Interrogations (**)

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Karl fixait le canon. Si elle voulait le déstabiliser, c’était réussi. Dans son monde, où il y avait des règles, pointer sur quelqu’un était interdit. Dans son monde à elle, un geste anodin. Leur seule règle en commun ? Toujours considérer une arme comme chargée. Il n’avait pas remarqué si elle l’avait armée auparavant, mais ce serait absurde de penser le contraire. La vue de ce cylindre capable de lui exploser la cervelle suffit à faire défiler sa vie en accéléré.

Comment ne pas sentir la peur l’envahir ? Plus que le tir bien visé, il craignait par-dessus tout celui accidentel. Sensation qui fut confirmée lorsqu’il tourna fugacement son attention vers elle, ses yeux.

Pour elle, il avait touché une corde sensible. La phrase à éviter. Dommage qu’elle doive sortir son arme pour se faire respecter, bien qu'elle n’avait pas à se morfondre. Sa candeur apparente restait son meilleur atout, contrairement à la froideur ou à la folie exprimée par ses pairs. Un avantage pour abattre une cible et passer inaperçue.

Elle avait ressenti du  méprise. Ce toubib ne la prenait pas au sérieux. Comme si elle devait être le larbin de quelqu’un ! Pas du tout ! Elle n’avait pas besoin d’ordres, juste des contrats. Elle avait le choix. Personne ne lui avait jamais dit que faire de ces boulets, elle s’en débarrassait uniquement et cela ne lui avait jamais été reproché. Sauf que cette fois-ci, ce boulet lui paraissait suspect.

Arme en main, chargée, visée suffit à modifier les considérations de son hôte. Lui signifier qu’elle ne jouait pas et qu’elle voulait des réponses. Il parut surpris, craintif, mais il n’avait pas cillé. Jusqu'à ce que leurs regards se croisent. Sa mâchoire se desserra pour accueillir un soupir, les yeux fermés. L’attitude de l’homme qui se sait condamné, elle connaissait ce geste lorsque sa victime réalise son sort funeste. Or, cette fois-ci elle ressentit un regard différent, empli de condescendance. Même le prêtre qu’elle avait exécuté quelques mois plus tôt n’avait pas eu cet égard envers elle. Cette attitude vint s’ajouter aux suspicions qui la taraudaient. Pour une fois, elle voulait comprendre.

« La curiosité est un vilain défaut. »

Elle baissa son arme et la posa sur la commode derrière elle et s’attarda à la contempler comme une mère admire son enfant. Karl put respirer, soulagé, se demandant tout de même quel serait le dénouement.

— Elle était bien chargée, affirma la jeune femme d’un ton ferme, avant de se retourner vers lui. Je ne rigole pas. Tu avais commencé à m’agacer, tu sais ?

Karl ne répondit pas. Poignets liés, croisés sur sa poitrine telle une momie, il tenta de soulager ses coudes ankylosés en essayant de les étirer. Aussitôt, il sentit la corde se serrer autour de son cou. Au moins, il n'avait plus d’arme sur lui. Sa situation ne s’était que très peu améliorée.

— Tu sais pourquoi tu es encore vivant ? lança-t-elle en guise de défi. Je voulais causer avec toi.

— Causons, soupira-t-il.

— Je t’écoute, dis-moi tout.

Karl la considéra quelques secondes, l’esprit envahi d’interrogations. Que dire en premier ? Il balaya la pièce du regard et s’attarda sur la commode. Le pistolet restait à portée de main et il s’attendait à une nouvelle réaction intimidante. Il était persuadé que si elle voulait le tuer, elle l’aurait déjà fait. Elle cherchait des informations ? Elle les aurait, mais probablement pas celles qu’elle attendait.

— Vous ne devriez pas être ici...

— Oh ! s’exclama-t-elle. Et je ne dois pas jouer avec des pistolets parce que je suis une femme ? le coupa-t-elle.

— Non. La pression atmosphérique prive d’oxygène votre cerveau, répondit-il la fixant dans les yeux, se demandant s’il fallait continuer. Vous avez fait trop d’efforts. Vos symptômes peuvent s’aggraver. La vue. La coordination...

Karl ralentit ses explications, inutile de s’étaler. Le visage de sa ravisseuse se décomposa soudainement. Il voulait lui faire comprendre que, au moins qu’elle tienne à le tuer de suite, elle devait éviter de le menacer à nouveau avec une arme. D’autre part, il n’avait pas pensé qu’à sa survie. Malgré tout, sa conscience professionnelle – ou peut-être humaine – lui dictait qu’il fallait la prévenir des risques. Il respira à nouveau un grand coup, dans la mesure où sa position le lui permit.

Ressaisie, elle vint s’asseoir sur le bord du lit, près de lui, glissa son index sur la corde entourant son cou, puis le fit remonter jusqu’au menton, qu’elle dirigea vers elle.

— La Clinique Walden, ça te parle ?

— J’y travaille.

— Comment connais-tu mon cas ? Je ne suis pas ta patiente.

— Le Professeur Scholten est un confrère. Je crois vous avoir croisé le jour de votre visite. ll m'avait demandé un avis sur votre cas.

— Bien sûr. Un confrère, siffla-t-elle, forçant sa prise sur son menton. Dis-moi chéri, tu te souviens du visage des patients de ton pote ? L’autre jour, on s’est à peine vus ! Ma beauté t’a ébloui ? Es-tu tombé sous mon charme ?

Elle le relâcha. Karl fixait ses yeux. Elle avait le même regard de biche que ce jour-là. Son cas lui en rappelait un qu’il avait déjà rencontré : Éva. Il secoua la tête légèrement de gauche à droite et inversement.

Elle esquissa un sourire sarcastique et se pencha près de lui, à quelques centimètres de son visage.

— Je vais prendre le flingue ? Ça va te relâcher la langue.

Il la fixa, respira profondément avant de répondre.

— J’ai vu ma vie défiler en une seconde et je me suis souvenu de vous, ça vous va comme réponse ?

— Non, c’est débile. Mais c’est toi l’expert en cerveaux, non ? affirma-t-elle en se redressant ; elle parcourait de son index la corde qui reliait son cou à ses poignets. Je ne crois pas aux coïncidences, tu sais ?

— J’ai soif.

— Et le mot magique ?

Elle continuait à tapoter la corde, puis elle posa la paume de sa main sur ses pectoraux, amusée de le voir crispé.

— S’il vous plaît, ajouta-t-il d’un ton ferme, puis fit une pause. Vous pouvez arrêter de me toucher ?

Charlotte retira sa main brusquement, se leva et ramassa le sac à dos de Karl pour en sortir une gourde. Elle vérifia qu’elle contenait encore du liquide et fouilla à nouveau pour en tirer cette fois-ci une barre chocolatée qu’elle brandit d’un air triomphant.

— Tu dois avoir faim aussi, chéri. Mais cela a un prix.

— Vous voulez savoir quoi ?

Charlotte prit la friandise sans la sortir de son emballage et fit semblant de la humer en faisant un geste de satisfaction. Karl tenta à nouveau de bouger ses bras, pour se dégourdir. Il comprenait sa situation, mais les raisons de la présence de cette fille lui échappaient encore. S’il parlait, resterait-il toujours en vie ? Et Vivi dans tout ça ? Il venait de réaliser qu’il n’avait pas la certitude qu’elle était vivante. Or, s’il ne coopérait pas, ce pouvait être pire. Il décida de tout révéler. Il n’avait rien à cacher. Parker, l’enveloppe, les instructions. Pour étayer ses propos, il lui dit où les trouver, au fond de son sac de voyage. Elle avait déjà mis la main dessus, il était vraiment un amateur, se moqua-t-elle de lui. Elle n’aurait pas laissé de traces, elle.

— Donc un type t’aborde, toi, un toubib, te demande de tirer sur un mec et tu acceptes sans te faire payer et à l’encontre du serment bidon que les toubibs font ? T’es pas censé sauver des vies, toi ?

— Ma famille était menacée.

— Ta fille, plutôt, ton ex, je dirais que cela t’aurait rendu service, renchérit-elle, sarcastique. Donc, tu t’es prêté au jeu uniquement poussé par la peur qu’on lui fasse du mal ? Mais en même temps tu te ramènes avec elle et tu la laisses ici seule pendant que tu vas faire le sale boulot ? J’ai du mal à te croire.

— Je n’ai pas réfléchi...

— Le papa de l’année ! Bravo ! lança-t-elle en applaudissant.

Elle le considéra un instant, puis s’approcha avec la gourde que Karl s’empressa de boire, avec les difficultés que sa position imposait, déversant un peu sur ses joues et son cou jusqu’au matelas. Elle la retira aussitôt, la referma et s’assit à ses côtés. Il y avait encore des zones d’ombre. Bien qu’elle n’ait eu que très peu de fois ce genre d'instructions, elles ne lui avaient jamais été remises par quelqu'un. Elle avait reconnu le type d’enveloppe kraft rigide, la texture poreuse de la feuille en papier recyclé et une typographie similaire à celle d’une machine à écrire – preuve que le commanditaire n’hésitait pas à laisser sa signature et confirmant qu’il s’agissait de la même personne. Pourquoi ? s’interrogeait-elle. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait affaire à ce genre de boulet. Cette fois-ci, elle avait décidé de le laisser vivant pour en savoir plus. Sauf que, en l’occurrence, il n’était pas un baltringue anodin, et cela la troublait. Pourquoi lui ? Malgré ses précautions, ils l’avaient retrouvée et connaissaient son mal ? Ils savaient quoi d'autre ? Voulaient-ils lui signifier que sa carrière était finie ? Qu’ils ne lui faisaient plus confiance ? Ou au contraire, ces guignols n’étaient-ils là que pour faire diversion ? Elle penchait plus pour cette théorie, même si cela n’avait pas de logique. Et lui ? Comptaient-ils sur elle pour qu’elle l’élimine ?

Karl regardait comment l’enrobage chocolaté commençait à fondre entre les doigts de la jeune femme, tandis qu’elle fixait, pensive, le plafond.

— Vous pouvez me relâcher maintenant ? intervint-il.

— Bien sûr, doc. Mais j’ai besoin de me reposer, non ? Tu crois que je vais être tranquille si je te libère ?

Elle posa la gourde et la barre chocolatée sur la table de nuit puis se lécha les doigts.

— Qui t’a demandé de me pister ?

Karl, qui suivait des yeux la friandise, entre envie et dégoût, fut surpris par la question. Un regard sévère vint se poser sur elle. Il devinait les conséquences : quoi qu’il puisse répondre, elle ne le croirait pas.

— Je devrais te tuer, tu sais ? annonça-t-elle, comme il s’y attendait.

Elle marqua une pause dramatique, observant sa réaction, ou plutôt son manque de réaction. Il détourna son regard d’elle, ailleurs.

— Bon, tas faim ? demanda-t-elle sur un ton enthousiaste, le désarçonnant. Allez, fais pas cette tête !

Il se rebiffa, malgré la faim et la fatigue, les réactions lunatiques de sa mystérieuse geôlière - et l’avoir vu tripoter la friandise -, lui avaient coupé l’appétit. Il serra la mâchoire et refusa de manger. Elle acquiesça avec autosuffisance et le remit dans son emballage. « Comme tu veux ! » lança-t-elle en se relevant pour faire le tour du lit et venir s’y asseoir à nouveau. Sur son chemin elle avait attrapé une trousse qu’elle posa sur ses genoux. Elle pivota son torse vers lui, plaça délicatement sa main sur son ventre, qu’elle sentit se contracter aussitôt, malgré sa douceur. Il braqua à nouveau des yeux sévères vers elle.

— J’ai eu une dure journée et je veux me reposer tranquillement..., sa paume glissa vers le bas, sous le drap qui couvrait son bassin. Tu m’as l’air tendu ! Faut te relaxer un peu, tu sais ?

— Ne faites pas ça !

— Je connais deux façons d’apaiser un homme, poursuivit-elle, comme si elle ne l’avait pas entendu, en soulevant le drap d’une main ; l’autre vint le pincer sur sa cuisse et vida le contenu d’une seringue qu’elle avait dissimulé.

Karl grommela, un sifflement remplaça l’insulte qu’il était en droit de lâcher. Elle remonta le drap jusqu’aux pectoraux et le borda comme s’il était un enfant.

— C’est un « Salope » que j’ai entendu ? demanda-t-elle en même temps qu’elle sortait un couteau à cran d’arrêt de la trousse. Elle s’allongea à ses côtés, le coude appuyé sur l'oreiller, tête sur sa main.

— Qui êtes-vous ? grogna-t-il.

Elle éjecta la lame, la dirigea vers son cou et la fit glisser sur la corde reliant ses poignets. D'un geste rapide, elle coupa l'entrave.

— Je suis une future patiente, parait-il.

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