* L'alliance * (**)

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Vienne, Autriche, mars 2011

N’étant pas intéressé par la chasse aux sponsors, Karl avait décidé qu’il était temps de quitter le cocktail. Il s’approcha du buffet pour y déposer son verre, puis voulut signifier son départ à son confrère, Aleksander Dudak. Ce dernier se trouvait au centre du hall, très bien entouré. Il discutait fièrement avec de hautes personnalités, parmi lesquelles il avait reconnu la Baronne. Cette peste que Kirsten admirait comme on idolâtre une rockstar. Une femme influente. Épouse d’un magnat, amatrice des arts, à la tête de plusieurs galeries en Europe. Francophile, elle aimait séjourner en France où elle avait confié l’organisation de quelques expositions parisiennes à Kirsten. Une tâche que sa femme avait acceptée, flattée. Même si elle disait avoir longuement considéré l’offre. Ils en avaient discuté ensemble, pour la forme. Cela impliquait des déplacements récurrents. Tandis qu’elle affirmait que ces voyages la réconciliaient avec ses origines, lui trouvait qu’ils ne se voyaient pas assez. Peu à peu, ils étaient devenus des colocataires, au lieu d’un couple. Est-ce que cela le dérangeait pour autant ? Pas tellement. Il aimait sa liberté, tout comme il aimait sa femme.

Karl n’avait pas cherché à interrompre leur conversation, il voulait éviter la Baronne. D'un geste de la main, Aleksander l’invita à les rejoindre. « Non ! » refusa-t-il silencieusement en secouant la tête puis, il fit demi-tour pour partir.

— Karl ! insista Aleksander en se précipitant vers lui. Devine qui je viens de rencontrer ?

Karl stoppa, blasé, et se retourna vers lui. Machinalement, il lança un coup d’œil furtif vers le groupe et ne put éviter de croiser le regard de la Baronne. Elle le fixait et en profita pour le saluer avec un léger hochement de tête.

— Ah ! Elle n’arrête pas de me demander quand tu comptes te joindre à nous, chuchota Aleksander.

— Et c’est pour ça que tu m’appelles ?

— Non, ne t’énerve pas. Tu vois ce type-là ? Le chauve ? Il est associé à Luther von Paulus, de W & A Chemikalien. Ils s’intéressent à mes, pardon, à nos travaux.

Il ne se sentait pas concerné. Pour flatter son ami, Karl pointa son attention vers l’homme et feignit l’étonnement. Or, sa surprise ne fut pas simulée lorsque la Baronne vint le saluer.

— Monsieur Essig ! Quelle joie de vous rencontrer !

Son port altier et élégant présageait de son importance parmi le reste des invités. Impossible de l’ignorer.

— Ne soyez pas timide, venez vous joindre à nous ! ajouta-t-elle en lui tendant la main. Karl lui donna la droite et dissimula la gauche derrière son dos.

— Il était sur le point de partir, précisa Aleksander.

— Oh, quel dommage ! Mais Kirsten n’est pas encore rentrée...

« À cause de toi, connasse ! » répondit Karl intérieurement. Extérieurement, il demeura dans l’hypocrisie courtoise :

— Je n’aime pas les mondanités. Veuillez m’excuser, madame.

— Quand vous verrez Kirsten, transmettez-lui mes salutations.

Karl acquiesça un peu trop frénétiquement, il détestait ces manières qui frôlaient le ridicule. Son geste ramena sur le devant une mèche rebelle, qu’il s’empressa de dégager avec sa main. Il ressentit aussitôt l’attention de la dame, ses yeux bleus braqués sur son annulaire gauche dépourvu d’alliance.

« Peste ! »

— Lorsque vous la verrez, transmettez-lui mes salutations, répéta-t-elle, l’air contrit, avant de le quitter, sans se soucier d’Aleksander.

Ce dernier sortit un ticket de sa veste et le donna à Karl.

— Tu peux prendre mes affaires ? imposa-t-il en faisant un clin d'œil. Je n’ai pas envie de m’encombrer, tu comprends, hein ?

Aleksander fila rattraper la Baronne tandis que Karl émit un soupir d’agacement. Il traîna des pieds jusqu’au sous-sol, au niveau de l’auditorium. Au vestiaire, il tendit le ticket à l’employée et pendant qu'elle s’affairait à chercher, il fouilla dans ses poches à la recherche du sien. Il ne se souvenait pas être passé par là quelques heures plus tôt. Non. Il était arrivé en retard et avait rejoint son confrère dans l’auditorium directement, où il avait posé son manteau quelque part dans les coulisses. « Tête en l’air ! » s’était-il reproché. Il s’enquit auprès de la dame du vestiaire si par hasard on lui avait rapporté des affaires oubliées. Réponse négative. Il s’y attendait.

— Peut-être que la salle est ouverte, sinon allez demander au poste central de sécurité, il est juste à côté, proposa-t-elle.

Karl laissa le pardessus et la sacoche d’Aleksander, qu’il viendrait chercher aussitôt. Il longea l’auditorium jusqu’à atteindre le poste de sécurité, aux vitres fumées. Une discussion houleuse filtrait de la porte entrouverte. Parmi les quelques bribes entendues, il avait compris qu’il s’agirait d’un vol. Karl préféra ne pas les interrompre et se dirigea vers la salle. Avec un peu de chance, la porte serait ouverte. Dès qu’il eut approché de l’entrée, l’un des surveillants sortit du local, talkie-walkie à la main. Méfiant, il fixa le médecin et marcha vers lui en même temps qu’il sommait son collègue de ne plus quitter le poste. Karl s’expliqua et l’homme l’accompagna à l'intérieur. La salle était faiblement éclairée, néanmoins, il put distinguer son pardessus posé sur une chaise près des coulisses.

C’était un Chesterfield noir en laine mélangée, un cadeau - pragmatique - de Kirsten, comme à son habitude. Pour qu’il pense à elle ou pour faire partie de lui. Bref, il ne savait plus quelle phrase mièvre elle avait balancée ce jour-là. Pourtant, il y tenait, pour la simple raison que cela venait d’elle. Comme l’alliance. Il se demandait quelle serait sa réaction quand elle découvrirait sa perte. Il n’avait pas eu le temps de commander une copie, de toute façon, sa femme rentrerait dans quelques heures. Pour minorer les effets, il trouverait le moyen de se racheter : un bijou, des fleurs, une sortie en amoureux ? Cela faisait si longtemps qu’ils ne partageaient pas un moment de complicité à deux. Il enfila son manteau et consulta brièvement son téléphone portable : un message de Kirsten venait justement d’arriver. Il le rangea dans la poche afin de ne plus importuner le gardien.

À cet instant, il crut entendre un bruit - une sorte de gémissement -, mais il n’émanait pas de la radio du gardien. Celle-ci se mit soudainement à émettre et en même temps la plainte redoubla. Ils se regardèrent, interloqués. Le surveillant répondit à l’appel tandis qu’il se dirigeait vers le fond de la scène. Les rideaux noirs remuèrent et une ombre fugace surgit : un type, tête couverte avec la capuche d’un sweat. Il courut à grands pas jusqu’au bord des planches, sauta et disparut par l'entrée. La scène s’était déroulée en quelques secondes. Cinq secondes de trop. Le gardien héla tardivement l’intrus et se mit à le poursuivre, vociférant des ordres par la radio. Karl resta un instant figé, étonné par ce qui venait d'arriver. Il se retourna et contempla les coulisses, intrigué. Une nouvelle lamentation se fit entendre. Elle venait du fond, derrière les rideaux noirs. Il demanda s’il y avait quelqu’un, mais n’obtint pas de réponse à part un autre gémissement, puis des sanglots.

Il hésita une seconde, ne voulant pas être retenu inutilement. Enfin, il pesta contre sa malchance et traversa l’épais rideau des coulisses. Il découvrit une silhouette tremblotante, à genoux. C’était une femme. Elle tentait de ramasser péniblement quelques objets éparpillés au sol. Il lui parla, mais elle ne répondit pas. Le faible éclairage laissait entrevoir des marques au visage. Il se précipita pour l’examiner de près. L’enfoiré lui avait tailladé une joue, l'autre n'avait pas meilleure allure. Il lui parla à nouveau et la rassura : il était médecin, elle n’avait pas à s’inquiéter, les secours allaient arriver. Confuse, la voix haletante, elle marmonnait. Tantôt elle suppliait pour qu'on l’aide, tantôt elle refusait celle qu’il lui proposait. Il ne fallait rien dire à personne, on ne devait pas la voir. Puis, une supplique, presque un ordre :

— Karl, sortez-moi d’ici !

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