14 bis - Hauts quartiers

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Il la rattrapa rapidement, et la suvit à quelques coudées de distance. Elle marchait d'un bon pas et savait manifestement où elle allait. La discrétion était malaisée tant chaque pas dans ces rues boueuses faisait autant de raffut qu'une colonie de grenouilles se jetant joyeusement dans la mare.
La brume matinale s'estompait peu à peu, laissant apparaitre ici et là quelques taches de ciel bleu. Ils se trouvaient toujours dans les bas quartiers, en témoignaient les mendiants et les ordures jonchant les rues, les relents mêlés de misère et d'insalubrité. Quelques charrettes traçaient déjà leurs sillons au travers des immondices, la ville s'éveillait doucement. La luminosité augmentait peu à peu, lui permettant de prendre un peu de distance avec Cenelle.

Elle entra dans une boutique dont la vitrine était si sale et si envahie de toiles d'araignées poussiéreuses qu'il était impossible de deviner à quel commerce elle offrait un peu de lumière. Il se posta à distance, et observa les alentours. Personne n'eut de comportement qu'il jugea suspect. Il profita de l'attente pour observer les alentours. Rien dans ces ruelles sombres ne lui rappelait quoi que ce fut. Il avisa les façades lézardées, les volets de guingois ou manquants, les ordures accumulées près des portes d'où ruisselait un filet mousseux et noirâtre. Vivait-il derrière une de ces fenêtres aux vitres brisées ? Connaissait-il cette femme qui descendait la rue, courbée sous le poids de son fagot de bois ? Il la suivit des yeux, hypnotisé par le claquement régulier de sa cape rapiécée qui éclaboussait le sol boueux entre deux pas pressés. Il détailla ainsi d'autres passants qui ne lui étaient pas plus familiers que les poivrots de la taverne.

Lorsque Cenelle quitta enfin la boutique, il lui emboita le pas jusqu'à une place publique où le marché hebdomadaire se préparait. Les étales étaient presque installés et les premiers clients s'y attardaient, mais elle les contourna et s'engagea dans une ruelle d'où s'échappait l'odeur du pain tout juste sorti du four. Il en saliva tandis qu'il patientait quelques instants, adossé à un mur. Il revint sur la place, dont il fit nonchalamment le tour. Il ne vit personne suivre Cenelle ni même sembler la remarquer.
Pas de capes noires dans ces rues...

Il décida d'aller son chemin, estimant avoir accompli sa mission auprès de Cenelle, et déambula dans les rues. Un seul corbeau l'avait accompagné et se posait de loin en loin sur les toits. Même lorsqu'il ne le voyait pas, il sentait sa présence.

Il arppentait de nouveau la grand'place lorsqu'il leva les yeux sur le clocher. Il voulait absolument retrouver Cenelle près du tilleul avant qu'elle ne quitte la ville. Il lui restait tout de même un peu de temps avant que dix heures ne sonnent.
L'oiseau noir lâcha un croassement en s'envolant en direction du nord. ll le suivit dans une large rue qui conduisait aux hauts quartiers. Il déboucha sur une autre place, beaucoup plus vaste, où des pavés d'un gris terne remplaçaient la terre battue des quartiers plus pauvres. Des bannières aux couleurs du duché recouvraient un échafaud, en partie dissimulées par l'attroupement qui s'était formé autour. Il n'avait guère envie d'assister à une exécution et fut soulagé d'apercevoir un homme en livrée frapper énergiquement son instrument avant de héler la foule. Le crieur ponctuait chaque annonce d'un roulement de tambour, sans doute en vue d'accentuer l'effet dramatique des nouvelles peu réjouissantes qu'il apportait : La Porte du Diable était tombée ; les troupes avaient été décimées et les survivants s'étaient réfugiés de l'autre côté du fleuve.Toute la rive sud était à feu et à sang. Les hommes valides, âgés de quatorze ans ou plus, étaient priés de se présenter à la garnison la plus proche...

Un jeune garçon s'approcha de l'homme dont le tambour cessa de résonner, et lui tendit un tas de parchemins.

— Ah merci mon garçon. Comment t'appelles-tu ?

— Jolin, m'ssieur !

— Merci Jolin. Tu en as affiché à l'intérieur aussi ?

— Oui, m'ssieur, et au Trois Coqs aussi, m'ssieur !

— Bien, bien ! Voilà pour toi !

Il lança une piécette que le gamin attrapa au vol avant de filer et de disparaître dans la foule. Il venait de placarder les boutiques alentours d'un message agrémenté d'un portrait et d'un sceau de cire rouge. Il s'avança vers le plus proche et son sang se figea dans ses veines. Cette tignasse sombre et cette mâchoire carrée ne lui rappelèrent que trop un certain reflet aperçu dans une flaque d'eau boueuse. Un émissaire de la Main Blanche était porté disparu lors de la bataille du champ noyé, la Main offrait une rançon à qui lui porterait secours et le ramènerait sain et sauf. Il relut plusieurs fois le nom inscrit en grosses lettres à l'encre noir. Quelque part sur les toits, le corbeau lui lança un rire moqueur et s'envola en direction du sud.

Il a raison ! Je ne dois pas traîner là.

Il s'enfonça dans une ruelle un peu plus calme afin de réfléchir. Un émissaire de la Main Blanche. Devrait-il se réjouir ? Foncer les retrouver ? Ils s'inquiétaient pour lui. Quel travail lui confiaient-ils donc ? Pour la première fois depuis qu'il s'était réveillé sans passé, une curiosité dévorante avait supplanté l'angoisse de ne pas savoir.

Je pourrais me présenter au temple... Seulement pour voir...

Il n'espérait pas retrouver tous ses souvenirs, mais seulement comprendre quelles missions il effectuait pour l'ordre religieux. Les prêtres étaient-ils si abjectes que Cenelle le prétendait ?
Elle avait vu juste : il travaillait pour eux. Il songea à son visage horrifié, sa détresse lorsqu'elle l'avait cru envoyé par eux... Pouvait-il encore espérer la revoir à présent ? Que dirait-elle si elle voyait les avis de recherche ? Il devait en apprendre d'avantage sur ce culte qu'il servait sans le savoir. Si seulement tout pouvait lui revenir en mémoire ! En se promenant dans la cité sans succès, il avait peu à peu accepté l'idée qu'il s'était trompé et que rien ici ne lui permettrait de retrouver son passé. Cet avis de recherche changeait la donne. Ils pouraient l'aider. L'occasion était inespérée ! Mais s'il se présentait au temple, pourrait-il repartir à temps pour la rejoindre une fois qu'ils auraient remis la main sur lui ?
Dix heures approchaient.

Le tilleul ou le temple ?

Cenelle ou la Main Blanche ?

Il remonta le col de son manteau, inspira profondément, et sortit de la ruelle.

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