assimiler aussi rapidement qu’elle l’aurait voulu. Il resta assis quelques secondes ou quelques minutes à regarder son verre de vin à peine entamé. Sa vie défilait en vitesse, avec des pauses sur ces moments qui auraient pu influer sur cette décision. Se rendre compte que le passé est immuable faisait mal. Comme l’éclat de tonnerre qui annonce l’orage. Le bruit produit par un cœur brisé transformant la déception en rage. Pris de colère, il se retint de lever la voix et la sommer de dégager, puisque c’était elle qui voulait partir ! Il aurait aimé lui balancer son assiette et son verre à la figure, l’insulter... la frapper. Et là, ce fut le déclic, effrayé de l'avoir envisagé. Sans un mot ni un regard, il se leva, prit ses affaires et partit en déversant toute sa rage sur la porte, qui fit trembler les murs au moment où elle claqua.

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