* Regrets *

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Mexico, Mexique, novembre 2010

« J’ai l’impression que depuis mon arrivée ici, je ne fais que côtoyer la mort. »

Scott retint ses mots. Ils avaient traversé son esprit, effleuré ses lèvres, mais les cordes vocales n'avaient pas suivi. À qui disait-il cela ? Il faillit se sentir comme un enfant pleurnichard. En fait, il ne savait pas comment s'exprimer. Il ne trouvait pas les mots. Lui, qui avait tout vu, tout vécu, se rendait compte qu'il serait incapable de suivre les pas de son mentor.

La mort, cette ignoble invitée, se glissait partout. Il avait cru l'apercevoir, l'apprivoiser, pour mieux l'oublier. Il n'en était rien. Non. Il réalisait que son expérience s'était limitée à rendre compte des guerres et leurs conséquences : la misère, la désolation. Son devoir était de transmettre au plus grand nombre les horreurs qu'il avait vues. Dans l'objectif d'informer, puisqu'on ne pouvait plus rien faire à part les révéler au monde. Naïvement, il croyait que ses images témoigneraient, aideraient peut-être, un jour, à en finir avec la barbarie.

En partant pour le Mexique, il pensait pouvoir souffler, respirer un nouvel air. Ne pas vivre une autre guerre secrète et sournoise : la corruption, les règlements de comptes entre membres des cartels, les attaques contre les journalistes.

Ce jour-là, il célébrait les six mois de son arrivée. Durant cette courte période, il avait déjà perdu plus de copains que dans toute sa vie. C'est avec un confrère qu'il trinquait à la mémoire de ses amis partis trop tôt.

— À Jorge et Esteban, fit-il en levant sa bouteille ambrée en direction de Melquiades, son hôte.

Ce dernier était un reporter-photographe expérimenté. Trente années de carrière avaient fait gagner un nom et une présence à cet homme auquel les rides donnaient un air de sagesse. Scott avait fait sa connaissance lorsqu'il avait voulu aborder des sujets culturels et de société du pays.

À l'évocation de ses confrères, Scott enleva le quartier de citron, enfoncé dans le goulot de la bouteille et le suçota. Le goût acide l'aida à dissimuler l'amertume que sa mise à l'écart des sujets intéressants provoquait en lui. Son directeur de rédaction l'avait sommé de faire profil bas depuis l'affaire Lupita.

L'affaire de la honte. Horreur et honte. Surtout la honte. Un jeudi matin, il s'était rendu à l'agence, comme d'ordinaire. Le destin avait voulu que ça soit lui qui trouve le corps de cette femme, d'habitude souriante, gaie, par terre, deux balles dans le ventre. Peu après, l'autopsie détermina qu'elle était morte dans une lente agonie. Scott avait vu dans sa dernière expression la douleur, la surprise, la tristesse et la résignation. Tout ça, toutes ces émotions dans un visage qu'il avait évité de contempler de ses yeux, mais qu'il avait pu fixer à travers l'objectif de son appareil photo. Comme Melquiades l'aurait sûrement fait, sans état d'âme.

Il s'en voulait.

Pourtant, il avait déjà photographié des morts, des horreurs, il n'avait rien ressenti. Tout le monde le faisait. Avec Lupita, il savait que ce n'était pas bien. Qu'il y aurait des répercussions. Mais lui, il avait éprouvé le besoin de capturer cette horreur, cette victime. Pour quoi faire ? Dénoncer ? Alerter ? Informer ? Il n'avait pas d'idée. Cette photo n'empêcherait pas un autre meurtre, tout comme ses anciens clichés n'avaient pas arrêté les guerres. Il comprit que cela ne resterait que des simples témoignages, sa vision du monde. Comme Melquiades.

Le jeune homme se poussa en arrière sur son siège, prit ses aises et but sa lager d'une traite. Il admirait l’étrange décoration de l’appartement de son ami. Un véritable bazar ! Ancien reporter-photographe à sensation, premier arrivé dans les faits divers les plus sordides, Melquiades n’était pas un vautour, ni un chacal, mais simplement un journaliste. Son appartement était orné de ses meilleures prises.

Melquiades était devenu une icône grâce à son œil. Au début cela avait été pour lui un travail pour se nourrir, puis, pour une raison que l'intéressé ignorait, ses photos se démarquèrent. Lui prenait les clichés sous une autre perspective, laquelle d’après ses confrères, donnait de la profondeur, de l’humanité à ses photos. Depuis quelques années, n'importe qui s'improvisait journaliste avec son téléphone portable, le contraste avec ces images plates eut pour effet que l'on s'intéressât à l'oeuvre de Melquiades, au-delà des frontières, allant même jusqu'à considérer ses clichés comme des œuvres d'art.

— Trinquons pour une autre raison, annonça Melquiades en buvant une gorgée. Tu ne devineras jamais ce qui m'est arrivé.

— Encore une menace de mort ? demanda-t-il, blasé.

— Non ! s'esclaffa-t-il. Quelle idée ! Tu m'as confondu avec José. Rien à voir. Toi, qui connais l'Europe, devine quoi ? Quelqu'un s'intéresse à mes photos pour une exposition là-bas. Tu peux croire ça ?

— Ah bon ?

— Une bonne femme m'a contacté, elle n'arrête pas d'insister. Mais tu sais que j'ai horreur des voyages. Ça ne m'intéresse pas.

— La vie est injuste, tu as raison ! affirma Scott en levant sa bouteille, moqueur.

— Je lui ai montré quelques-unes de tes photos, elle a adoré. Elle trouve qu'elles correspondent précisément au thème de son exposition.

Scott faillit cracher la dernière gorgée qu'il venait de boire.

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