Le test

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Diogène… Un prénom qui le desservirait toujours. Tous ces gens à qui se présenter ; la surprise à gérer dans leur regard, l’effort pour préciser l’origine du nom… L’origine ? Mon père ! Le personnage d’un livre qui lui avait plu. Un très vieux livre qui a eu la mauvaise idée de traverser les âges.

Diogène Masori, ça rend déjà un peu mieux. La grande demeure au sommet de la butte ? Oui, celle-là, eh oui, je suis quelqu’un, je sais. Du moins, mon père, on verra pour moi plus tard.

D’autant qu’à cause de ceux à qui il se voit contraint de se présenter, il risque de tout perdre. On assassine le roi pour un motif obscur, on prend sa place, on change les règles, on désavantage les « nantis ». Comme si les privilèges leur collaient à la peau sans mérite. Comme s’ils n’avaient rien fait pour les obtenir. Un droit inaliénable un jour, un fardeau le lendemain.

Évidemment, il gardait cette rancœur pour lui-même mais n’en pensait pas moins. Heureusement, l’horloge avançait, l’obligation de rester avec ces… sauvages ? ne durerait plus longtemps.

— Diogène, Henri, qu’est-ce que vous faites ?

Francis Mopin, monsieur motivé… Il faisait partie des rares qui s’amusaient dans l’aire de l’Ermite, comme ils l’appellent. Cet endroit ne portait pas de nom avant leur arrivée. Depuis, on n’entendait plus parler que de lui. De nombreux participants suaient sang et eaux pour parvenir, si possible, à un niveau suffisant de délire combatif. Comme si combattre, c’était ça. Et l’art, dans tout ça ?

— Ne restez pas dans votre coin, choisissez une activité.

— C’est déjà fait.

Le fils Mopin le fixait.

— Je ne t’ai pas beaucoup vu combattre. Tu as pris quoi ?

— Escrime, répondit Diogène, bien obligé de répondre.

— Et ? Ça a donné quoi ?

— Ils ne savent pas se battre.

— Ah bon ? Tu les as battus ?

— Ils ne se battent pas comme nous. Ce sont des… bourrins. Aucune règle.

Francis avait les mains sur les hanches, il hochait la tête en le fixant, limite outrance.

— Et tu crois que les Galiens vont attendre que tu adoptes la posture réglementaire avant de te transpercer ? Il n’y a pas de règles dans la réalité, il n’y a que la vie ou la mort. Ici, on apprend à se battre comme dans un vrai combat.

C’était mieux quand les Grands se méfiaient de ces sauvages. Chacun vivait comme il le désirait. D’abord ça a été la princesse. Ensuite Francis. Et maintenant, tout le monde est obligé d’apprendre à se battre comme eux, sans aucune classe.

Diogène laissa parler Francis, qui s’impatienta puis retourna vers les autres. À bien y regarder, Henry et lui n’étaient pas seuls à abhorrer ces soi-disant séances d’entraînement. Parmi les fils de nobles poussés par la contrainte parentale, la plupart avaient essayé mais bien peu persévéraient.

Une grâce divine apparut bientôt au milieu de cet étalage de force brute. La princesse, elle l’appelait. Quinze pas à franchir pour la rejoindre. Son compagnon le suivit sans qu’il ne le remarque.

Ses vêtements, légers, révélaient la finesse de sa taille. Suivant les exercices auxquels elle se soumettait, elle portait un court short beige révélant ses cuisses galbées, ou une jupe qui lui arrivait à mi-jambe. Dans tous les cas, son rang se reconnaissait par une posture, très noble. Elle faisait honneur à son rang.

— Que dirais-tu d’une petite escarmouche, Diogène ?

Elle savait se battre, il en avait entendu parler. De leur bord, elle respectait leurs règles. Surtout… on ne refusait rien à une fille comme elle. Qui plus est, ils étaient de la même année.

— Avec plaisir.

Il avait failli dire : avec joie. Il se sentait crispé, il fallait se reprendre. Ne penser qu’au combat.

— Tu as bonne réputation, ajouta-t-elle. Malgré tout, il me semble que nous n’ayons jamais croisé le fer.

— Effectivement, j’ai hâte de voir ce que cela peut donner.

— Eh bien, commençons.

Elle respectait le rituel. Un signe de tête en forme de salutation, un placement de jambe, une posture du corps dans l’axe du bras armé, celui-ci tendu, et les deux armes qui s’entrechoquent timidement à leur pointe pour, elles aussi, se saluer.

Et elle savait y faire dans le domaine. Après s’être entraînée avec des officiers au style direct, elle avait continué ses leçons auprès de bretteurs de son rang, voire avec leurs entraîneurs. Ceux qui l’avaient combattue gardaient mémoire de l’événement.

De pure forme, les premiers coups donnés servaient à se jauger. Elle accéléra la première. Plutôt que de tenter de le déstabiliser, elle entreprit d’exécuter des exercices de style au moyen de l’ensemble de son corps. Comme si elle s’ennuyait ou que l’envie lui venait de réaliser deux exercices en même temps. Diogène, qui se concentrait sur le combat, car elle était rapide, s’en voyait presque déstabilisé.

Le phénomène empira. Entre deux coups, elle trouvait le temps de se retourner sur elle-même en un instant. Un mouvement si rapide que sa jupe dessinait un cercle parfait, presque horizontal, révélant ses jambes fuselées et bronzées impossibles à prendre en défaut. Pour oser une telle figure, elle attaquait de manière appuyée, déstabilisait son vis-à-vis et opérait.

Les applaudissements autour d’eux firent remarquer à Diogène combien ils étaient devenus le centre d’attraction de tous. Cette fille attirait la foule. Lui qui ne désirait que de rentrer chez lui, le voilà mêlé à la notoriété de la fille du roi.

Elle était douée, vraiment douée. Il lui faudrait étudier son mouvement afin d’y trouver une parade. Un moyen d’en sortir avec les honneurs. Mais peine perdue, sans qu’il l’ait anticipé, d’une feinte, la lame taquinait sa gorge.

Ils se saluèrent comme il se doit au milieu des applaudissements.

Parmi ceux qui la félicitaient, il remarqua Krys. Son nom avait été annoncé juste avant qu’elle ne mette fin à la partie. Il s’approcha d’elle, une trace d’épatement dans le regard. Mais avant qu’ils n’aient le temps d’échanger, la foule scanda : « Krys – Sara, duel Krys – Sara… »

— Il se passe quelque chose, remarqua Henry.

— Quoi donc ? interrogea Diogène.

— De ce qu’on m’a dit, habituellement, Krys refuse toute démonstration. Il participe rarement à l’entraînement. Cette fois, il ne semble pas refuser.

Le public présent lança une exclamation. Les protagonistes venaient d’accepter. Tous rejoignirent un endroit nommé la combe Arène, ou l’Arène, en réalité un simple creux, une bande de terre de dix pas de large légèrement enfoncé dans le sol. La pente qui l’entourait permettait à un nombre conséquent de spectateurs d’assister au combat en cours.

— Tu crois qu’elle peut battre Krys ? demanda Diogène à son ami.

— Non. Elle est forte, mais il y a ici cinq personnes qui la battent : Krys, Noah, Markus, Thomas et Hector.

La claque. Bien classé parmi les nobles, battu facilement par Sara, voici qu’il apprend qu’elle n’est pas la plus talentueuse.

— Elle est rapide, mais les autres la contraignent par leur puissance. Tu as vu Markus ? Pas facile de retenir ses coups. De plus, en tant que gladiateurs, ces gens-là s’entraînaient tous les jours.

.oOo.

— Mode direct ou maniéré ?

Tout le monde s’était tu, les deux combattants se faisaient face, épée en main.

— Que dit-il ? se demanda Henry.

Diogène ricana.

— Je crois qu’il propose deux styles de combat : le leur ou le nôtre. Le nôtre, il l’appelle maniéré. Merci pour nous.

Il secoua la tête. De parfaits sauvages, jugea-t-il.

— Dans les règles, éluda Sara.

Le plus grand silence régnait quand ils commencèrent. Le démarrage fut lent, plus encore qu’avec Diogène. Les deux amis se jaugeaient. On disait Krys imbattable. Diogène espérait qu’elle ferait mentir cette réputation.

Cette lenteur de mouvement ne pouvait qu’inciter le challengeur à porter l’estocade, ce qu’elle fit. L’ancien esclave parât immédiatement. Nullement décontenancé, il attaqua dans la foulée. Le jeu s’accéléra alors au-delà de toute mesure. Diogène s’intéressa aux réactions de la foule. Même ceux qui connaissaient le jeu des deux combattants poussaient des exclamations de surprise.

Il comprit la raison des tournoiements de Sara lorsqu’elle le combattait. Effectivement, elle s’ennuyait avec lui. Cette fois, pas de figure de style, toute son attention se portait sur le combat. Il étudia les visages.

— Le gouverneur domine, déduisit-il.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’étonna Henry.

— Elle est beaucoup plus concentrée que lui.

Les deux jouteurs occupaient tout l’espace, reculant ou avançant tour à tour. Aucun ne semblait se fatiguer. Soudain, Krys prit l’offensive. « Vas-y, joue, cria-t-il. » Il accéléra. Parant avec difficulté, la princesse reculait. « Joue ! » répéta-t-il. Krys était à la commande. « Joue ! » Débordée par les attaques incessantes, décontenancée par la brutalité des coups portés, la princesse chuta.

L’ancien gladiateur se retourna, prit du champ et attendit.

— Il ne l’aide même pas à se relever, bougonna Diogène.

Il lut dans les yeux de Sara l’incompréhension.

Le combat reprit, à l’identique. Cela ne se passa pas une fois ni deux, mais trois fois.

— Elle en a assez, regarde les éclairs qu’elle lui lance.

Cette fois, Krys ne lui tourna pas le dos, il s’éloigna à reculons, le regard fixé sur elle.

— Deux épées, exigea-t-il.

Une femme lui apporta une seconde épée en même temps qu’un jeune homme se précipitait pour relever Sara et lui fournir une arme supplémentaire.

— Le repenti, reconnut Henry.

Diogène se souvint de ce jeune pirate qui avait quitté les siens au dernier moment. Il ne savait quoi en penser. Pour l’heure, il parlait à Sara comme la femme parlait à Krys.

— On dirait qu’ils cherchent à les calmer, supposa Diogène.

— Elle, ça ne la calme pas du tout, s’amusa Henry.

Effectivement, la princesse, les deux épées bien en main, le regard de glace, avança vers Krys déterminée pour s’en prendre à lui sans état d’âme. Celui-ci recula, retenant les coups. Au son engendré par les chocs, il était facile de reconnaître que la fréquence de ceux-ci augmentait sans cesse. Sara frappait et frappait, ses deux lames tour à tour. Krys reculait. On aurait pu s’attendre à ce que son visage soit crispé par ce changement de rythme, au contraire, il souriait.

La cadence des coups augmentait encore. Le public, qui avait paru anesthésié lors du changement de comportement du gouverneur, s’enhardissait et scandait : « Princesse, princesse… » Plusieurs avaient posé leurs mains sur leur tête comme pour empêcher leur chevelure de s’envoler. Les lieutenants de Krys, Thomas, Hector et Markus, fort avancés, tous bras jetés vers l’avant, bravaient les meilleurs supporteurs, la suivant pour l’encourager dans ses moindres déplacements. Le tumulte augmentait, parallèlement à la puissance des coups. Diogène captait sans cesse l’expression « Jamais vu ça » se multiplier autour de lui.

Malgré le brouhaha permanent, les deux jouteurs demeuraient concentrés à l’extrême. Subitement, Krys tendit ses épées vers le haut en retenue de celles de la princesse, recula suffisamment, jeta les siennes à terre, pointes enfoncées dans le sol et applaudit. Le jeu prit fin.

Tous félicitèrent et entourèrent les joueurs.

Si le combat représentait un exercice d’une beauté sans pareille, Diogène reprochait à Krys sa manière de jouer.

— Il l’a humiliée ! bougonna-t-il.

Comme pour lui donner raison, la princesse prit la direction du château. Les amis de Diogène et Henry les rejoignirent.

— On a de la chance, dit-l’un. Elle est de notre bord, elle joue comme nous, elle a montré à tous la valeur de notre rang.

En effet. L’obligation de participer aux entraînements découlait de la soi-disant inaptitude des nobles à se battre en condition réelle. Or, aujourd’hui, l’une d’entre eux venait de démontrer ses capacités en combattant plus qu’honorablement contre l’élite des sudistes. D’ailleurs, celui-ci n’avait pas vaincu, il avait purement et simplement abandonné.

— Un rustre, ce gouverneur, jugea Diogène.

Plusieurs hochèrent la tête, mais l’un d’eux modéra ces propos :

— Il a tout de même copieusement félicité la princesse.

En assistant aux réactions des spectateurs, Diogène avait le sentiment d’avoir assisté à un événement important, voire exceptionnel. Le groupe restait compact, commentant copieusement les différentes phases du combat. Quant à ce Krys, abject durant le combat, il se voyait féliciter par ses pairs. Diogène ne savait qu’en penser.

— On verra bien si elle se présente à la soirée. Je parierais qu’elle la boude.

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