30 - Mémoire

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Appuyé sur la commode, Corvéus contemplait son reflet rasé de près. Disciplinés par les huiles parfumées, ses cheveux noirs luisaient du même éclat que ses yeux humides. Maxine lui prit la serviette des mains et tapota son menton où n'apparaissait pas l'ombre d'une écorchure.

— J'avais oublié à quel point tu étais douée...

Il se frotta les joues, à présent lisses et creuses. Elle lui attrapa le visage pour le forcer à la regarder.

— Tu sembles avoir oublié nombre de mes talents

Non, je sais tout le bien que tu peux me faire, seulement...

Depuis le jour où sa mémoire avait ressurgi avec la force d'un cheval au galop, les souvenirs ne cessaient d'affluer. Chaque promenade dans le cloitre, chaque entrevue avec les prêtres était comme une nouvelle fenêtre éclairant les dernières zones d'ombre de son passé.
Maxine n'ouvrait pas de fenêtres, elle abattait les murs, le pressait sans cesse. Elle espérait retrouver celui qui avait quitté son lit le matin où il était parti en mission, deux mois plus tôt. Pour elle, rien n'avait changé.

Corvéus ne savait plus qui il était. Deux hommes s'affrontaient en lui. Une dualité qui confinait à la folie. Maxine ne voyait en lui que le favori de la grande prêtresse, le missionnaire touché par un don de la Main, qu'elle éprouvait un certain prestige à mettre dans son lit. Le beau ténébreux à qui les prêtresses esseulées coulaient des yeux doux, mais qu'elle seule, croyait-elle, avait su séduire.
Cet homme-ci avait envie de céder à ses avances, au doux réconfort de l'acquis, de l'habitude. Au fait de ne plus avoir à se justifier d'être distant. Au simple désir animal de se soulager, aussi, dut-il admettre.
Quant à l'homme qui s'était réveillé sur le champ de bataille, celui-là ne cherchait qu'à la repousser. Tout ce qui l'attirait chez elle auparavant lui faisait horreur. Son sourire qui sonnait faux, sa sollicitude intéressée, son empressement à réclamer ce qu'elle considérait comme un dû. Même son parfum capiteux le révulsait.
Cette part de lui prenait l'ascendant, indiscutablement.
Que pouvait-il lui dire ? Qu'il ne l'aimait pas ? Elle le savait déjà, il n'avait jamais été question de ça entre eux. Qu'il pensait à Cenelle continuellement et qu'il aurait donné n'importe quoi pour qu'elle fut dans cette pièce à sa place ?

Il se tut et lui offrit un sourire tendu avant de se détourner pour attraper sa chemise posée sur le dossier d'une chaise.

— Je vais finir de me préparer, je ne voudrais pas faire attendre la grande prêtresse.

La main qu'elle avait tendue vers lui resta un instant suspendue en l'air avant de se crisper en un poing qu'elle serra dans son autre main.

— Bien sûr, je te laisse. Ton entrevue en tête-à-tête avec elle s'est bien déroulée, je crois. Je me demande seulement ce qu'elle pensera des informations de Coronille au sujet de la jeune femme qui t'a généreusement reconduit jusqu'à nous. On se retrouve dans la salle du conseil.

Le fiel de sa voix le fit frissonner. Elle quitta la chambre sans un regard en arrière.

Corvéus s'assit sur le bord de son lit et passa les doigts dans ses cheveux, réduisant à néant l'effet des huiles capillaires.

C'était la première fois que quiconque mentionnait Cenelle depuis son retour six jours plus tôt. Personne n'avait cru à leur rencontre fortuite ni au fait qu'elle lui avait servi de guide. Il en était conscient, mais avait espéré qu'après son retour docile, les prêtresses ne chercheraient pas à en savoir d'avantage. C'était compter sans Coronille et ses maudites corneilles. Toujours à ricaner, à l'épier, à chercher querelle à ses corbeaux. Ce qu'elles identifiaient, elles, ce n'était pas le mensonge, c'était... Il n'en savait rien au juste, mais tout comme lui traquait les sorciers, Coronille traquait les chasseurs. La prêtresse avait su, dès l'instant où ses corneilles s'étaient posées près d'elle, que Cenelle était une chasseuse de démon.

C'était cela qui la mettait en danger. Et à bien y songer, la vision des chasseurs dépeinte par la Main ne collait pas avec ce qu'il avait vécu ces dernières semaines auprès de Cenelle. Il éclaircirait cela avec la grande prêtresse. 
Il voyait les choses avec une toute autre perspective à présent. Peut-être les prêtresses de la Main Blanche se fourvoyaient-elles. Cenelle également. Elle se croyait menacée par la Main à cause de son don. Elle se trompait : les prêtres pourchassaient sans relâche les invocateurs de démons, pas les personnes pourvues d'un don offert par la Main elle-même !
Corvéus enrageait de ne pas avoir pu lui expliquer tout ça plus tôt. Il fallait qu'il la retrouve, qu'il le lui dise ! Elle pourrait rejoindre la Main, et traquer les sorciers à ses côtés. Oui ! Ce n'était qu'un malentendu, un simple malentendu !

Son cœur qui s'était emballé manqua un battement lorsqu'il revint à la réalité.

Encore faudrait-il qu'elle accepte de m'écouter.

Il se couvrit le visage comme si ses mains pouvaient effacer le remord qui le rongeait.
Il se concentra.
Là.

Cenelle... Pourras-tu me pardonner ? Un autre choc pourrait-il me fracasser le crâne, jamais je n'oublierai la détresse que j'ai lue dans ton regard avant que tu ne t'enfuies... Je sais quel mal je t'ai fait, pardonne-moi.

Dès qu'il se retrouvait enfin seul, dans sa chambre ou en méditation dans les jardins, Corvéus s'adressait souvent à Cenelle. Il tendait son esprit vers son lien avec les corbeaux. C'était là qu'il espérait la trouver.
Pendant son amnésie, il avait associé le vide qu'il ressentait régulièrement au creux du ventre à l'angoisse et à la perte de ses souvenirs. À tord : lorsque les corbeaux se déconnectaient de lui, du crépuscule jusqu'à l'aube, c'était cela cette absence, cette sensation de solitude qui l'étreignait. Comme s'ils emportaient avec eux une part de lui. Il avait appris à vivre avec.
Depuis son retour au temple, le vide ne se comblait jamais complètement lorsque les corbeaux revenaient. Cenelle aussi s'était emparée d'une partie de lui, se disait-il. Il percevait presque physiquement ce lien particulier qui s'était renforcé chaque fois qu'ils s'étaient regardés, touchés. Ce lien n'était pas rompu, mais le tourmentait au lieu de le nourrir. Elle n'était plus là. Elle lui manquait. Il l'avait blessée.
Dans ces moments où la solitude et la culpabilité le rongeaient, il se raccrochait à ce flux ténu qui le tirait à l'extérieur de lui comme un crochet le prenant aux tripes pour l'entraîner jusqu'à elle. Alors il pouvait presque sentir son parfum de fleur, l'entendre rire. C'était à la fois douloureux et apaisant. Ressentait-elle cette connexion, elle aussi ? Lui manquait-il ? Le détestait-elle ?

Les corbeaux n'avaient aucune réponse à lui fournir.

Le mensonge est inexcusable, venant de moi plus que de quiconque. Me pardonneras-tu ?

— Il le faut ! lâcha-t-il tout haut en se relevant avec conviction.

La Main et les chasseurs de démons n'ont aucune raison de se haïr. Nous pouvons travailler ensemble. Je partirai à sa recherche, et la grande prêtresse la nommera traqueuse. Elle m'écoutera. Elles m'écouteront.

Fort de cette conviction, il acheva de se vêtir, et partit à grandes enjambées rejoindre les prêtresses dans la salle du conseil.

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