34 - Décisions

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La clairière au chêne, comme l'appelaient les hybrides, était le point de ralliement des néfaune et néflore guidés là par Tamia et d'autres congénères envoyés à leur recherche à travers tout le royaume. Ce havre de verdure n'était accessible que par un sentier escarpé très peu fréquenté en raison de sa réputation meurtrière. D'imprévisibles éboulements surprenaient parfois bergers, chasseurs ou voyageurs qui se risquaient à l'emprunter. Cenelle douta que ces accidents fussent dus aux caprices de la montagne mais ne posa pas de questions. Quoi qu'il en fut, il en résultait une relative tranquillité pour les hybrides réfugiés dans cette région oubliée du monde. Un sentier partait de la clairière et conduisait à quelques cabanes adossées à une paroi rocheuse au bord d'un ruisseau. Une quinzaine d'hommes et de femmes vivaient là en permanence, d'autres venaient s'y ressourcer ponctuellement, chercher conseils, réconfort ou rendre visite à leurs amis installés là.

Quercus avait affirmé qu'à une certaine époque, il n'était pas un village qui ne disposa de son propre druide ou de sa guérisseuse. Pourquoi les hybrides avaient-ils ainsi dépeuplé le royaume ? Les fées elles-mêmes semblaient le déplorer, pour le peu que Quercus pouvait comprendre d'elles.

La faute semblait en incomber aux hybrides eux-mêmes. Ou à la fatalité comme le suggéraient certains au refuge : la population d'hybride aurait peu à peu décliné au point que la transmission orale se perdit, entraînant la chute encore plus rapide du nombre de néflore et néfaune, et l'apparition des démons.

Depuis son arrivée parmi les siens, Cenelle tentait d'assimiler toutes ces révélations. Elle avait certes obtenu des réponses, mais seulement pour faire voler en éclat les quelques certitudes auxquelles elle se raccrochait. Elle avait toujours cru que Coryla avait déterré le corps du bûcheron parce qu'elle savait qu'un démon rôdait vers le village et qu'elle voulait qu'il s'en nourrisse au lieu de s'attaquer aux vivants. Ce que lui avait révélé Quercus la laissait penser que c'était Coryla elle-même qui avait invoqué le démon. Involontairement ? Et lorsqu'elle s'en est aperçue, elle a voulu le détourner du village avec le cadavre ? Pourquoi alors s'en était-il pris à sa famille ? Coryla l'avait-elle envoyé parce que Cenelle avait refusé de l'écouter ? Tout ce qu'elle savait à présent, c'était pourquoi le démon l'avait épargnée. Simplement parce qu'elle était néflore. Coryla l'ignorait-elle donc ?

Plus déconcertant encore que la probable culpabilité de Coryla, le rôle de la Main Blanche la laissait perplexe. Les prêtres avaient-ils raison ? Voulaient-ils protéger les villageois en emmenant Coryla ? Cenelle avait toujours cru qu'ils l'avaient injustement accusée. Comprenaient-ils mieux que les hybrides eux-mêmes la présence des démons ?

Trop de questions assaillaient son esprit. Il fallait qu'elle sache. Elle alla sous le chêne rejoindre Quercus, occupé à préparer Tamia et un Falco, un autre néfaune, à une prochaine expédition. Le néflore la vit approcher d'un pas si déterminé qu'il s'interrompit et tous trois se tournèrent vers elle. Elle déclara sans préambule :

— Je sais où nous pourrions obtenir des réponses.

Quercus lui fit signe de s'asseoir auprès d'eux et attendit qu'elle s'explique.

— Lorsque Coryla m'enseignait l'art des simples, je lui ai parfois demandé s'il existait des livres sur les plantes. Elle me répondait toujours, en se tapant la tempe avec l'index : "tout ce que je dois savoir est là. Il n'y a que les prêtres de la Main pour tout consigner dans leurs annales." Un jeune garçon de mon village avait aussi souligné qu'à Bonfleur, il gagnait quelques pièces en traduisant des textes en Safkine pour la Main. Et puis, Lynx, qui m'a appris à chasser, s'est fait arrêter par les prêtres une fois. Ils l'ont relâché à condition qu'il leur explique ses techniques de chasse. La Main est apparue pour détruire les démons, n'est-ce pas ? Je suis prête à parier que les prêtres gardent quelque part tout un recueil sur les démons.

Quercus médita ces informations un instant puis répondit calmement :

— En effet, mais je doute qu'ils nous laissent consulter leurs archives.

Tamia battit des mains, ses yeux décolorés fusant de l'un à l'autre.

— On pourrait s'infiltrer là-bas ! Je veux dire, Flic ! Enfin, il pourrait s'y introduire, pas dévaliser leur bibliothèque. Oh, avec un peu d'entraînement, il pourrait s'emparer d'un parchemin mais là on parle d'énormes livres reliés de cuir, pas vrai ? Mais subtiliser une clé, signaler une présence, il saurait faire ! Pas vrai, Flic ? Il faudrait faire diversion, les attirer loin de leur bibliothèque, ou s'y introduire de nuit ! Les capes noires ont pas déjà fait ça une fois ? Oh, il faudrait leur demander de l'aide !

L'enthousiasme de Tamia prit Cenelle de court.

— Les capes noires ! Vous savez qui ils sont ?

Quercus répondit d'un air sombre.

— Ce sont des hybrides aveuglés par leur ressentiment. Ils pensent que les démons sont là pour punir les hommes d'avoir oublié les dons des fées et se réjouissent de leurs massacres ! J'exècre leurs méthodes, et je ne crois pas qu'il soit très recommandable de nous acoquiner avec eux.

— Mais nous poursuivons un but commun, même si nos stratégies divergent ! J'ai déjà discuté avec certains d'entre eux lors de mes missions de recherche d'autres hybrides, ce ne sont pas tous de mauvais bougres !

Cenelle se frotta le cou tandis qu'un frisson lui parcourut l'échine au souvenir de l'attaque dont elle et Corvéus avaient été victimes.

— Ils se sont jetés sur mon compagnon de route et moi pour nous étrangler !

— Ah ça, ils détestent les chasseurs de démons presque autant que les prêtres de la Main Blanche ! Mais il ne s'agit pas d'adhérer à leurs méthodes, et on ne leur demande pas d'aller étrangler les prêtres ! Juste de faire une petite diversion le temps qu'on visite leur bibliothèque ! Je suis sûre qu'ils seraient très intéressés par des informations sur les démons !

Quercus leva une main en signe d'apaisement face à l'emportement de Tamia.

— Même en admettant que ça soit une bonne idée, et une piste valable, leur plus grand temple est situé au cœur de Dorentice, la capitale du royaume. C'est là qu'ils doivent garder leurs archives. Nous n'aurons pas seulement affaire aux prêtres, mais aussi à la milice de la ville, et probablement la garde royale !

L'optimisme de Tamia fut douché et elle ne trouva rien à répondre. Falco, le jeune homme censé l'accompagner lors de sa prochaine expédition, prit soudain la parole.

— Je ne pense pas qu'il soit nécessaire d'aller jusqu'à la capitale. Leur grande prêtresse est arrivée à Six-Sources il y a quelques mois. Peut-être a-t-elle apporté des renseignements avec elle. Quercus, tu as dit que le duché de Morensac était envahi de démons, non ? Ce n'est peut-être pas un hasard si elle est venue jusque dans ce coin paumé du royaume ?

— La guerre... lâcha Cenelle dont les yeux s'éclairèrent. Tout se tient ! Le nombre de démons a explosé avec l'arrivée de la guerre. Je sais que cette prêtresse a envoyé un de ses hommes sur le champ de bataille. Sa venue en personne dans le petit duché de Morensac n'est pas un hasard. Quercus, si j'ai bien compris ce que vous m'avez dit sur les conditions d'apparition du don chez les nouveaux-nés, il doit y en avoir très peu à Dorentice, où la tradition des prénoms issus de la faune et de la flore s'est perdue. Ils naissent surtout dans les campagnes, dans les campagnes reculées, loin des grandes villes. Dans le duché il y a à la fois les hybrides et la guerre. C'est pour cette raison qu'elle est venue. Elle sait des choses sur les démons que nous ignorons, j'en suis certaine ! Et si elle est venue ici dans ce but, elle a certainement l'intention de compléter ses archives à ce sujet... C'est au temple de Six-Sources que nous devons nous rendre !

Tamia trépignait. Falco scrutait le vieux néflore avec appréhension. Quercus ferma les yeux et s'enferma dans un silence que les trois hybrides n'osèrent briser. Tous partageaient en secret ce même rêve, cette même envie de comprendre leur origine et celle de leur malédiction. Leur lien avec ces monstrueuses créatures qu'étaient les démons. Et peut-être, peut-être le moyen de les erradiquer une fois pour toute ?

A leur grand soulagement, Quercus finit par ouvrir les yeux, les dévisager tour à tour, et déclarer de sa voix pareille à un craquement d'écorce :

— Nous irons. Tamia, réunis tout le monde, et discutons-en tous ensemble ce soir. Contacte aussi les capes noires auxquelles tu fais confiance. Je crois en effet que nous aurons besoin de leur aide.

Tamia et Falco disparurent aussitôt, mais Quercus retint Cenelle qui leur emboitait le pas.

— J'aimerais éclaircir un dernier point avec toi, Cenelle. Quand Tamia t'a trouvée, tu étais en train de laisser mourir ta part humaine, mais ton arbre-sœur ne pouvait pas t'assimiler complètement. Si j'ai compris les dryades, elles disent avoir senti... un autre lien en toi ?

Cenelle eut l'impression qu'une dague lui transperçait le cœur. Elle avait appris avec les années à enfouir ce qui lui était douloureux. Les paroles de Quercus étaient comme autant de pioches prêtes à déterrer ce qu'elle souhaitait désespérément oublier. Elle se réfugia dans un profond mutisme.

— Mon enfant, connais-tu d'autres hybrides à part ceux que tu as rencontrés ici ?

Il ne la laisserait pas en paix.

— Un néfaune du corbeau. Mais je ne suis liée à lui d'aucune façon.

Quercus resta silencieux un instant.

— Quel dommage qu'il ne nous ait pas rejoints. Son histoire aurait pu nous être précieuse.

— Il ne nous aurait pas aidés, il est avec eux.

— Que veux-tu dire ?

Elle rougit et baissa la tête.

— Je me suis laissée abuser par lui. Je pense qu'il a été envoyé pour glaner des informations sur les chasseurs de démon, et j'ai été assez bête pour lui révéler mon don.

— Un néfaune avec la Main ? Intéressant... Savent-ils qu'il est hybride ?

— Je ne sais pas. Il a prétendu être amnésique, il ne m'a rien dit d'autre.

A part des mensonges.

Quercus eut a délicatesse de ne plus poser de questions. Perdue dans ses pensées, elle ne vit même pas qu'il était parti.

Était-elle prête à le revoir ? Depuis ces quelques jours passés dans la retraite des hybrides, elle n'avait guère connu de repos. A tout moment des serres, des coups de becs lui déchiraient la poitrine. Il surgissait dans son esprit sans prévenir. Sa main d'une cruelle douceur, ses yeux si profonds. Plus elle essayait de l'oublier, plus son souvenir la frappait avec violence. Elle avait menti à Quercus : elle était encore liée à Corvéus, qu'elle le veuille ou non. En ce moment-même, à la limite de sa conscience, de son lien avec l'aubépine, elle sentait sa présence. Presque physiquement. Une partie d'elle caressait l'espoir fou qu'il ne l'ait pas trahie, qu'il y ait une autre explication.

L'évidence la heurta avec violence. Elle n'était pas faite pour aimer. Son premier amour était mort par sa faute. Le second s'était joué d'elle. C'était peut-être elle, le démon.

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