Ultimatum

7 minutes de lecture

— La princesse !

Vincent Moréa leva la tête. Enfin, elle daignait venir. À force de retarder ce moment, chacun l’avait cru perdue, affiliée au clan des descendants d’esclaves.

Le garde sortit en refermant la porte derrière lui. Elle avançait avec assurance, accompagnée d’Allie, sa servante. Son regard fixait des détails architecturaux ou se posait au fond de la pièce sur les personnalités présentes. Cette immense salle de bal, la plus grande du royaume, impressionnait tous ceux qui ne la fréquentaient pas périodiquement. Après sa convalescence et ces longs mois d’absence, ces lieux faisaient jaillir en elle bien des souvenirs.

En tant que petit cousin, Vincent se devait de faire le premier pas. Il ne la contraindrait pas à effectuer le trajet seule. Le groupe des jeunes gens s’étaient aménagé un espace convivial au bout de cette vaste pièce de sorte à ne pas s’y retrouver perdus.

— Cousine !

— Bonsoir cousin. Pas de fête ce soir ?

— J’en ai peur. L’heure est plutôt à… la discussion.

— Vous discutez ? Un événement de dernière minute m’aurait échappé ?

Il lui offrit son bras et l’emmena. Elle ajouta :

— À n’en pas douter, vous traitez de sujets masculins. Je serais donc la seule femme.

Ce fut regards rivés sur elle, sourires francs, timides ou partagés, témoins d’événements passés, qu’elle fit le tour des quinze jeunes gens, s’attardant surtout sur ceux qui avaient combattu avec elle lors de la bataille de l’Isthme. Blessures et courage souvent enfantent fidélité et liens impérissables.

Francis Mopin fut celui qui retint le plus son attention. En le voyant, elle entoura ses épaules de ses mains, une salutation pleine de reconnaissance. Comme elle grièvement blessé lors de la guerre, ils avaient, tous deux, été soignés par Krys. Après quelques mots, elle avança :

— Miel et herbes dont j’ai oublié le nom, et toi ?

— Recette identique, répondit-il simplement.

— Ah, je suis déçue, je pensais que tu avais eu droit aux larves de mouches vertes et aux pansements de toiles d’araignées. Te reste-t-il quelques séquelles ?

— Aucune. Pour les soins, c’est mon père qui avait choisi Krys. À postériori, je ne le regrette pas, j’ai assisté à des amputations pour moins grave que ce qui m’avait cloué au sol.

— On l’a échappé belle tous les deux, je crois.

Après avoir salué chaque personne présente, elle demanda :

— Alors, pourquoi vous réunir si ce n’est pour danser ?

Vincent resta évasif.

— Nous traversons une période préoccupante.

— L’approche de la guerre ?

— Oui.

— C’est surtout pour cela que je viens vous voir.

— Alors, joins-toi à nous.

Le regard de Sara se porta sur une porte à deux battants.

— Il y a peut-être mieux à faire. Les Grands de ce monde se réunissent toujours à côté ?

— Oui, hésita-t-il à avouer.

— Bien, allons les voir.

— Holà ! C’est qu’ils n’apprécient guère être dérangés.

— Peut-être, mais la situation l’exige, cette fois.

Elle prit la direction de ladite porte et ajouta :

— Suivez-moi, nous allons leur imposer notre présence.

Les jeunes gens se dévisagèrent. Depuis des générations, décideurs et progéniture se retrouvaient séparément la veille du jour du repos. Même en période de crise, ces deux générations s’ignoraient.

Dans le couloir, un planton attendait, la tête droite. En reconnaissant la princesse et sa servante, il eut du mal à étouffer sa surprise.

— Bonsoir Henri.

— Bonsoir princesse, bafouilla-t-il.

— Annoncez ma venue aux personnes présentes. Je vous suivrai sans attendre leur invitation, et ceux-ci après moi.

Il hésita. Il s’agissait de la fille du roi. Sans plus attendre, il ouvrit, entra et clama :

— La princesse !

À peine avait-elle franchi la porte qu’une onde de surprise l’assaillit. Une vague de ressentiments suivie, accompagnée d’une pointe de colère, ténue, mais bien présente. Bien qu’elle s’y attendait, elle s’étonna de percevoir si précisément ces émotions.

Une trentaine de personnes remplissaient une salle trop grande pour eux. La plupart étaient assis en cercle, d’autres, proches d’eux et debout, tenaient un verre à la main. Quelques-uns se servaient près d’une commode. Plus loin, des tables de jeux désespérément vides attendaient les bonnes grâces de ces messieurs.

Tous la regardaient.

— Puis-je m’inviter auprès de vous, ainsi que mes amis avec moi ?

Devant leurs hésitations, elle ajouta :

— L’heure est grave, vous oublierez vite cette intrusion.

Ce faisant, elle s’approcha. Maître Mopin fut le premier à se lever pour lui proposer son siège. Elle déclina.

— Que nous vaut l’honneur de votre visite ? l’accueillit Horace Moréa.

Le duc, un personnage influent s’il en est. Sa parenté avec le roi et la hauteur de ses biens n’y étaient sans doute pas étrangères.

Sans se placer au centre, elle pénétra dans le cercle.

— Vous connaissez ma retraite prolongée en Idrack, auprès du roi Édouard. C’est la jambe guérie que je suis venue enquêter sur l’assassinat de mon père, la raison exacte de son éviction ainsi que d’autres méfaits qui ont atteint mes oreilles. Si la nouvelle équipe au pouvoir s’avérait en être responsable, je quitterais ce pays et lutterais pour les en déloger. Dans le cas contraire, j’y resterais pour le défendre en m’enquerrais de votre volonté.

« Pour le défendre… Une princesse… » ricana un inconnu. La voix provenait d’un homme âgé vêtu en prélat. Celui-ci se demanda si elle avait entendu, en plus de son voisin le ministre, le sourire narquois au visage.

— Plait-il ?

— Princesse, commença le haut dignitaire, surpris qu’elle ait perçu ses dires, votre manière d’agir est saine. Nous vous aiderons dans votre démarche. Posez vos questions.

Elle marqua un temps d’arrêt, puis demanda :

— Quelqu’un ici sait-il qui a assassiné le roi ?

— Le commandeur Krys, répondit d’une voix suave le voisin du prélat. Qui d’autre ?

James Etherold, ministre des finances, à qui elle avait demandé de quitter le château suite à son enlèvement. Visiblement, le comploteur avait oublié la directive.

— En avez-vous la preuve ?

La vitesse de sa réaction signifiait qu’elle s’attendait à cette réponse.

— Il a provoqué votre père dans le but évident de l’assassiner.

— Il a défendu un homme condamné à mort pour avoir volé du bois sec.

Bien des murmures se firent entendre. James Etherold fut le premier à réagir.

— Épousez-vous sa cause ?

La princesse le dévisagea.

— Vous ne comprenez pas. Je cherche la vérité, pas à épouser une cause qui m’arrangerait par avance.

Maître Mopin se massa le menton en balayant lentement du regard le cercle des puissants. Visiblement, la démarche de la fille du roi était particulière.

— Quoi qu’il en soit, reprit le ministre, vous imaginez, si tout le monde se servait de ce qui appartient aux autres ?

— Du bois sec ?

— Pour le principe, oui.

— Ne devrions-nous pas condamner plutôt ceux qui regardent les pauvres mourir de faim sans lever le petit doigt ? Par principe ?

Des chaises grincèrent et des bouches s’ouvrirent sans trouver mots à prononcer. Stupeur ou colère flottaient dans une salle électrisée longtemps après cette tirade. Aucun des amis d’enfance de Sara n’osa intervenir. Certains s’en trouvaient outrés autant que leur géniteur.

— Il y a beaucoup de pauvres, tempéra Horace Moréa.

— C’est vrai, répondit Sara sur un ton plus clément. Peut-être parce que nous ne faisons rien pour eux depuis des siècles.

— Le commandeur a aussi commis des atrocités, surenchérit le prélat.

— Je ne sais pas. Voulez-vous parler de l’émasculation de violeurs d’enfants ?

La colère irradia des yeux rougis par l’âge.

— L’Église prend en charge les enfants délaissés, vous le savez. Ils lui en sont reconnaissants.

— Nous le sommes tous, monseigneur. Seulement, l’Église doit montrer l’exemple, sinon qui suivra ? Il convenait de réaliser un certain ménage. Le commandeur Krys s’y est appliqué.

— Il a attaqué sans preuve.

— Faux ! Les faits ont été reconnus.

Visiblement, cette donzelle s’éloignait de la raison.

— Le soutenez-vous ?

— Je me présente devant vous afin d’obtenir des éléments contradictoires. En leur absence, je servirai mon pays.

Une idéaliste qui imagine qu’on puisse agir seule, sans parti organisé. Pas question qu’elle nuise à l’entente.

— Ne servez pas le commandeur, jeta James Etherold. Il dilapide le trésor de votre père plus sûrement qu’une cascade déverse son flot. Bientôt, il n’y aura plus de quoi faire aumône.

— Voici un sujet intéressant, monsieur le ministre. Parmi tous, quels sont les postes les plus dépensiers ?

— Les migrants, entre autres exemples.

Effectivement, l’ancien gladiateur avait appelé démunis et désœuvrés de tous horizons à se diriger vers la capitale, avec pour promesse d’y obtenir un emploi, de quoi se loger, nourrir et vêtir. Une annonce qui avait franchi les frontières. Parmi tous ceux qui avaient répondu à l’appel, les migrants, que la guerre effrayait, restaient toutefois minoritaires.

Ce que le ministre jugeait inutile, Sara y trouvait avantage. Les routes construites par cette main-d’œuvre nouvelle permettraient un déplacement rapide des troupes ou des marchandises, la fabrication d’outils résistants favoriserait l’agriculture. L’emploi d’un personnel si abondant avait un coût, mais elle y percevait un investissement à long terme.

Il fut ensuite mention des revenus exorbitants que s’attribuait l’équipe de Krys.

— Les voyez-vous s’habiller richement, s’acheter des bijoux, organiser des fêtes fastueuses ? demanda-t-elle. Ils disposent du pouvoir sans réclamer salaire ni propriétés. Jalousent-ils les possessions des riches que nous sommes ? Inventent-ils des prétextes pour nous en déposséder ? Krys a-t-il pris domicile dans les appartements du roi ? En lieu et place, il couche avec les siens dans les anciennes écuries. Ce qu’ils dépensent sert essentiellement au bien commun, à moins que vos comptes ne démontrent le contraire.

Le regard du ministre lançait des éclairs. Visiblement, il ne possédait aucune preuve permettant d’étayer les accusations proférées.

Sara jaugea l’assemblée. Les nobles écoutaient, certains gênés, d’autres intéressés. Bien des regards s’échangeaient parmi ces derniers. Toutefois, aucune accusation ne fut portée contre ceux qui divulguaient rumeurs et accusations. L’absence de preuves les faisaient passer pour vérités tant que chacun y trouvait intérêt et sans que quiconque ne s’en émeuve.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Nicolas Cesco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0