La cachette

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Ils déambulaient sous les arbres depuis quelques minutes. Parmi un ensemble de priorités, la plus importante avait consisté à évoquer le meurtre de son père. Tout motif de séparation entre elle et lui disparaitrait, espérait-il.

Il lui semblait sincère et elle était prête à le croire. Néanmoins, elle resterait vigilante, chercherait par elle-même selon la promesse qu’elle s’était faite.

Depuis cette explication, elle le sentait plus détendu. La forêt était sans doute nettoyée régulièrement pour faciliter les promenades et il suffisait de se laisser aller à rêver d’un avenir meilleur. Mais plusieurs points d’ombre restaient à aborder.

— La confrontation avec mon père a été provoquée par une exécution à laquelle tu t’es opposé. Père t’a fait comparaître et tu lui as demandé d’amnistier le condamné. Face à son refus, tu as cherché à lui forcer la main. Mais on n’agit pas ainsi avec un roi. Mon père ne pouvait l’accepter.

— On ne doit pas non plus se débarrasser des pauvres en créant des lois stupides.

— Comment cela ?

Elle n’employait pas un ton outrageux, Krys en déduisit qu’elle ne demandait qu’à comprendre.

— Il s’agissait d’un pauvre hère qui avait besoin de bois pour faire cuire sa nourriture. Sa faute a été de se servir de branches mortes dans une forêt domaniale, c’est-à-dire à ton père.

— Il ne le savait pas ?

— Toutes les forêts appartiennent soit à de riches propriétaires, soit à l’État, il ne pouvait donc que voler.

De son vivant, le roi était riche, les impôts tombaient dans le trésor quoi qu’il fasse. De tout ce surplus, il n’avait pas cherché le bien des miséreux. Sa fille s’en était rendu compte tardivement. Comment aurait-elle agi à la place de l’ancien gladiateur ?

— Je comprends, murmura-t-elle en baissant la tête.

Sa respiration devenait lourde, bien des souvenirs lui revenaient en mémoire. Après ces événements, le ressentiment l’avait dominée. Cette fois, si le chant des oiseaux l’invitait à oublier, la douleur subsistait.

Un bruit singulier lui parvint à l’oreille. Haut perché, un maki catta la regardait. Elle tendit les mains sous forme d’invitation pour s’assurer qu’il s’agissait de Kia. La femelle descendit de l’arbre et se retrouva dans les bras de la princesse en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

— J’adore ces animaux, reconnut-elle. Ils sont beaux, vivants et affectueux.

— Encore plus avec toi.

— Pourquoi plus avec moi ? Je ne l’ai pas vue souvent.

— Tu as dû la charmer, je suppose. Viens, je vais te montrer sa cachette. Les lémuriens ne sont pas seuls à savoir monter aux arbres.

Ils revinrent sur leurs pas, jusqu’à discerner le terrain d’entraînement derrière un dernier rideau d’arbres. L’un de ceux-ci, un géant, retenait l’attention de Krys. Arrivés à proximité, Kia sauta de l’épaule de Sara pour disparaître sous son feuillage. Krys chercha une pierre, la saisit, visa un endroit précis. Une corde attachée à une branche invisible se déroula en tombant. L’ancien esclave la saisit et testa la solidité du dispositif.

— Ne me dis pas… commença la princesse.

— On aura une belle vue de là-haut.

— Je n’arriverais jamais jusque-là.

— Attache-toi à moi.

Il lui présenta son dos. Sara hésita, regarda vers le haut. La corde disparaissait sous un feuillage dense. Elle s’approcha de lui mais arrêta son mouvement en laissant ses mains sur ses épaules.

— Tu veux monter là-haut avec moi sur ton dos ?

— Oui, Kia nous attend.

Elle le savait fort. S’il y arrivait, il le serait encore plus qu’elle ne l’avait imaginé. Il semblait si sûr de lui. Elle se plaqua contre lui et affermit sa prise.

— Tu es prête ?

— Non.

— Alors on y va. Tiens-moi bien.

Il leva les mains et se souleva légèrement. Les pieds de la jeune femme ne touchaient plus terre. Il continua à monter. La corde ondulait légèrement. Elle regarda ses bras. Krys était bien bâti mais, songeant à Markus ou à Thomas, elle avait déjà vu des biceps plus gros encore. Ces gens-là seraient-ils capables d’un exploit identique ? Ils s’apprêtaient à pénétrer dans le feuillage. Sara estima la hauteur conséquente. Krys posa ses pieds sur une branche. La princesse comprit en apercevant les premières planches au travers d’une trouée. Cachée en grande partie par la végétation, une sorte de cabane avait été construite au sommet du tronc, à l’intersection les plus grosses branches. Le plancher, les murs, les éléments du plafond, tout avait été réalisé en pièces de bois. Krys pénétra dans la pièce.

— C’est magnifique, reconnut Sara.

Kia les attendait sur un tapis épais. Sara ôta ses chaussures et se plaça aux côtés du petit lémurien. Sur toute la façade donnant sur le terrain, l’absence de cloison accordait une vue magnifique sur l’horizon.

— On voit le château ! s’extasia-t-elle.

Au fur et à mesure des destructions d’habitations devant ses hauts murs, il apparaissait de plus en plus comme le gardien de la Terre des Hommes. C’était une idée de Krys dont son père ne voulait pas. Elle n’en comprenait toujours pas l’intérêt mais se disait qu’elle avait tout son temps pour comprendre. Et, dans ce moment magique, elle ne désirait pas orienter la conversation sur des événements fâcheux.

Après un moment d’observation, elle s’attarda sur les membres du groupe en plein travail en dessous d’elle.

— Et on peut espionner si on veut.

En bas, la plupart continuaient leurs exercices alors que d’autres montaient et préparaient des tables. Derrière ces agencements, fours et feux leur transmettaient parfois leurs fumets au gré des courants.

Il l’observait. Il avait rêvé ce moment et la voilà. Peut-être allait-elle tout changer. Peut-être. Il l’espérait.

Elle s’étendit sur le ventre, toujours face à l’horizon. Kia jouait avec elle. Il vint se placer à côté d’eux.

— Tu sais, commença-t-il, je n’ai pas voulu tout ça.

Il ignorait s’il était parvenu à la rassurer tout à l’heure. Il en avait fait sa priorité. Rien ne pouvait se passer entre eux tant que la suspicion les séparait. Elle se tourna vers lui, pensive.

— Je me dis que ça serait arrivé tôt ou tard. Père ne pouvait plus changer. Vous étiez incompatibles. Il y avait toi, et il y avait lui.

Elle le croyait. Dès l’arrivée de Krys, deux personnalités fortes occupaient les conversations. L’un monopolisait tous les pouvoirs, l’autre était auréolé de gloire. L’un se servait, l’autre vilipendait l’injustice. Si l’ancien esclave n’avait été si talentueux, il serait déjà mort ou emprisonné.

— Et je ne voulais pas que tu partes. Je ne voulais pas.

Leurs regards se croisèrent. Elle n’avait ni désiré la mort de son père ni le départ de son ami. Il perçut le soupçon de contradiction et de souffrance dans sa voix.

— Pourquoi ?

Elle se renversa sur le dos en invitant Kia à se placer contre elle.

— Tu es en train de transformer la société. Je devinais déjà à l’époque que tu en serais capable.

Sur quelles bases pouvais-je affirmer cela ? se demanda-t-elle. À l’époque, elle en savait si peu sur lui, et rien n’avait changé depuis. Quelque chose, dans sa personnalité, l’avait convaincu, quelque chose qu’elle ne pouvait expliquer. Elle l’avait senti.

Krys voyait à ses côtés une femme désireuse de l’aider. Une princesse dont le statut et l’autorité naturelle permettrait de plus grandes choses encore.

— Mais j’ai entendu les choses les plus folles sur toi. Tu es irascible, tu mutiles les gens, tu les chasses, tu expulses.

Il sourit.

— Et tu l’as cru ?

— Je suis revenue pour ça. Pour savoir.

Il se redressa sur un coude.

— Alors je vais te raconter le pire que j’ai jamais fait.

À l’époque, Krys venait d’apprendre les atrocités commises par un prêtre sur la personne de plusieurs enfants du Monastère du Baillit. Il s’empara en secret de l’affaire, confia des missions à Soline et Thomas et interrogea par lui-même. Après enquête, suivi des siens, il frappa à la porte du monastère, entra sans tenir compte des règles imposées, demanda où se trouvait le prêtre en question, détruisit une porte, se précipita sur l’accusé, déchira une partie de ses vêtements et l’émascula couteau en main.

Horrifiés, les prêtres furent contraints de l’accompagner chez le père supérieur. Là, il fit scandale, annonça que l’ensemble des enfants leur seraient retirés pour être élevés à la charge de l’État, que tout individu ayant commis des actes identiques subirait le même châtiment, que si deux ecclésiastiques étaient reconnus coupables en ce lieu, il le ferait fermer.

Dans les jours qui suivirent, nombre de prêtres demandèrent asile auprès des royaumes voisins. Krys était un anti-Dieu, anticlérical, qui mettait à sac l’Église toute entière. Sa réputation était faîte.

La princesse, qui l’avait écouté jusqu’au bout en le regardant, sourit et demanda :

— Dans l’ensemble du royaume, combien de prêtres sont partis ?

— Peut-être un tiers.

— Tu as fait fermer des églises ?

— Non.

— Donc tu n’es pas anticlérical.

— Non.

— Je vois, souffla-t-elle, rassurée, le dos à nouveau bien à plat.

Elle réfléchissait à la situation et se mit à rire.

— Mais tu avais quand même les mains pleines de sang !

— J’étais très énervé. Et… il fallait marquer les esprits.

Il ne s’excusait pas. Son ton satisfait indiquait au contraire qu’il ne regrettait rien.

— Ça, pour les avoir marqués, tu les as marqués.

— Et toi, tu me juges ?

Quoiqu’elle connaissait déjà la réponse, elle laissa passer un temps.

— Non.

Elle avait répondu en riant. Peut-être pensait-elle comme lui. Un avantage de plus, remarqua-t-il.

— Tu lis beaucoup ? s’enquit-elle.

Un livre se trouvait proche de la tête de Sara, et une petite bibliothèque de deux rayons, attachée à la cloison, avait été constituée. Sur le côté, d’autres livres reposaient sur un bureau.

— Quand j’ai le temps, oui. Et toi ?

— Un peu.

— Les livres, c’est la connaissance.

Les pensées de Sara vagabondèrent autour cette idée jusqu’à se focaliser sur un souvenir.

— Dirais-tu que tu as gagné la bataille de Bladel plus grâce à tes connaissances ou de l’entraînement de l’équipe ?

— Avantage à la connaissance. » Il laissa passer un temps, puis précisa : « C’est toujours la connaissance qui gagne lorsqu’on lui attache les moyens de se concrétiser.

— Ce qui est rarement le cas.

— C’est rarement le cas, confirma-t-il.

La cloche sonna. Ils firent le chemin inverse pour se retrouver en bas de l’arbre, dans un parcours de descente qu’elle trouva plus agréable encore que la montée.

— Ça ne te gêne pas que la corde pende ? N’importe qui pourra monter.

— Je la rangerai tout à l’heure.

— Pourquoi pas maintenant ?

Elle se demandait comment la corde avait été enroulée si haut. Pour la faire descendre, il avait lancé une pierre, ce qui, en soit, représentait déjà un exploit. Pour elle, réaliser l’opération inverse lui semblait impossible.

— Tu vas avoir l’estomac retourné si tu me vois faire, blagua-t-il. Je te montrerai un autre jour.

S’il était presque assuré de l’honnêteté de la princesse, il préférait ne pas révéler trop de sa personne au cas où il se trompait. Il remonterait la corde une fois seul.

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