La horde - 1° partie

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De dépit, il secoua la tête.

— La grange des Raley brûle aussi.

Étienne s’essuya le front. Du village en contrebas s’échappaient cris de détresse et fumée noire. La horde avait investi les lieux aux premières lueurs de l’aube. Il s’en était fallu de peu. La peur au ventre, ils avaient abandonné le fruit de leur larcin. L’habitant n’y était pour rien, les sons qui les avaient effrayés provenaient des hurlements de résidents réveillés à la hâte. Ils avaient déguerpi précipitamment, persuadés que les envahisseurs s’en prendraient à eux autant qu’aux autres.

Ils furent les premiers à gravir la pente herbeuse qui menait à la forêt. Un bosquet en constituait l’avant-garde, il leur offrirait cachette et poste d’observation. À peine réfugiés sous ses branches basses, des villageois à moitié nus leur apparurent. Ces chanceux avaient réagi immédiatement, sans une pensée pour leurs biens ; peu après, la localité fut rapidement bouclée.

Les deux frères récupéraient de leur course folle. Plus le temps passait, plus ils se reprochaient d’avoir laissé leurs quatre sacs de toile brute dans la paille. Ils auraient eu le temps d’emmener les plus légers. Étienne eut une pensée pour les pommes de terre. Un régal pour un affamé.

— Ce n’est pas bon pour nous, pesta Julien. Ce village va dépérir.

— Il va falloir changer d’endroit, fit timidement son frère.

— On ne peut pas. Les autres bandes nous empêcheront d’empiéter sur leur territoire.

Julien réfléchit, reprit courage et hocha la tête.

— Restons bien planqués à observer. Dès que les pirates s’en iront, les survivants seront hagards. Nous disposerons de quelques dizaines de minutes pour nous servir.

Il se redressa.

— Et, cette fois, nous prendrons ce que nous voudrons, quitte à faire plusieurs voyages.

— Mais… Ce sont les villageois qui vont mourir de faim.

— C’est eux ou nous de toute façon.

L’image de Marlenne surgit dans l’esprit d’Étienne. Il ne lui voulait pas de mal. Il voulait qu’elle s’en sorte indemne. S’il pouvait, il agirait. Sa maison ne brûlait pas. Pas encore. Qui savait ce qui se passait à l’intérieur ? Surtout ne pas y penser. Heureusement, les pirates venaient d’arriver. Passer de foyer en foyer prendrait du temps.

Il se demanda où ces monstres avaient amarré. Ce cours d’eau qui s’écoulait lentement vers l’océan représentait la vie des habitants. Aujourd’hui, il amenait la mort.

— Regarde !

Le cadet montra un emplacement entre deux cabanes. Des têtes en dépassaient, qui s’orientaient dans toutes les directions, comme pour calculer le bon moment. Un corps émergea au ras du sol. Un jeune homme rampa, lançant des coups d’œil inquiets sur sa droite et sa gauche. Il se redressa légèrement. De la rangée de maisons en bordure de village, aucune silhouette inquiétante ne se dessinait. Un bond, et le voilà parti. Ses compagnons le suivirent sans attendre. Quatre adolescents galopaient à bride abattue en direction de la colline.

Ils les suivirent du regard jusqu’à ce que la végétation les absorbe à deux cents pas de là. Marlenne n’était pas avec eux.

Dans l’heure qui suivit, les deux garçons se succédèrent chaque demi-heure d’observation. La distance les préservait de trop ressentir la détresse des habitants. Parfois, ils apercevaient des pirates. Leurs tenues les rendaient reconnaissables entre tous. Plusieurs d’entre eux obligèrent un paysan à décrire les accès au village. Étienne suivait ses gestes du regard. Ici, nature et voie rapide accompagnaient les courbes de la rivière. À perte de vue, accolée à la rive, une large étendue herbeuse s’élevait lentement vers une forêt omniprésente que longeait la colline. Les deux chemins qui montaient de chaque côté du village en direction de celle-ci semblaient particulièrement les intéresser. Sans doute, les assaillants désiraient-ils rattraper les fuyards avant qu’ils n’alertent les localités voisines.

Deux bandes se formèrent en direction des hauteurs. Le village n’était pas aussi riche que prévu : quatre d’entre eux suivaient à pied.

.oOo.

De garde, le temps passait lentement pour l’aîné, qui ne parvenait pas à calmer sa faim. Sur sa gauche, un mouvement attira son attention. La silhouette et les longs cheveux blonds emportés par le vent suggéraient une femme. Au niveau de la trouée, elle ralentit pour observer la route menant à la colline. Rassurée, elle orienta son visage vers le village.

— Zieute un peu ce qu’on a là, frangin.

Un léger coup sur la jambe eut tôt fait de réveiller le cadet.

— Une femme ?

Il écarquilla les yeux.

— On dirait. Une noble, vu ses habits.

Étienne espérait qu’elle se rapproche. Elle avait un port très droit, comme si elle montait à cheval depuis toujours.

— Comprend-elle ce qui se passe ? se demanda Julien. À sa place, je prendrais mes jambes à mon cou.

Elle avançait lentement, de biais, s’approchant d’eux et du village. Sa prudence et son regard rivé sur les flammes suggéraient sa conscience du danger.

— Elle a l’air jeune, murmura Julien.

— Et diantrement jolie.

— Un peu vieille pour moi mais ça ira.

— Tu veux la voler ?

— Trop dangereux aujourd’hui. On laisse passer.

— De toutes façons, elle est armée.

— Un attrape-nigaud. Ce genre de filles, tu t’approches d’elles, elles te donnent tout ce qu’elles ont, la peur au ventre, sans même demander.

La visiteuse fit un rapide tour d’horizon, sembla hésiter puis rebroussa chemin en direction de la forêt. À la lisière de celle-ci, elle descendit, emporta dague, arc, sacoches et carquois et s’enfonça sous la sylve.

— Qu’est-ce qu’elle peut bien manigancer ? s’étonna Julien.

Il n’attendait aucune réponse de son jeune frère. Parler représentait la seule façon de partager sa surprise.

— Si elle ne sort pas tout de suite, j’irai voir ce qu’elle fait.

Étienne commençait à prendre peur. Le danger que représentaient les pirates et l’énigme en cours ne l’encourageaient pas à s’apaiser. La dame ressortit bientôt, sans arme. Elle remonta à cheval et, sous les yeux stupéfaits des voleurs, ouvrit le haut de sa chemise, jeta un œil à sa poitrine, la découvrit plus encore et observa les habitations. D’un mouvement de jambes, sans toucher aux rênes, sa monture trotta jusqu’à l’entrée ouest, celle d’où provenait le mal. Elle rejoint la petite route qui y menait, mit les mains derrière le dos et accéléra.

— Ça alors ! s’exclama Julien.

— Elle est avec eux ?

L’aîné ne savait pas. Le manège autour de la forêt ne cadrait pas avec cette hypothèse.

Il prit le temps de réfléchir. Les contradictions s’enchaînaient. Bientôt :

— Elle a peut-être caché son butin tout à l’heure, pour éviter de partager avec les siens. Reste là. Je le trouve et on se sauve.

— Mais…

Debout sur ses deux jambes, prêt à bondir, Julien s’arrêta net et jura. Son frère suivit son regard. La jeune dame était là. Après avoir traversé la rue principale, elle déboulait vers eux depuis l’autre bout du village.

— Elle est folle ! s’exclama Julien, à genoux, à nouveau caché par les fourrés.

— Plus que ça, regarde !

Un cavalier la prenait en chasse, une épée à la main. Derrière lui, deux autres apparurent.

— Cette dingue va nous faire repérer !

— On s’en va ? proposa le plus jeune.

— Non. Ils nous verraient et nous rattraperaient.

Les garçons ne s’intéressaient plus qu’à leur sort, celui de la visiteuse ne concernait que ses poursuivants.

— Elle s’arrête au même endroit !

Étienne reconnut l’emplacement. Son trésor allait la perdre, jamais elle ne leur échapperait. Elle mit pied à terre et s’enfonça sous la sylve. Les trois compères, le sourire canaille, abandonnèrent leurs montures, ricanant et jurant. Des bribes parvinrent aux oreilles des jeunes gens : « On l’aura », « …se la faire », « …pas nous échapper » alors qu’ils pénétraient dans la forêt.

Les yeux du cadet suivaient les silhouettes imaginaires, repérables uniquement au son des branches cassées. Julien, lui, cherchait à comprendre, visualisant mentalement le parcours de la jeune femme. Elle avait emprunté la rue principale et en était ressortie les mains derrière le dos. Son décolleté avait dû en appâter plus d’un le long du trajet. Ne sachant d’où elle venait, ils l’avaient prise pour une villageoise échappée des mains de ses tortionnaires. Il voyait clair dans son jeu à présent, un appât de premier choix pour des pirates en manque de chair fraîche. Des complices devaient attendre pour la protéger, tapis dans l'ombre.

Soudain, un cri ! Une voix d’homme. Il avait vu juste. D’autres cris. Jurons et ordres fusaient. Un hurlement, un cri plaintif, des grognements, un râle. Et puis, plus rien. Le silence… Celui qui contraint à retenir sa respiration. Les garçons attendirent, les oreilles grandes ouvertes, ne sachant où regarder.

Et la voilà, elle apparut, droite et fière, comme si de rien n’était.

— Avec toutes ses armes, chuchota le cadet.

L’arc en bandoulière, une dague à la ceinture, elle considérait les alentours les mains autour des hanches.

— Elle les a tués toute seule ? s’étonna Étienne.

— Elle devait avoir des complices, je ne vois pas autrement.

— Depuis le temps qu’on est là, on les aurait vu arriver, non ?

La femme blonde leur faisait maintenant face, continuant son tour d’horizon tout en arrangeant ses cheveux. L’aîné fit soudain de grands yeux.

— Tu as entendu parler de l’hydre de Brézel ? commença-t-il.

À cette évocation, un frisson parcourut le dos d’Étienne.

— C’est une légende.

— Comment crois-tu que les légendes naissent ? Imagine : elle les attire et, une fois ferrés, ouvre sa chemise et se retourne. Ils contemplent sa nudité et hop ! transformés en statue de granit !

La tête du cadet se tourna instantanément vers la fille aux cheveux d’or. La vue était saisissante et il comprenait sans peine la facilité avec laquelle elle avait convaincu les soudards de la poursuivre. Alors, si de surcroit elle dégrafait les dernières attaches…

— Tu me charries, là…

— Pourquoi crois-tu qu'elle a dénudé le haut de sa poitrine si ce n'est pour les prendre au piège ? L’hydre de Brézel est un monstre capable de se transformer en femme superbe dans le but de tromper les sots. Elle les attire, étale ses charmes au grand jour et les pétrifie à jamais.

Le jeune homme déglutit, sceptique. Malgré tout, il ne parvenait pas à détourner son regard. L’aurait-elle captivé ? Soumis à sa volonté ? Si elle ouvrait sa chemise, à l’instant, en mourait-il ? Curieusement, il s’en moquait.

Était-il sot ?

Elle rejoignit son cheval. Elle ne les avait pas vus. Avec la plus grande difficulté, il contraint son attention à se fixer sur un morceau de roche. Libéré, il jura en lui-même, se promettant qu’on ne l’y reprendrait plus.

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